Je me confie à qui ?
Je me sens abîmé.*
Mais c’est normal ce qu'ils me font, non ? Ça doit l’être, personne ne dit rien. Ni les voisins, ni les enseignants, ni les autres élèves. Au fond, je dois le mériter.
Me confier ? Mais à qui ?
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Lundi 12 mars 2012
Dernier à entrer dans la salle, dernier à en sortir. Arsène appelait cela sa « stratégie d’évitement ». Moins il frayait avec les autres, mieux il se portait. Cette reprise de cours après les vacances d’hiver sonnait toujours pour lui comme le retour à ses problèmes.
Il alla s’installer en face du bureau de l’enseignante, avec son sac pour voisin. La table pour lui tout seul.
Alors que l’appel venait tout juste de commencer, quelqu'un annonça son entrée d’un coup à la porte. D’un seul bloc, les têtes se tournèrent vers les nouveaux arrivants : le CPE et une fille aux cheveux noirs si longs et raides qu’on aurait dit qu’ils voulaient dissimuler la minceur de leur hôtesse. Difficile pourtant de ne pas remarquer sa silhouette filiforme.
— Votre attention, s’il vous plaît. Je vous présente Salomé qui intègre votre classe dès aujourd’hui. Je compte sur vous pour lui faire bon accueil.
— Bienvenue Salomé, la salua l’enseignante d’histoire-géographie. Tu peux t’asseoir ici.
À son grand agacement, Arsène constata que la main de madame Salort désignait la place… où siégeait déjà son sac. De mauvaise grâce, il le fit migrer vers le linoléum marbré, qu’il trouvait trop bas pour lui.
La jeune fille lui sourit quand elle s’assit à ses côtés et lui murmura un bonjour dans un léger souffle. Il esquissa une moue qu’il espéra peu avenante, stressé qu’elle attire involontairement l’intention sur lui, et se concentra de nouveau sur le flot de paroles de la professeure une fois que cette dernière eut enjoint à l’arrivante de prendre le cours là où ils en étaient. Elle promit à celle-ci des photocopies sur le début de la leçon pour la prochaine fois.
Comme à son habitude, à la sonnerie, Arsène traîna pour ranger ses affaires. Quand il hissa son sac sur une épaule, il s’aperçut, surpris, que la fille semblait l’attendre.
— Tu peux me montrer où est la salle du prochain cours, s’il te plaît ?
— Il suffit de suivre le troupeau de buffles.
Sa réponse un peu brusque la fit rire.
— C’est vrai qu’ils sont pas discrets.
Elle emboîta le pas au garçon qui ne savait plus trop quelle attitude adopter. L’éviter ? Lui faire comprendre qu’il n’avait pas envie de copiner ? Lui désigner les nanas les plus cool de la classe pour qu’elle se fasse des copines et l’oublie ?
Arrivé en salle d’anglais, Arsène rejoignit sa place attitrée : devant. Salomé prit la chaise à côté de lui. D’un coup d’œil rapide, le garçon observa le reste des tables. Pas de chaises vides. Il maudit sa classe de trente et un élèves – trente-deux dorénavant – qui, comprit-il, ne lui laissait pas d’autre choix que de perdre sa tranquillité. Cette soudaine violation de sa bulle protectrice lui déplaisait.
Comme il le craignait, à peine la sonnerie retentit-elle qu’elle fut sur ses talons.
— C’est la récréation, dit-il d’un ton neutre. Tu trouveras la cour en te dirigeant par ici. Quant à moi, je dois me rendre aux toilettes.
Il se hâta. Il n’avait pas vraiment d’envie urgente. Il aurait préféré se réfugier au CDI et feuilleter un livre, mais Salomé l’aurait suivi, alors que ce quart d’heure d’isolement lui était vital. La foule, il détestait. Qu’on lui colle aux basques, il détestait. Il avait beau comprendre cette fille et son besoin d’avoir un référent, il ne souhaitait pas pour autant la laisser entrer dans son espace personnel. Certes, ça ne devait pas être facile pour elle de débarquer dans un collège où tout vous était inconnu : les lieux, les gens, le fonctionnement… Mais pourquoi avait-il fallu qu’elle le choisisse lui ?
Enfermé dans le cabinet, Arsène se massa les tempes et réfléchit.
« Allez, fais un effort et sois cordial avec elle. Au fait, moi c’est Arsène, s’entraîna-t-il. Mais elle le sait ! Elle a entendu les professeurs faire l’appel. Oui, mais ne serait-ce pas une présentation plus formelle ? Et après, que dire ? Bienvenue ? N’est-ce pas un peu tardif ? Il aurait fallu me lancer au moment où elle s’est assise à côté de moi. »
Si les relations sociales n’étaient pas son fort, Arsène compensait en trouvant des astuces : imaginer les conversations avec toutes leurs variantes possibles, en l’occurrence, l’aiderait bien pour régler ce qu’il considérait comme le « problème Salomé ». Tout ce qu’il désirait était qu’elle le laisse tranquille. L’oublie. Comme s’il était invisible.
La sonnerie stridente le fit tressaillir. Elle lui rappelait douloureusement qu’il était temps de retourner à l’abattoir. Toujours aussi fugaces ces instants où il pouvait être seul avec lui-même et ses pensées…
Il sortit des toilettes.
— Encore aux chiottes, l’intello ? T’as la chiasse ou t’es constipé ?
Ricanements.
Pris de court, Arsène se pétrifia en avisant les deux collégiens qui l’observaient dans les miroirs surmontant les lavabos. Son stress monta en flèche.
— T’as laissé ta langue au fond du trou ?
— Bwaaa !
Kévin et Alan dans toute leur splendeur. Ils terminèrent de se laver les mains avant de se poster en face de l’objet de leurs quolibets, comme un barrage humain entre lui et la sortie. Le collégien se contracta, dans l’attente. Ce n’était vraiment pas de chance. D’habitude, ce lieu lui offrait un refuge plutôt sûr, sauf lorsqu’il croisait au même moment ses tourmenteurs.
— Et en plus t’as même pas tiré la chasse.
— Crado !
Arsène réagit enfin et voulut forcer le passage. Mission impossible quand on mesurait presque quarante centimètres de moins que la plupart de ses camarades.
— Dis donc, minus, on dit pardon, l’agressa Alan.
Fluet, l’élève de troisième portait des cheveux mi-longs qui cachaient presque ses oreilles. Un air perpétuellement ennuyé, un nez busqué et une acné prononcée le rendaient disgracieux, mais son humour parfois douteux lui valait une belle popularité. Arsène faisait souvent les frais de ses blagues.
— Il est l’heure d’aller en cours, leur rappela ledit minus.
— On n’est pas sourds, ricana Kévin.
Ses petits yeux irradiaient de malice dès qu’ils se posaient sur Arsène. Sous sa coupe en brosse rasée sur les côtés, son visage sec et carré semblait aussi massif que son torse. Kévin se targuait de soulever des haltères. Arsène voulait bien le croire, vu sa musculature, mais se demandait toutefois pourquoi son tourmenteur n’en dévoilait jamais le nombre de kilos. L’élève en panique détestait ce type qui pouvait l’écraser en quelques secondes. Sans prévenir, Kévin l’empoigna par le bras tandis que son acolyte ouvrait une porte donnant sur des toilettes.
— Non ! cria sa victime.
Alan s’empara de son sac et le lança dans la cuvette.
« Bon, c’est toujours mieux que la tête », se dit le garçon un peu soulagé qu'ils en restent là.
Les deux grands s’enfuirent à toute allure en se congratulant. Arsène retira ses affaires aussi vite qu'il le put. Il souffla en constatant que l’eau, heureusement propre, n’avait imbibé que la pochette vide située à l’avant de son sac. Il n’y mettait jamais rien, de peur qu’on ne lui vole quelque chose à son insu.
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Dans le couloir, Salomé patientait.
— Ah, enfin ! J’ai cru que tu ne sortirais jamais. C’est où le prochain cours ?
« Elle m’a attendu ici toute la récré ? »
— Par là, indiqua-t-il.
Sur le chemin, le garçon repensa à son monologue intérieur. Il se répéta ses phrases, puis lorsqu’il en tint une, il la testa sur tous les tons afin de lui donner l’air le plus naturel possible. Les mots peinaient à franchir ses lèvres. Il aurait voulu les faire tomber en soufflant dessus.
— Au fait, je m’appelle Arsène, débita-t-il enfin.
Il leva son regard vers elle avec timidité. Elle portait un tour de cou noir et du maquillage ébène autour des yeux qui mettait en valeur leurs iris bleus. Sur son lobe d’oreille gauche, la tête du chat du Cheshire et son immense sourire regardait Arsène comme si le matou savait quelque chose que le garçon ignorait. Un gilet noir boutonné surmontait un tee-shirt blanc dont il ne voyait que le col. Un jean complétait sa tenue et, lorsque les yeux d’Arsène dévièrent vers les pieds de la nouvelle, il aperçut deux chaussettes dépareillées qui s’engouffraient dans des ballerines laquées. En ce bref coup d’œil, un élément le frappa. Ses os. Ils saillaient de partout : pommettes, poignets, doigts, cou… Elle n’était pas mince : elle était maigre.
« Anorexique ? » ne put s'empêcher de se demander le garçon.
— Enchantée, Arsène. Comme tu le sais, moi c’est Salomé. Merci de me guider.
Son accompagnateur estima qu’il n’avait pas vraiment eu le choix, mais se tut, troublé. Il n’avait pas prévu qu’elle le remercie.
Les deux élèves en retard frappèrent à la porte, attendirent d’entendre « Entrez » pour actionner la poignée et pénétrèrent dans la salle de maths où le cours avait déjà commencé.
— Avez-vous une raison valable d’être en retard ? s’enquit l’enseignant.
— Bonjour monsieur, je suis nouvelle et j’ai demandé à Arsène de me faire visiter le collège afin que je m'y repère. Je suis désolée pour le retard.
— Ça ira pour cette fois. On m’a prévenu de ton arrivée, Salomé. Bienvenue. Venez vous asseoir.
À la mi-cours, Arsène parvint à glisser un bout de papier en douce à sa voisine pendant que le professeur recopiait un exercice au tableau.
Merci d’avoir menti au prof.
En trois traits, elle dessina un smiley au large sourire dessous.
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Au self, Arsène s’installa dans un coin, le plus loin possible des tables squattées par les membres de sa classe. Le soleil donnait à plein dans le réfectoire et les armatures de chaise en fer rouge lançaient de petits éclats qui l’éblouissaient. Salomé s’était rendue au secrétariat afin d’acheter des tickets de cantine. Il était sûr qu’elle viendrait s’asseoir en face de lui et essaya de se faire tout petit dans l’espoir qu’elle ne l’apercevrait pas. Le garçon n’avait pas l’habitude qu’on vienne ainsi perturber sa bulle. Les seuls rapports qu’il avait avec les autres étaient empreints d’indifférence, voire de violence, aussi les évitait-il.
— C’est gentil de m’avoir gardé une place, le remercia Salomé en posant son plateau à peine garni en face d’Arsène.
« Zut », bougonna intérieurement le garçon.
— Je peux te poser une question ? enchaîna-t-elle en s’asseyant.
— Crois-tu que j’aurai la réponse ?
— Tu l’as forcément.
Arsène se servit en eau, oublia d’en proposer à la fille et ne s’en rendit compte qu’après. Le pichet dans les mains, il hésita.
« Dois-je lui en proposer quand même ? Ou je le repose ? Elle va m’en vouloir, non ? Mais si elle en voulait, elle m’aurait tendu son verre. »
— Alors ? s’impatienta la collégienne.
— Alors quoi ? ne comprit pas Arsène dont les pensées avaient si vite pris un autre chemin.
Il décida de reposer la carafe en espérant que l’adolescente ne s’offusquerait pas de son manque de tact, même pour une chose aussi idiote que de la servir en eau.
— Je peux te poser une question ? répéta-t-elle.
— Hmm hmm, acquiesça-t-il en levant les yeux vers elle.
Il remarqua alors que son lobe droit s’ornait de la tête du Lapin Blanc d’Alice au pays de merveilles[1].
— Tu as quel âge ? demanda la nouvelle en se saisissant de la carafe.
— À ton avis ?
— Je dirai… onze ans ? tenta-t-elle une fois servie en eau.
— Non, indiqua Arsène en commençant à déguster ses crudités.
— Plus ou moins ?
— Moins.
— Dix ans ?
— … neuf mois et dix jours, compléta Arsène.
Salomé suspendit sa fourchette à cinq centimètres de sa bouche. Elle ne savait pas si elle devait s’interroger sur cette étonnante précision ou sur son jeune âge. Elle opta pour la seconde option.
— Dix ans ? Et tu es en troisième ? Waouh… Tu dois être… très intelligent.
Il haussa les épaules, comme s’il n’y accordait aucune importance.
— Et moi, puis-je te poser une question ?
— OK, donnant-donnant.
— Combien pèses-tu ?
Elle fronça les sourcils. Son regard se durcit et ses yeux s’assombrirent. Arsène rentra la tête dans les épaules. L'avait-il vexée sans le vouloir ?
— C’est très indélicat de demander ça.
— Pardon, je l’ignorais.
— Tout le monde sait que les deux choses à ne pas demander à une fille, c’est son âge et son poids.
— Ah ? Pourtant, tu étais curieuse de connaître mon âge.
— T’es une fille ?
— Non.
— Alors, c’est autorisé.
— Ah… Pourquoi l’est-ce pour les garçons et pas pour les filles ?
— Les hommes jugent vite les filles sur leur âge.
— D’accord, je ne savais pas.
Arsène rangea cette information dans sa tête. Ne pas demander son poids à une fille. Ni son âge.
— Pardon, s’excusa-t-il encore.
— C’est bon, on ne va pas y passer le déjeuner.
Chacun replongea dans son assiette. Arsène méditait sur les excuses. À partir de quel moment savait-on que c’était trop et qu’il fallait cesser de s’excuser ? Il repensa ensuite à ses cogitations lors de la récréation et lança tout à trac :
— Si tu souhaites te faire des amies filles, il y a Paola et Emma qui sont cool. Ce sont elles, là-bas.
Il les désigna, mais Salomé ne les regarda même pas.
— Pourquoi tu me dis ça ? J’ai pas besoin de conseils pour me faire des amis, filles ou garçons.
— Pardon.
Il ne savait pas bien pourquoi il s’excusait, car il avait juste voulu être gentil. Ça ne lui réussissait pas.
— Mais arrête de t'excuser à tout bout de champ !
— Par… Je vais sceller mes lèvres, je crois.
— Non, parle-moi plutôt des profs. Lesquels sont sympas, lesquels sont des peaux de vache, ceux qui aiment les interros surprises…
À la fin du repas, Arsène n’avait qu’une certitude : cette fille avait forcément coché la case « bizarre » en face de son nom.
[1] De Lewis Carroll.
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