Un ami

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Vendredi 16 mars 2012

« Une amie* ? s’interrogeait Arsène. Serait-ce possible ? »

La fin de semaine venait de le libérer et le collégien rentrait chez lui des questions plein la tête. Salomé n’avait pas arrêté de le suivre partout où il allait. Apparemment, elle n’avait pas eu l’intention de copiner avec celles de sa classe. Elle demeurait avec lui en permanence, dans la cour de récré comme au self. Difficile pour lui de rester planqué au CDI pendant les pauses, elle aurait trouvé cela louche. L’attitude de la jeune fille le stressait. Avec elle à ses côtés, il avait cru qu’il serait plus exposé aux moqueries des autres – il imaginait sans peine ce qu’on aurait pu dire sur leur binôme improbable –, mais ni Kévin et ses muscles ni Alan et ses blagues n’avaient rien tenté contre lui.

« Parce que j’étais accompagné ? se demanda leur victime. Ils n’ont pas osé m’embêter sous ses yeux ? »

Si Salomé le protégeait malgré elle des agressions de ses camarades de classe, alors il allait essayer d’être un peu plus agréable avec elle, et ce dès la semaine suivante. Il n’avait décroché que de rares mots, tant il avait trouvé la situation inhabituelle : une fille qui lui parle gentiment, s’intéresse à lui et ne cherche pas à s’intégrer dans un groupe.

C’était décidé : il ferait un effort pour améliorer ses relations sociales.

¯

Dimanche 18 mars 2012

« Si je déplace ma Tour en D1, son Roi devient vulnérable… mais son Cavalier menace mon Roi. Dans deux tours, il peut me le prendre. Ou alors, je décale tout de suite mon Cavalier d’une case à gauche pour le protéger, et au tour suivant, j’attaque. »

Yeux baissés sur le damier de cinquante-six cases, Arsène se concentrait, index posés sur ses lèvres et mains jointes. Ses yeux virevoltaient d’une pièce à l’autre tandis que son cerveau imaginait une multitude de scénarios. Il respira fortement, se redressa et pinça son Cavalier blanc entre deux doigts avant de le déplacer en F3.

En face de lui, son adversaire plissa le front tout en se lissant la moustache.

— Mmh. Bien joué.

Arsène sourit à son père, ravi du compliment.

Soudain, son portable stridula avant que Roger ait eu le temps de jouer. L’enfant regarda l’écran.

— C’est Mamina ! s’exclama-t-il aux anges. Je peux répondre ?

— Vas-y, on reprendra la partie après, l’autorisa son père qui comptait profiter de l’absence de son fils pour trouver le coup du siècle.

D’un bond, Arsène quitta sa chaise tout en décrochant.

— Mamina ?

— Alors, Trésor, comment vas-tu ? lui répondit une voix féminine chevrotante.

— Ça va. Et toi ?

Arsène se réfugia dans sa chambre où il s’assit en tailleur sur son lit. Il adorait sa grand-mère maternelle, et chaque coup de fil de sa part le ravissait.

— Je vais aussi bien que les gens de mon âge, rit-elle. Ça fait si longtemps que je n’ai pas parlé à mon petit-fils adoré ! Raconte-moi tout ! Quelles nouvelles de ton côté ?

— Je suis en train de faire une partie d’échecs.

Il éluda le fait qu’il jouait contre son père, car il connaissait parfaitement l’animosité que nourrissaient les deux adultes l’un envers l’autre, cependant, il savait qu’Hortense n’était pas dupe.

— J’espère que tu ratatines ton adversaire.

— On a presque terminé.

Il lui décrivit LE grand moment de la partie, quand son Roi s’était retrouvé en danger et comment il avait réussi à le mettre à l’abri.

— Et à l’école ? lui demanda ensuite sa mamie, une fois le sujet des échecs épuisé.

— Il y a une nouvelle depuis lundi.

— Oh, comment est-elle ? Elle est gentille ?

— Plutôt, oui, en convint Arsène sans oser avouer qu’il la trouvait collante. Elle est à côté de moi en cours. Elle s’appelle Salomé.

— Le joli prénom. Tu es aimable avec elle, hein ? Elle doit se sentir seule si elle vient d’arriver.

— Je lui ai tout montré, tu sais. Où se trouvaient le CDI, le gymnase, le self, les salles de cours… Elle connaît bien les lieux maintenant, grâce à moi.

— Je reconnais bien là ta gentillesse.

Sa mamie voulut en savoir plus sur Salomé et Arsène se rendit compte qu’il ne connaissait presque rien sur elle, malgré la semaine écoulée. Quels étaient ses goûts ? Ses matières préférées ? Pourquoi arrivait-elle en pleine année ? Un peu à sec, Arsène discourut longuement sur la tenue vestimentaire atypique de sa camarade de classe puis évoqua sa maigreur et ses conclusions qu’elle était anorexique. Cela rassasia la curiosité d’Hortense.

— Et toi, Mamina ? demanda-t-il avant qu’une autre question ne vienne relancer le sujet. Ton jardin ? Tes lectures ?

— J’ai un livre qui devrait t’intéresser ! Bilbo le hobbit[1], tu m’en diras des nouvelles.

Quasiment tous les livres qui dormaient dans le placard d’Arsène lui avaient été offerts par sa grand-mère. Elle avait le chic pour deviner ce qui plairait à son petit-fils, et il était certain que ce classique de la littérature fantasy qu’elle lui proposait ne dérogerait pas à la règle.

— Quant au jardin, il commence à s’éveiller. La prochaine fois que tu viendras, il y aura des fleurs pour t’accueillir. D’ailleurs, tu demanderas à ta mère de m’appeler pour qu’on trouve une date.

— Elle travaille ce soir. Mais dès que je la verrai, promis, je lui dirai. J’aimerais bien venir chez toi le week-end prochain.

— Ce serait formidable ! Tu me manques, Trésor.

Arsène sourit à ce surnom. Il se sentait tellement précieux quand il se voyait à travers les yeux de sa mamie.

— Toi aussi, tu me manques. Hé, au fait, j’ai découvert un nouveau mot !

Il s’empressa de retirer un carnet à petits carreaux du tiroir de sa table de nuit et l’ouvrit à la dernière page sur laquelle il avait griffonné.

— « Lunatique ». Tu connais ?

Il en avait cherché la signification dans le dictionnaire juste après l’avoir lu dans un livre. La définition lui avait aussitôt fait penser à sa mère tantôt aimante et pleine d’attentions, tantôt indifférente. Il garda cette réflexion pour lui afin de ne pas peiner sa grand-mère.

Ils discutèrent encore longuement, aucun n’ayant envie de raccrocher. Enfin, à contrecœur, ils se dirent au revoir et se promirent de se voir très vite.

Arsène regarda son portable coupé pendant un moment, encore dans la conversation à bâtons rompus avec sa mamie, et se demanda comment on pouvait ne pas l’aimer. Il ne comprenait pas pourquoi son père n’avait que critiques à la bouche dès que Tatiana amenait la conversation sur sa mère.

Le cœur léger, il revint au plateau de jeu déserté par Roger, en cuisine pour préparer le dîner.

— Papa, tu as joué ?

— Tour en H2, haussa-t-il le ton par-dessus la ventilation.

« Aïe… Mon Roi est dans la panade. »

Arsène s’agenouilla sur sa chaise, posa les coudes sur la nappe ornée de fleurs roses qui recouvrait la table, et se mordilla l’auriculaire.

« Comment je vais m’en sortir ? Attends… Si je place ma Reine entre mon Roi et sa Tour, il va potentiellement me la prendre, mais ensuite je peux prendre sa Tour avec mon Fou. Il faut vraiment que je sacrifie ma Reine ? Et si je décale mon Roi ? Un petit sursis. Après, je… »

— Ça ne te viendrait pas à l’esprit de m’aider ? râla son père qui surveillait la cuisson de pommes de terre sautées.

Le jeune garçon s’empressa d’installer le couvert. Il sentait que son père, de bonne humeur une demi-heure plus tôt, était en train de virer à l’aigre. Dans ces cas-là, mieux valait faire profil bas. Il surveilla le cuisinier du coin de l’œil en guettant tous signes indiquant l’évolution de sa contrariété.

— Elle t’a encore bourré le mou avec ses bêtises, la vieille ?

— Mamina souhaite nous inviter. Peut-être le week-end prochain.

— Sans moi.

Arsène s’en serait douté, puisque, du plus loin qu’il s’en souvienne, Roger refusait systématiquement les invitations de sa belle-mère.

— Et puis, dimanche prochain, ta mère sera de journée.

Déçu, Arsène sortit les crudités du frigo, puis le fromage et les fruits. Son père ne voyait pas plus Hortense qu’il ne fréquentait sa belle-sœur et ses enfants. Ni aux repas de Noël, ni aux anniversaires. L’enfant n’avait toujours pas trouvé de réponse à cette défiance entre son père et la famille de sa mère. Quant à celle de Roger, elle semblait ne pas exister. Arsène lui avait déjà posé des questions sur ses parents et avait voulu savoir s’il avait des frères et sœurs, mais Roger lui avait fermement enjoint de ne plus évoquer ce sujet. Pourtant, Arsène brûlait de savoir.

— Un jour, je t’apprendrai à jouer aux dames chinoises, déclara brusquement Roger, les mains dégoulinantes de blanc d’œuf. Ça va te plaire.

Le sourire revint à Arsène tandis qu’il remplissait la carafe d’eau. De quelques coups de fourchette, l’adulte battit les quatre œufs dans un bol avant de déverser le mélange dans la poêle. Un grésillement et de la fumée s’élevèrent de l’ustensile de cuisson accompagnés d’une odeur prédisant que le repas serait excellent. Roger savait préparer des omelettes comme personne, et Arsène salivait d’avance. Son père coupa le gaz et laissa encore une dizaine de secondes la chaleur de la poêle raffermir les œufs autour des pommes de terre.

— À table !

[1] De J. R. R. Tolkien.

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