Aiden
Le temps qu’il me reste est presque écoulé. Je réalise maintenant qu’il me restait une étincelle d’espoir, noyée en même temps que l’avant dernier pétale de la fleur ne tombe. Je me suis leurré, une fois de plus. Malgré sa bonté, il est clair qu’Abigail ne pourra jamais m’aimer, pas comme la malédiction le réclame. Comment l’en blâmer ? Je ne peux lui réclamer des sentiments que je n’éprouve pas moi-même. L’estime et la confiance ne suffisent pas à l’amour. La compassion que je vois dans ses yeux cependant me transperce. Elle voudrait m’aider. Elle ne voit pas que je ne le mérite pas.
Je n’ai apporté que tourments et désolation à Oblivion ; et c’est tout ce que je laisserai derrière moi. Je regrette de ne plus pouvoir défendre mon peuple, de ne pas avoir assumer mon devoir envers lui plus tôt. Je serai bientôt son pire ennemi – comme si je n’avais jamais été autre chose qu’un fléau pour lui.
Je suis toujours en train de contempler ce qu’il reste de la rose quand Owen entre dans la pièce.
- Vous m’avez fait mander Altesse ?
- Owen, le salué-je en lui faisant face. Il semblerait que les jeux soient faits.
Son visage reste de marbre. Il sait ce que je m’apprête à lui demander. Je sais qu’il ne va pas apprécier.
- Vous avez été un membre loyal de la garde. Oblivion vous remercie pour vos années de services.
- Je n’ai fait que mon devoir Altesse.
Ce que moi, prince Aiden, ai été incapable de faire.
- Laissez les altesses au placard, Owen. Le temps n’est plus aux cérémonies.
Je le coupe avant qu’il ne puisse répondre.
- Vous vous souvenez de la promesse que je vous ai faite à la dernière visite de l’enchanteresse ?
Il acquiesce, la mine sombre.
- Vous êtes donc relevé de votre engagement envers la couronne. Quittez ces lieux maudits tant que vous le pouvez encore. Et emmenez Abigail avec vous.
Je tente de sourire, mais je sens le coin de mes lèvres s’affaisser. Je me sens las.
- Je n’ai jamais tenté d’interférer…
- Je le sais. Je… Je regrette ce que je vous ai fait subir par le passé. Vous étiez un ami Owen, vous l’êtes toujours. J’aurais aimé être digne de vous et de votre dévouement.
Le chef de la garde fait un pas en avant et pose sa main sur mon épaule. Ce geste lui aurait valu de se faire trancher la main à l’époque de mon père. Il ne se le serait jamais permis dans d’autres circonstances.
- Vous l’êtes Aiden, vous l’avez toujours été. C’est pourquoi je resterai.
- Ce n’est plus votre rôle. Partez, c’est un…
- Vous n’avez plus d’ordres à me donner il me semble, sourit-il. Je ne vous abandonne pas.
Mon estomac se change en plomb sous la peur.
- Nous ne savons pas ce qu’il se produira lorsque la malédiction s’accomplira. Qui sait ce que je deviendrais ? C’est trop dangereux. Fichez le camp.
- J’ai pris ma décision, Altesse.
- Pensez à Abigail…
- Ma décision est prise aussi Aiden.
Je me retourne et vois Abigail entrer de son pas décidé.
- Je refuse de vous laisser et d’abandonner tout espoir. Il existe forcément un moyen. Cela ne peut pas se finir comme ça.
Je secoue la tête en soupirant. Je n’en crois rien, et en croisant le regard d’Owen je comprends que lui non plus. Il ne peut cependant se résoudre à abandonner le monstre que je vais devenir. Un mélange de gratitude et d’irritation m’envahit la poitrine.
- Promettez-moi de partir à l’instant même où il devient clair que rien ne peut être fait. Je refuse d’avoir votre sang sur mes mains – où ce qu’il en restera. Promettez. S’il-vous-plaît.
Ma voix tremble légèrement sur les derniers mots, je serre les dents. Ils promettent.
Abigail et Owen se sont éclipsés peu après. Le château est silencieux, seul le bruit de mes pas se répercutent sur les pierres. Je guette les bruits extérieurs indiquant que le peuple d’Oblivion est venu réclamer la tête de leur prince maudit. Une dernière attention de l’enchanteresse. Dans sa grande bonté, elle a décidé de répandre le bruit de ma damnation juste avant que la malédiction n’arrive à son terme. Une manière de s’assurer qu’elle ressorte victorieuse de cette partie. Peu lui importe le sort de mon peuple.
Je tourne en rond entre ces murs qui ont bercés ma vie depuis toujours, entouré uniquement de ma solitude. C’est du moins ce qu’il semble. Depuis quelques temps une présence m’accompagne partout. J’ai d’abord cru à une autre manigance de l’enchanteresse, mais je suis certain qu’il n’en est rien. Cette sorcière n’aurait jamais toléré qu’un quelconque réconfort vienne briser les chaînes vénéneuses qu’elle avait tiré autour de moi.
La nuit, lorsque je parviens à fermer les yeux et à sombrer dans l’inconscience, la présence prend corps. Une jeune femme apparaît, à l’accoutrement étrange, évoluant dans un environnement inconnu. Ses activités me semblent tout aussi étranges, excepté lorsqu’elle s’assoit pour lire. Toujours le même livre, du moins depuis que je la connais. Connaître quelqu’un sans même l’avoir rencontré, voilà qui sonne complètement idiot.
L’expression de la jeune femme est particulière lorsqu’elle se plonge entre les pages ; elle semble profondément concentrée, un léger pli entre les sourcils, tandis que son visage trahit chaque émotion qui la traverse au fil des pages. J’ai parfois envie de rester là indéfiniment, dans cette bulle tranquille avec elle, à discuter du livre qu’elle ne lâche pas, à en lire d’autres, à comprendre cet univers étrange. Mais je me réveille toujours, et la réalité me rattrape, avec pour seul réconfort le fantôme du rêve qui m’habite tout le long du jour. Amoureux d’un songe, je ne pouvais trouver mieux pour rompre ce maudit enchantement.
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