Je te suis

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Lundi 19 mars 2012

Sans regret* pour une fois, Arsène laissait le week-end derrière lui. Ce lundi, il avait envie de faire des efforts avec Salomé. La conversation de la veille avec sa grand-mère avait aiguisé son envie d’en savoir plus sur la jeune fille. Timidement, il s’approcha d’elle, fine silhouette appuyée contre un mur, alors qu’elle n’avait pas encore remarqué sa présence. Son esprit s’assécha. Comment aborder sa camarade ? Et si elle ne voulait pas qu’il la dérange ? Elle semblait tellement ailleurs. Il ralentit l’allure pour se donner un peu de temps, hésita, faillit faire demi-tour. Son cœur cognait dans sa poitrine.

« Mais pourquoi l’idée de lui adresser la parole me met dans cet état ? »

Sa volonté fléchit, mais il se força à mettre un pied devant l’autre jusqu’à sa camarade de classe.

¯

— Bonjour.

Salomé, perdue dans ses pensées, releva la tête, surprise, puis baissa les yeux sur Arsène.

— Ah, bonjour…

Étonnée qu’il l’aborde, elle lui sourit largement en espérant que c’était le signe que leurs relations se dégelaient. Arsène avait l’air nerveux, comme s’il était arrivé au bout de sa conversation et ne savait plus quoi dire.

— Tu as passé un bon week-end ? s’enquit Salomé pour relancer la discussion.

— Oh, euh…

Il haussa une épaule.

— J’ai fait aller.

Puis après un silence un peu long, il ajouta :

— Et toi ?

— Pas mal.

Il avait si peu développé son samedi et son dimanche, qu’elle se voyait mal en faire des tartines. Elle aurait aimé lui dire qu’elle avait rempli ses journées avec le déballage de cartons de déménagement, qu’elle avait dispatché ses affaires dans les armoires, penderies, tiroirs et autres étagères, qu’elle s’était occupée de la décoration avec sa mère et que ce week-end l’avait épuisée.

— J’aime bien tes boucles d’oreilles, se lança-t-il.

Salomé leva une main vers son lobe droit.

— Tu as la référence ?

— Alice. La version du dessin animé. À droite, Alice, à gauche, la Reine de Cœur.

Elle sourit, amusée qu’il ait remarqué ses bijoux dépareillés.

— Tu as lu le livre ? espéra-t-elle.

— Pas encore… Mais je compte l’emprunter au CDI un jour.

— Ou alors, je te le prête.

— Euh, oui, pourquoi pas ?

— Demain, je te l’apporte, s’enthousiasma-t-elle. Enfin, si je le retrouve dans mes cartons… Ah… si, je sais dans quel carton il est.

Le visage de la jeune fille s’assombrit. Ledit carton semblait lui poser problème.

— Puis-je m’asseoir à tes côtés ? demanda-t-il alors.

— Oui, bien sûr.

Il se positionna en tailleur à même le sol, dos au mur, et, après quelques hésitations, sortit un livre de son cartable. Salomé s’accroupit pour se mettre à sa hauteur. Son jean remonta de quelques centimètres laissant apparaître une chaussette rayée noire et rouge et une autre rayée noire et blanc.

— Tu lis quoi ?

Il lui montra la couverture ornée de quatre petites mouches en entourant une grosse placée au centre.

Sa Majesté des mouches[1] ? Je ne connais pas, c’est bien ?

— J’aime bien. L’un des personnages est particulièrement intéressant.

— Un seul ? plaisanta-t-elle.

— Les autres ont aussi des qualités, mais c’est surtout celui-là qui me plaît.

— Ça raconte quoi ?

— C’est l’histoire d’un groupe de garçons dont l’avion s’est écrasé sur une île, expliqua Arsène qui n’avait jamais autant parlé à un autre élève de sa classe. Les adultes sont tous morts, et il ne reste que des enfants qui essayent de survivre. Parmi eux, deux garçons se disputent pour être chef. Certains se démènent pour être secourus, mais la plupart ne pensent qu’à s’amuser.

— Et ton personnage préféré, il fait quoi ?

— Il n’est pas très aimé par les autres, alors que c’est lui le plus intelligent. Ses idées sont les meilleures, mais les autres ne l’écoutent pas. Piggy, il s’appelle. C’est un surnom qu’il n’apprécie pas, et on ignore son vrai prénom. J’ai emprunté le livre au CDI, tu pourras te le procurer après, si tu le souhaites.

Elle le questionna encore sur l’histoire, et il développa tant ses réponses que Salomé y vit de très bons signes annonçant une amitié nouvelle. Satisfaite d’avoir trouvé un point commun avec lui – la littérature –, elle lui parla du livre actuel qu’elle lisait, mais fut interrompue par la sonnerie.

— Déjà ?

La semaine s’annonçait bien meilleure.

¯

Vendredi 23 mars 2012

— Au fait, on pourrait s’échanger nos numéros de téléphone ? proposa l’adolescente lors d’une récréation.

Arsène arrêta le geste qu’elle amorçait pour sortir son portable.

— Nous n’avons pas le droit de les utiliser dans l’enceinte, la prévint-il. Donne-moi ton numéro, je t’enverrai un SMS chez moi.

— Tu veux que je le griffonne sur un bout de papier ?

— L’oral suffira.

Dubitative, elle lui transmit les dix chiffres qui lui permettraient de la joindre.

La collégienne était ravie de sa semaine. Au fil des jours, Arsène s’était livré plus facilement, même s’il discutait principalement de littérature, des contrôles à venir, des devoirs et des révisions qu’il devait effectuer pour le brevet. Elle aurait aimé qu’il parle moins souvent de tout ce qui avait trait aux cours et à l’examen de fin d’année, car cela l’agaçait à la longue. Toutefois, elle ne lui avait fait aucun reproche, de peur qu’il ne se renferme sur lui-même. Maintenant qu’elle le considérait comme un ami, elle ferait tout pour le garder.

¯

Le soir même, le collégien tapa le numéro de Salomé et lui envoya un texto. La nuit commençait à tomber quand la réponse arriva.

Salut Arsène, tu as tout retenu ! Quelle mémoire ! Wow ! \o/

Il ne voyait pas bien en quoi c’était exceptionnel de retenir une dizaine de chiffres et ne sut quoi répliquer, aussi laissa-t-il son portable sur sa table de chevet, à côté d’un dictionnaire, et poursuivit-il son livre. Après quelques minutes de lecture, il eut un choc : son personnage préféré ne s’en sortait pas.

— Mais pourquoi l’auteur l’a-t-il fait mourir ? s’agaça-t-il.

Il s’identifiait tant à Piggy qu’il eut du mal à achever sa lecture puisqu’il savait qu’il ne le retrouverait plus par la suite. Un autre personnage auquel il s’était également attaché, un garçon un peu étrange, connaissait lui aussi un destin tragique.

Le livre terminé, il en inscrivit le titre, le nom de l’auteur et la date de fin de lecture dans un carnet sur lequel il consignait scrupuleusement ses lectures et ses envies littéraires. Il le replaça ensuite dans son placard, celui où il rangeait sa collection de romans, puis mit le livre du CDI dans son sac. Qu’emprunterait-il demain ? Peut-être Alice au pays des merveilles ? Ou bien valait-il mieux attendre que Salomé le lui prête ?

Avant de se coucher, le collégien repensa à l’histoire de ces garçons perdus sur une île. En réfléchissant après avoir éteint la lumière, il constata qu’il avait beaucoup d’empathie pour les personnages mal aimés, ceux qui souffraient ou qui ne rentraient pas dans la norme.

« Parce qu’ils me ressemblent ? »

Ses pensées dérivèrent ensuite sur l’amitié et son concept. Il en avait conclu que Salomé et lui étaient devenus ce qu’on appelait des amis. Le collégien avait du mal à intégrer cette notion, puisqu’il avait perdu de vue les seuls amis qu’il avait jamais eu, au primaire. C’était étrange, aussi terrifiant que rassurant d’avoir quelqu’un en permanence avec soi. Cette deuxième semaine avec la jeune fille lui avait confirmé ce qu’il avait pressenti sept jours plus tôt : Kévin, Oscar et Alan ne l’embêtaient pas quand Salomé était dans les parages. Ils se lâchaient sur leur souffre-douleur seulement dans les vestiaires et dans les toilettes réservées aux garçons.

« Plus que quatre-vingt-dix-huit jours à tenir », décompta Arsène, comme chaque fois avant d’appeler Morphée de tous ses vœux.

Son sommeil était moins agité depuis que Salomé était entrée dans son espace. Depuis quelques années, il rencontrait des difficultés pour s’endormir. De noires pensées parasites, mêlées à la peur, tournaient en boucle dans son esprit. Cette combinaison toxique le maintenait trop souvent éveillé, les yeux grands ouverts dans l’obscurité de sa chambre. Cinq jours par semaine, il se rendait au collège avec la boule au ventre, résigné, à se demander ce que les autres allaient bien pouvoir inventer pour lui nuire. Il ne pouvait s’empêcher d’imaginer le pire, en se disant que cela se produirait un jour ou l’autre. L’arrivée de Salomé avait en partie effacé cette angoisse.

[1] De William Golding.

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