Périphérie — 2 (V2)

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 Ses parents appelaient cet endroit l’Atopon. Ça faisait longtemps qu’elle ne l’avait plus appelé de cette façon. Ici c’était le monde — sinon son monde — à part entière.

 Mais sur cette route, à peine délimitée par quelques traits flous, elle comprenait mieux en quoi cet endroit ressemblait à un « non-lieu ». Un vrai monde devait être complexe et sans limites. Elle l’avait bien perçu à travers les livres et les films. Mais était-ce vrai ? Dans les fictions ce genre d’espace existait aussi. Au cinéma, il y avait l’arrière du décor. Hors scène, on était dans les coulisses. Dans un livre, il y avait ce qui était décrit, l’histoire, les personnages, les objets. La plupart des choses évoquées devaient servir à l’intrigue. Rarement, on évoquait l’inutile. Les trous dans le récit. Comme ces toilettes où les personnages n’allaient jamais. Au fond, existaient-elles, même dans l’histoire ? Ou n’étaient-elles qu’ébauche, objets flous, figurant à l’arrière-plan du récit, car supposées existantes par le lecteur ?

 C’était comme si cette route et cette plaine avaient le même genre de nature. Elles n’existaient que parce qu’il fallait bien qu’il y ait un fond. Un vague décor à l’arrière-plan qui soulignait la silhouette de la ville. Un présupposé qu’on n’interrogeait jamais, extérieur à l’histoire.

 Cette route — à défaut d’autre chose, il fallait bien l’appeler comme ça ; ces lignes, plutôt — parcouraient inlassablement l’espace. Elles ne menaient nulle part. Dans le rétro, la ville ressemblait maintenant à de petits blocs posés sur une grande table. Depuis une bonne heure, l’image restait fixe. Comme faisant du sur-place alors qu’elle s’éloignait à toute vitesse. Tant mieux si c’était vrai. Le chemin serait plus court au retour qu’à l’allée. Elle commençait à se résigner. L’horizon demeurait toujours plus lisse, toujours plus plat, alors que le désespoir et le désintérêt gagnaient du terrain. Pourquoi s’emmerdait-elle à ce point ? Qu’attendait-elle ? Elle avait tout misé sur ce qu’un film chiant lui avait inspiré, n’importe quoi !

 Les kilomètres s’enchainaient toujours plus en dehors du monde, en dehors de l’histoire de sa vie. Il n’y avait rien à trouver. Les humains avaient toujours espéré atteindre l’espace, alors que ce n’était qu’un lieu vide et infini. Ses parents lui en avaient pourtant toujours parlé avec des étoiles plein les yeux. « Il faut quarante ans pour sortir du système solaire », lui avait dit son père. En réalité, quarante ans dans le vide, seul, ce n’était que de l’angoisse, mieux valait mourir que le subir. Pas sans pouvoir rêver, en tout cas…

 Les heures de route ramenaient des souvenirs amers pour combler le néant qui l’entourait. Elle retrouvait sa mère, son sourire triste ; leur dernière étreinte et ce moment où son regard avait basculé dans la mort, où son âme l’avait quittée, faisant de son corps un pantin désarticulé. Elle retrouvait la rage de son père, qui les avait traitées, elle et sa sœur, comme directes responsables. Puis l’alcoolisme du vieil homme. Son obsession de sortir…

 La haine, ensuite. Celle qui avait transformé sa sœur un fêtarde abrutie et fait d’elle une baiseuse acharnée, quand elle ne se retrouvait pas à balancer des pavés et des briques dans les vitres des magasins. Toutes ces images tourbillonnaient dans sa tête et convoquaient des rémanences, qui s’asseyaient dans l’habitacle à ses côtés.

 Elle ne voulait pas leur parler, ce serait leur accorder bien trop de crédit.

 Après trois nouvelles heures de route et avec la nuit tombante, elle était à présent certaine que l’Atopon n’avait plus rien à offrir.

— Putain de merde ! lança-t-elle dans l’air.

 Elle se sentait bête, ridicule et obstinée. Les fantômes dans la voiture se foutaient d’elle, ils la trouvaient bornée. Chercher ici, c’était comme fouiller l’air pour y trouver l’oxygène, c’était stupide !

 Les larmes aux yeux, elle amorça un demi-tour. La platitude du sol rendit la manœuvre facile et déjà elle remontait en sens inverse. Elle apercevait à nouveau les reliefs de la ville à l’horizon. Elle se demandait ce qu’elle ferait demain. Oui, quoi ? S’offrir du bon temps, encore ?

 Soudain, un trait fugace, à peine visible, passa dans son champ de vision. Était-ce à force de scruter le rétro qu’elle avait réussi à le saisir ? Était-ce la lumière déclinante qui en avait favorisé la vision ? Ou était-ce comme ce film à l’affiche, une fausse-coïncidence, impossible à rater ? Qu’importe, l’horizon n’était pas vide. C’est tout ce qui comptait. Elle voulut sourire à ses fantômes, mais ils étaient déjà tous partis.

 Le point lumineux se trouvait en dehors des lignes qui délimitaient vaguement la route. Elle refit demi-tour et en sortit pour suivre la direction de la lumière ténue. Sans surprise, sortir des lignes ne provoqua aucun à-coup. Les amortisseurs ne servaient à rien ici. Le sol longeant la route était tout aussi plat que le reste.



 Elle avait déjà vu des choses dingues dans ce monde. Combien de fois n’avait-elle pas croisé des gens portant le même visage à différents niveaux d’une même rue. Parfois en groupes entiers, tous affichant la même expression. Ces anomalies n’étaient jamais dangereuses, mais elle préférait changer de rue que de rester tout près. Il y avait aussi les voitures qui roulaient en marche arrière, comme si de rien n’était. Ou celles qui avançaient sans conducteur. Il y avait des gens qui marchaient et parlaient en décalage avec le reste du monde. Ceux-là faisaient particulièrement peur. Ceux qui n’avaient pas une forme délimitée aussi, les flous, qui ressemblaient à un amas vaguement humain.

 Un jour, elle avait croisé un homme marchant tête en bas et pieds au plafond dans une galerie commerciale. Arrivé au bout, sans doute pour éviter de tomber au ciel, il s’était décroché pour continuer au sol.

 Elle avait l’habitude de voir des trucs étranges dans l’Atopon. Mais alors là…

 Trouver un hôtel de luxe, style haute-bourgeoisie, en plein milieu d’un no man’s land sans relief, était la plus folle. L’endroit était incroyable. Il lui rappelait ces vieux films français ou italiens, censés se passer au début du vingtième siècle et dans lesquels les bourgeois venaient déguster les meilleurs vins avant de s’adonner au tourisme mondain.

 Le bâtiment venait s’imposer, grandiose, dans ce néant marron fade, censé simuler une terre légèrement sèche aux yeux d’un observateur éloigné.

 Elle regrettait d’avoir si souvent rêvassé lors des cours d’histoire, elle n’avait absolument aucune idée sur l’origine et le style de cette merveille, sinon quelques références cinématographiques acquises sur le tard. Cet hôtel, sobrement appelé « L’autre lieu », devait probablement se situer dans une grande ville. Ses flancs laissaient apparaître de la brique brute en lieu et place de la suite d’immeubles en enfilade qui devaient à l’origine l’encadrer. Le tout était incongru, anachronique et un peu effrayant. Pourtant ces lumières intimistes de fin de journée, l’ambiance de fête qui s’en dégageait, ces portes et ces fenêtres s’ouvrant sur des décors aux dorures déjà visibles de l’extérieur semblaient l’appeler avec insistance, comme si elle était la dernière invitée manquant à l’appel.

 Elle claqua la porte du cabriolet et jeta ses clés au portier posté à l’entrée. Elle s’étonna de son propre geste. Peut-être avait-elle regardé trop de films. Le groom s’empressa d’aller garer la voiture quelque-part, mais elle était bien trop excitée pour s’en soucier. Ça faisait tant d’années qu’elle attendait ça ! Trouver la faille, trouver le lieu particulier où se terrait la rémanence de son père. Son père et ses réponses.

 On lui ouvrit grand les portes. La splendeur des lieux la heurta. C’était une chose de voir ces décors, souvent reconstitués, dans les films, mais c’était tout autre chose que de s’y retrouver. Pouvoir toucher les dorures, les marbres omniprésents, apprécier les statues et les vases nacrés, sentir l’odeur du café et entendre plus loin les cuisines qui turbinaient. L’ensemble avait beau être lourd, surchargé même, ça ne manquait pas de charme.

 Un jeune homme très poli, en livrée, l’installa à une petite table dans le restaurant jouxtant l’accueil. Il était complètement vide. Tout le personnel, pour elle seule.

 Un serveur au costume taillé à l’équerre s’adressa à elle avec déférence.

— Madame désire-t-elle boire quelque chose ?

— Qu’avez-vous à proposer ? répondit-elle, enchantée du service, de l’ambiance.

— Que le meilleur, madame. Tout ce que vous pourriez demander vous plaira nécessairement.

— Un rouge alors, et votre meilleure cuvée !

— Bien madame, traîna-t-il en se glissant en arrière comme aspiré par le reste de la salle.

 Il y avait un fond de musique venu d’un autre temps. Charleston ? Jazz ? Elle n’y connaissait rien, de toute façon.

 Où pouvait se cacher le vieux ? Il ne venait probablement pas ici pour prendre du bon temps. Il devait faire des recherches, comme la plupart des gens qui arpentaient l’Atopon. C’était son travail, comme il disait, ce pour quoi ils étaient tous ici. Il y avait deux possibilités : soit son père venait ici et cela faisait même partie de ses secrets ; soit elle était tombée sur le résidu d’un autre Atopon, oublié dans ce recoin inexploité du monde. Auquel cas elle perdait son temps.

 Le serveur réapparut avec une bouteille à l’étiquette jaunie, remplie de poussière, genre : vin resté au fin fond d’une cave, pendant fort longtemps. Il la servit, l’air pincé. Elle le goûta du bout des lèvres, puis, comme dans les films, elle fit ce mouvement de la tête qui signifiait servez m’en plus ! mon brave.

— Je vous en prie, marmonna-t-il, en s’inclinant. Désirez-vous autre chose, madame ?

— Oui ! J’aurais quelques questions. Si vous permettez ? demanda-t-elle en singeant l’attitude guindée du serveur.

— Je suis votre obligé, madame, dit-il en s’inclinant à nouveau.

— Bien ! Déjà, où sommes-nous ? Que fait donc ce lieu hors de l’agglomération ?

— Cet hôtel porte l’humble nom de « L’autre lieu ». Si madame souhaite savoir la raison pour laquelle il se trouve hors de — comment dites-vous ? — l’agglomération, je ne pourrai malheureusement pas répondre. À ma connaissance, madame, c’est une question de cartographie.

— Cartographie, dites-vous ? répondit-elle en reprenant spontanément ses inflexions. Que voulez-vous dire ?

— Je ne sais trop, madame. Je ne suis qu’un simple serveur. Si je ne m’abuse, les lieux sur ce plan correspondent en fait à des lieux situés sur d’autres plans. Mais je doute que ça ne vous aide vraiment, madame, si ?

 Effectivement, ça n’aidait pas.

— Des plans, que voulez-vous dire ?

— Oh, les mots me manquent, madame, pardonnez-moi, je ne saurais expliquer. Mais peut-être que quelqu’un d’autre…

 Il se tourna vers la salle vide et soupira

— Oh, je suis confus.

— Il n’y a personne ici, souligna-t-elle. Est-ce normal ?

— Ah, il fut un temps il y avait bien plus de monde, c’est vrai ! Nous ne comptons pour l’instant qu’un seul client, de noble extraction — et vous, bien sûr, tout juste arrivée — mais c’est tout, madame.

— Et où est donc ce "client de noble extraction" ? J’aimerais lui parler.

 Le serveur laissa apparaître sa gêne.

— C’est-à-dire, madame, que je ne peux pas vous donner ce genre d’informations, vous comprendrez aisément que…

— Oui je comprends, trancha-t-elle avec un sourire, mais avant de passer au repas, seriez-vous d’accord de me faire le tour du propriétaire ? Vous n’êtes pas trop sollicité à ce que je vois.

— Assurément, madame ! Suivez-moi.

 Ils traversèrent la salle de réception, abandonnant le millésime sur la table.

— L’autre lieu existe depuis des temps immémoriaux, madame. Il a vu les plus grands de ce monde, expliqua-t-il, non sans fierté.

 Les colonnades encadraient des scènes champêtres, évoquant la vie simple. D’imposantes fleurs roses garnissaient de grands vases en marbre. Le carrelage, malgré son lustre, laissait apparaître la patine que des milliers de pas avaient laissés sur son marbre.

— Les grands de ce monde ?

— Les noms ne me reviennent malheureusement pas. Ma mémoire me joue des tours, madame, parfois je me trompe entre les époques, c’est malheureux.

Le comptoir de l’accueil, sur lequel une petite sonnette dorée était posée, venait faire barrière à une série d’étagères contenant les clés des chambres. Au fond de la salle, il y avait un très vieil ascenseur encadré par deux escaliers arrondis qui se rassemblaient en un balcon, offrant une vue d’ensemble sur le hall. Ils passèrent les portes situées à l’arrière.

— Je peux vous montrer les couloirs, madame — vous apprécierez au passage notre papier peint aux motifs moirés, qui nous a toujours valu les meilleurs compliments — mais je ne puis en aucun cas vous montrer les chambres. Le seul moyen d’y accéder serait d’en louer une.

— Bien sûr, mon brave, lâcha-t-elle, reprenant son snobisme. J’ai crédit illimité.

— Chez vous peut-être, madame, répondit-il non sans ajouter une très légère nuance de mépris dans sa voix. Mais ici vous n’avez aucun crédit. Seuls les voyageurs peuvent se permettre une location.

— Les voyageurs, vous dites ? Qu’est-ce donc ? dit-elle, continuant avec le ton mondain.

— Ah, madame, c’est très simple, ce sont ceux qui, régulièrement, quittent ce monde.

— Mais c’est parfait, mon cher monsieur, c’est justement ce que je comptais faire !

— Bien madame, dit-il, surprit, puis, après une courte hésitation, poursuivit. Je vous en prie, suivez-moi !

 Ils retournèrent à l’accueil. Ensuite le serveur l’emmena dans un espace auquel on accédait en passant derrière les deux grands escaliers. Elle avait d’abord imaginé que ce devait être une seconde salle de réception ou encore une salle de congrès. Mais à la place il n’y avait qu’un petit couloir, pourvu de quatre portes.

— Les salles de voyage, madame, si vous voulez bien me suivre.

  Il l’emmena devant celle du fond, puis actionna la poignée.

— Attendez, dit-elle en interrompant son geste. Une des salles a un crochet Occupé, ne pas déranger, est-ce pour l’autre client ?

— La bienséance, madame, m’empêche de vous répondre. Nous accordons beaucoup d’importance à la vie privée de nos clients.

 Il poussa la porte et lui tendit la main vers une petite chambre, assez proche du cagibi qu’elle utilisait pour revenir, mais en bien plus chic. La chaise centrale et les meubles étaient d’un bien meilleur goût, sans parler du papier peint.

— Si madame veut bien se donner la peine, dit le serveur en époussetant légèrement l’assise en velours du siège, avant de lui faire signe de s’asseoir.

 Son excitation crevait le plafond. Son père était peut-être dans la pièce d’à côté. Cet hôtel semblait rempli de secrets passionnants, prêts à être découverts. Et cette chaise, où allait-elle la mener ? Ouvrait-elle un passage vers l’extérieur ? Vers la surface. Était-ce possible ?

 Elle s’installa, impatiente.

— Excusez-moi, madame, une dernière chose, intervint le serveur. Désirez-vous vous rendre aux coordonnées locales ou à celles de votre résidence ? Les autres, hélas, ne vous sont pas accessibles.

— Je ne comprends pas, de quelles coordonnées parlez-vous ?

— Je ne puis malheureusement pas vous en dire plus, madame, cela semble à voir avec la cartographie de la surface, voilà tout ce que je peux vous dire.

— Disons celles de ma résidence, qu’importe, allons-y, voulez-vous ?

— Bien, madame, installez-vous.

 Il éteignit la lumière avant qu’elle ne puisse lui répondre.

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