Dans la cour des grands
Mardi 13 mars 2012
La brume sur* le parc poussa Salomé à remonter le col de se veste. Vivement que le soleil chasse la grisaille ! Dans le bus, elle avait repéré quelques têtes appartenant à sa classe, mais elle n’avait pas osé leur adresser la parole. Ses camarades de classe ne l’avaient pas remarquée.
Elle arriva au collège un quart d’heure avant la première sonnerie et rejoignit la cour de récréation réservée aux quatrièmes et troisièmes. La jeune fille espéra que celui qui l’avait guidée la veille ne tarderait pas. Ce qu’elle connaissait la rassurait, et ici, Arsène était le seul qu’elle connaissait un peu.
Un groupe de collégiennes se dirigea vers elle. Salomé cessa de s’appuyer contre le mur du bâtiment pour leur montrer qu’elle se tenait prête à interagir avec elles.
— Salut, la nouvelle, lança une fille aux cheveux décolorés.
— Salut.
« Emma, l’identifia Salomé. Elle aurait pu m’appeler par mon prénom, ç’aurait été moins vexant. »
— On est venues te donner un conseil d’amie, poursuivit l’arrivante. Évite le petit.
— Le petit ?
— Le petit, Arsène, quoi ! soupira l’adolescente comme si elle parlait à quelqu’un de limité.
— Pourquoi ?
— Il est un peu taré sur les bords. Crois-nous, il t’apportera rien de bon. Le fréquente pas.
— Je suis assise à côté de lui à la plupart des cours, souligna Salomé avec justesse, il va bien falloir que je le supporte, non ?
Certes, le garçon était un peu bizarre, surtout son langage, mais il semblait plutôt inoffensif, songea-t-elle. De là à l’appeler « taré »… Elle voulut creuser cette question :
— Pourq…
— Courage, lui souhaita Emma en lui posant une main sur l’épaule.
On aurait dit qu’elle venait de lui adresser ses condoléances.
— Est-ce que…, hésita Salomé. Est-ce que je peux rester avec vous ? Vous avez l’air sympas.
Emma plissa les yeux, une main sous le menton, et inclina légèrement le buste. L’adolescente ainsi jaugée se sentit traitée comme une marchandise.
— Hmm… Qu’en dites-vous, les filles ?
— Ça se mérite de faire partie de notre groupe, renchérit Paola, une métisse à la peau dorée et aux multiples tresses.
Les autres membres de la bande, qui semblaient n’avoir d’autre rôle que de suivre les deux meneuses, acquiescèrent.
— Ouais, asséna Emma, et nous on n’accepte pas les personnes malades.
— Je ne suis pas malade ! s’insurgea Salomé.
— T’as qu’la peau sur les os, lui fit remarquer Paola.
— Ce n’est pas vrai ! renchérit celle que l’on dénigrait en sentant sa gorge se serrer.
Ses interlocutrices pouffèrent. Salomé prit sur elle pour ne pas montrer que leur réaction la blessait.
— Désolée, meuf, mais on n’accepte que les plus belles dans notre groupe, conclut Emma en faisant un geste dédaigneux de la main.
Le groupe partit en riant. Choquée, Salomé pinça les lèvres et marmonna entre ses dents :
— Mais quelles pestes !
Qu’est-ce qu’elles avaient à la juger sur son physique ? Et puis, pour qui elles se prenaient à lui donner des conseils sur les autres ? Si elle voulait fréquenter « le petit », qui le lui interdirait ? Pas cette bande de pimbêches, en tout cas ! Et dire qu’Arsène les lui avait recommandées…
Énervée, Salomé ruminait dans son coin. Lorsqu’elle releva la tête, elle remarqua que le garçon était arrivé et s’était assis sur les marches du CDI, un livre sur les genoux, indifférent au reste du monde. Ses yeux parcouraient avidement les lignes de son ouvrage. Salomé observa sa bouille d’enfant encore ronde, son attitude repliée sur lui-même, ses fins cheveux châtains qui lui tombaient au ras des yeux et des oreilles… Elle trouvait sa silhouette tellement incongrue dans une cour fréquentée par des élèves de quatrièmes et troisièmes.
Elle hésita à le rejoindre. Non, elle allait le déranger. À moins que les paroles venimeuses d’Emma n’aient fait leur effet ? Ah non, elle n’allait pas altérer son jugement à cause des mots perfides de cette enquiquineuse !
Indécise, elle attendit la sonnerie en solitaire. Quand celle-ci retentit, elle suivit de loin son guide de la veille afin d’arriver à bon port et prit place à côté de lui, en le saluant d’un cordial « bonjour ». Arsène regarda brièvement de son côté avant de décrocher lui aussi un « bonjour » en sourdine.
Son accueil froid doucha Salomé. Elle désespérait d’avoir des amis.
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