Périphérie — 1 (V2)

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 Ciel plutôt limpide aujourd’hui, à peine quelques nuages.

 Drôle de matinée. Tout se passait comme d’habitude, mais l’ambiance était particulière. Le gazon du parc paraissait plus vert et les parterres plus colorés, voire plus fleuris. Les cris des enfants de la plaine de jeux faisaient moins mal aux oreilles, les promeneurs souriaient plus, les clébards aboyaient moins. Les rayons du soleil réchauffaient agréablement, même la brise se faisait plus caressante que d’habitude. C’était comme si le monde savait. Comme s’il avait déjà percé son secret et souhaitait la garder, en se montrant séduisant.

 Raison de plus pour en profiter, une dernière fois, avant la fin.

— Tu vas bien, ma belle ? lui glissa Miss, se lovant contre elle.

 Même sa dernière conquête ne parvenait pas à assombrir le tableau. En temps normal, elle l’aurait gonflée, avec toute sa perfection — la même perfection qui la rendait aussi super sexy, au passage, mais qui soulignait à quel point elle n’avait rien de vrai. Creuse comme toutes et tous les autres.

 Elle considéra Miss. Sa peau sombre avait été trempée dans le soleil, elle exhalait une odeur qui donnait juste envie de coucher avec elle tout le temps. En plus, cette beauté avait toujours cette manière craquante de boire ses paroles, fascinée.

 Elle l’embrassa, pour ne pas avoir à lui répondre. Elle l’aurait bien bouffée, mordue, tuée. Elle se contenta d’un baiser. Presque chaste. Un adieu, en fait.

 Elle se redressa. Alluma sa clope.

— Tu pars, ma chérie ? demanda l’autre, en attrapant sa main.

 Elle la lui retira sans ménagement, chopant au passage le papelard qu’il y avait dans sa poche. Encore un foutu rappel.

— Attends moi là, ma toute belle, lui glissa-t-elle, sans vraiment la considérer. Je t’appellerai plus tard.

 Ou pas. Cette fille commençait à la gaver, comme tout le reste. Si ça se trouve, cette imbécile serait capable de poireauter jusqu’au lendemain, voire plusieurs jours, toute seule à moitié à poil sur le gazon, et n’aurait aucun mal à toujours lui sourire après. Le reproche ne faisait pas partie du package.

 Les fleurs gerbaient leurs couleurs sur l’allée menant au parking. Elle fit rugir sa voiture dans ce débectant arc-en-ciel. Trop, tout était de trop, ça n’avait même plus rien de joli, à la fin. Même les promeneurs sur les trottoirs souriaient comme des cinglés et leur réjouissance discordante n’avait rien à voir avec le fait de se rendre au parc. Ils savaient, eux aussi.

 Elle ne se rappelait plus du moment où elle avait cessé de sourire, ça correspondait sans doute au jour ou maman était partie. Peut-être avant déjà. Au moins, de ce côté, personne ne le lui avait jamais reproché, les gens souriaient deux fois plus, comme pour compenser, contrairement à ceux de l’autre côté.

 Mais tout ça, c’était l’histoire ancienne, tout s’était inversé entretemps. Depuis que le vieux était parti, depuis que sa sœurette avait cané, ce monde de gens heureux était devenu plus vide que le sien. Tout était creux et sans vie, désormais.

 Leur foutue joie de vivre, elle le leur aurait bien arraché, rien que pour voir ce qu’il y avait en dessous. Comme quand elle avait injurié cette femme et son bébé l’autre jour — acte entièrement gratuit, complètement injustifié. Cette conne s’était confondue en excuses au lieu de se fâcher !

 Et l’autre là, le voisin, qu’elle avait giflé, sans préavis. Le mec l’avait juste regardée en coin, se contentant de dire que ça ne se faisait pas. Alors elle l’avait frappé à nouveau, lui demandant presque de lui en allonger une, que ça finisse en bagarre, en pugilat. Que dalle. Le mec s’était enfui et puis basta. Jamais aucun flic à sa porte.

 Même la Miss en avait fait les frais. Dans l’intimité le pire était de mise : elle l’avait pincée, là où ça faisait le plus mal. Pas de réaction. Pire, ça l’avait même excitée. Elle l’avait pincée plus fort, puis mordue, puis griffée. Toujours cette joie, cette putain d’extase, même ! Alors, elle l’a démolie. Sa belle gueule, elle l’a fracassée, pour faire disparaître ce foutu sourire de son visage !

 Ça n’a pas marché, l’idiote sans âme l’avait simplement enlacée tendrement, comme si c’était elle, la blessée. Et maintenant, Miss l’attendait au parc, soumise, creuse, sans une once de colère. Foutu monde.

 Le cabriolet sentait encore le neuf. En roulant, le vent en emportait l’odeur. À quoi employer son dernier après-midi ? Les seules idées qui lui venaient étaient la bibliothèque ou le ciné. C’était encore les seules choses qui lui semblaient vraies. Comme des mondes à l’intérieur d’autres mondes. Des tiroirs dans d’autres tiroirs — son père disait : des mises en abîme — comme un miroir reflétant un autre miroir qui renvoie à la même image, chaque fois décalée, jusqu’à l’infini. Une perspective sans fond sur des surfaces plates. L’infini n’était qu’une idée.

 Main sur le volant, elle chercha son paquet de cigarettes dans sa poche, elle retrouva le petit papier. Les lettres rouges avaient grandi, un point d’exclamation s’était ajouté. Ce putain de commandement n’était pas revenu dans sa main sans raison.

 Elle accéléra après avoir allumé sa clope. Vitesse et tabac, le combo parfait. Sur la route, les autres caisses allaient doucement, poliment. Rien à foutre de la signalétique, elle pulvérisait les records. Qui allait l’embêter ? Les flics ? C’est à peine si on les voyait. Rien à voir avec ceux du ciné, où on les voyait tirer à vue sur des innocents, juste parce qu’ils supposaient qu’ils portaient une arme.

 Le centre avait un joli parking arboré. Elle essaya de se garer comme dans les films, en dérapage. L’arrière de sa cabrio percuta un arbre.

 Dernière bouffée de fumée avant de pénétrer le bâtiment. Ce sera une épreuve, comme toujours. Si seulement elle pouvait prendre ses clopes dans cette foutue salle pleine d’air trop recyclé ; éviter pour une fois de se sentir comme le poisson rouge marinant dans un bocal d’eau verdâtre. Mais éviter surtout cette tambouille odieuse qui la tuait par manque de saveur.

 La femme de l’accueil — Anna, un peu froide, mais souriante — la salua avant de lui ouvrir la porte du couloir numéro trois. Elle s’avança dans l’allée blanche, bien éclairée, que personne d’autre n’utilisait et elle prit la porte du fond. Toujours la même.

 Elle s’installa, selon son habitude, dans le siège au milieu de la chambre. Aucune déco. Juste le siège, en dessous d’une ampoule terne.

 Après un soupir, elle appuya sur l’interrupteur qui se trouvait sur l’accoudoir.

 La lumière s’éteignit.



 L’ampoule se ralluma.

 Elle bondit hors de son siège, traversa le couloir, dépassa l’accueil — doigt d’honneur à la réceptionniste — et déboucha sur le parking. Grande bouffée d’oxygène, comme si elle sortait de l’eau après dix heures d’apnée. Brise légère, oiseaux qui chantent, soleil sur le visage, bruit des voitures, odeur épicée de friture, passants souriant sur les trottoirs arborés. Tant de vie. Tant de fausse vie…

 Corvée finie, dernière étape avant d’en finir.

 Le cinoche avait l’allure désuète des vieilles salles qu’on voyait dans les films. Les titres à l’affiche apparaissaient sur un bandeau mal éclairé, bordé d’ampoules clignotantes. Le guichetier, planté devant l’entrée, avait l’âge du bâtiment. Il imprimait patiemment chaque ticket sans se soucier de la file. Il devait être guichetier depuis sa naissance. Il donnait les billets, les yeux à demi fermés, le visage croulant sous les rides.

 Dans la file, de grands classiques : une famille heureuse et saine, un couple amoureux, des ados qui, osant sans oser, se cherchaient en se charriant. Elle parvint devant le vieil homme et lui cria par le petit hublot, car il était un peu sourd :

— Une place s’il vous plait !

 Ticket tendu d’une main tremblante.

— Par ici, lui dit-il en indiquant l’entrée, comme si c’était la première fois.

 Elle se foutait de savoir quel film il y avait à l’affiche. De toute façon ce serait le dernier.

 La salle était tout autant à l’image de l’entrée, désuète. Le public, peu nombreux, mangeait placidement son popcorn. Elle s’installa, l’obscurité tomba. Le projecteur commença à émettre son discret tacatacatacatac…

 Premières images, troublantes : des bandes jaunes d’autoroute se succédant sous les phares d’une voiture. Une musique obsédante et une voix plaintive les accompagnant dans l’obscurité. C’était si lancinant que c’en était presque hypnotique. C’était comme s’enfoncer dans un cauchemar éternel.

 Le reste du film, elle n’aurait pu le raconter. C’était comme une sorte de long songe inquiétant où les vies et les situations des personnages s’emmêlaient s’interchangeaient, de glissement en glissement. C’était plonger dans les méandres de la folie, dans un rêve dont on ne peut s’éveiller. Et puis il y avait cette thématique, qui continuait étonnement de la poursuivre, celle d’histoire dans l’histoire, de personnages à la place d’autres personnages. Ça ne pouvait pas être innocent. C’était comme une réponse, directement plantée dans ses yeux par les images, une confirmation que le monde connaissait son projet. Impossible de quitter l’écran des yeux. Les scènes se succédaient, mettant la signification en échec. Elle fuyait, glissait, s’échappant à chaque instant. Comme sur une route perdue.

 Elle décida d’abandonner l’idée de comprendre, car il n’y avait rien à saisir, sinon les émotions que ce film éveillait en elle, du malaise, du doute, de l’irréel, de l’horreur. Il s’adressait elle, en réalité. Ses images appelaient d’autres images. Des images connues, celles d’un long défilement sans intérêt, infini, dans lequel elle s’était aventurée à la recherche du bout du monde.

 Le film s’acheva comme il avait commencé, sur une route nocturne. Retour au début, éternel recommencement. Les lumières se rallumèrent, la salle se vida. Elle resta seule, un moment, à réfléchir.

 Dehors, il faisait gris, les rues étaient désertes. Sans doute que la pluie allait se pointer. Elle fit rugir longtemps son moteur avant de démarrer, puis fonça jusqu’à la périphérie de la ville. Là s’arrêtait le monde.

 Un panneau affichait d’ailleurs Sortie d’agglomération. Au loin, on voyait des champs, des maisons, des éoliennes, des industries, et encore plus loin, des collines. Elle se rappelait parfaitement du jour où elle s’était enfoncée sur plusieurs dizaines de kilomètres dans ce paysage qui, au fur et à mesure de sa progression, était devenu de plus en plus lisse et incertain. En réalité, ce qui paraissait clair et tangible depuis la ville correspondait, sur place, à des lieux vides, ternes, sans reliefs, sans nuances. Au-delà du panneau, le monde continuait d’exister, mais devenait plat, infiniment plat. Quand elle était sortie de sa voiture au milieu de cette plaine sans relief ni sons, elle s’était retournée et avait regardé la ville, modeste îlot d’existence dans un océan sans texture — une agglomération… — puis, boule au ventre, avait fait demi-tour. L’expérience avait été terrible, bien plus terrible que la mort. Elle s’était dit plus jamais.

 Maintenant, elle se trouvait là. Après avoir longtemps hésité, après avoir écumé tous les lieux imaginables pour le retrouver, la solution s’était d’elle-même imposée — et après ce film, tout paraissait encore plus clair. Aujourd’hui, elle ne se dégonflera pas, elle ira au-delà du monde. Elle trouvera son père.


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