Les belles roses

8 minutes de lecture

Dimanche 25 mars 2012

Serre-moi, serre-moi fort*, Trésor !

Arsène se jeta dans les bras de sa mamie sitôt sorti de la voiture.

— Mamina !

Il l’embrassa sur sa vieille joue ridée tandis qu’elle le baisotait dans le cou.

— Que je suis contente de te voir !

Ils se séparèrent, afin qu’Hortense puisse saluer sa fille, plus classiquement, par des bises sur les joues. Tablier à carreaux noué par-dessus une chemise blanche et une jupe bleu marine, leur hôtesse les invita ensuite à entrer tout en réajustant ses lunettes ovales sur le nez.

Mère et fils se débarrassèrent de leurs chaussures et manteaux dans l’entrée. Arsène glissa ses pieds dans les pantoufles que sa mamie avait sorties du placard au préalable.

— J’ai apporté le dessert, déclara Tatiana en ouvrant son cabas.

Tandis que les deux femmes plaçaient le gâteau au yaourt dans le frigo, Arsène s’élança dans la pièce suivante, curieux de voir quelles fleurs décoraient la table. Dans un vase en verre, une dizaine de tiges surmontées de pétales rouge et jaune répandaient un léger parfum.

— Oh, les belles roses ! Viennent-elles de ton jardin ?

— Pas encore, lui répondit Hortense de la cuisine, les miennes ne fleuriront pas avant mai. Celles-ci viennent de chez M. Artaud.

— Comment va-t-il ? demanda Arsène qui aimait bien le fleuriste.

Sa grand-mère l’y emmenait souvent pour choisir ensemble les fleurs qui agrémenteraient le salon.

— Toujours bon pied bon œil et bon goût !

Arsène approcha son nez du cœur des roses en fermant les paupières. La note sucrée qui s’en dégageait était ténue, ce qu’il apprécia. Les odeurs entêtantes lui irritaient vite les yeux. Il reporta ensuite son attention sur les deux grandes fenêtres de plain-pied qui donnaient dans le jardin. Le soleil entrait à flots dans la pièce, faisant étinceler l’argenterie disposée sur la table. Le jeune garçon parcourut l’extérieur du regard, quand il aperçut un écureuil au pied du noisetier situé tout au fond dans l’angle droit. Fasciné par la créature bondissante, il l’observa. L’animal au pelage brun-roux testa plusieurs noisettes avant d’en sélectionner une et de partir en flèche chez le voisin.

— Mamina ! J’ai vu un écureuil !

— Il y en a deux, trois qui traînent dans le coin cette année, confirma Hortense en venant se placer à côté de son petit-fils.

Elle entoura ses épaules d’un bras et il posa sa main droite sur la sienne. Sous ses doigts, il perçut la dureté d’une alliance enfilée à l’annulaire. Malgré le décès de son mari quelques années auparavant, Hortense avait gardé une belle joie de vivre qu’Arsène trouvait inspirante.

— Viens, allons prendre l’apéritif. Nous irons dans le jardin après le repas.

¯

Arsène attaqua la dinde avec appétit. Il se régalait toujours chez Hortense. Sa mère et sa grand-mère discutaient des horaires impossibles de Tatiana à son travail, tandis que le garçon laissait ses pensées vagabonder par-delà les portes vitrées. Il se demandait quelle allure avait le forsythia que sa mamie et lui avaient planté, la dernière fois qu’il était venu, en automne. Est-ce que la terre lui convenait ? l’emplacement ? Était-ce l’époque de sa floraison ? Dissimulé derrière un immense pin, un endroit à la fois ensoleillé et dans la pénombre, juste ce qu’il fallait de luminosité à l’arbuste, il n’était pas visible depuis la maison.

— Et toi, Trésor ? Raconte-moi un peu, comment s’adapte Salomé ?

Tiré de ses rêveries par la voix chevrotante de sa Mamina, Arsène lui répondit avec plaisir.

— Elle a l’air à son aise maintenant.

— Qui est Salomé ? s’enquit Tatiana en lâchant des yeux le morceau de viande qu’elle découpait pour les poser sur son fils.

— C’est une nouvelle élève dans ma classe.

— Pourquoi tu ne nous en as pas parlé, à ton père et moi ?

À vrai dire, il n’en avait pas vu l’intérêt, puisque ses parents semblaient seulement intéressés par résultats scolaires.

— Peut-être parce que tu ne lui demandes pas de nouvelles de ses amis ? s’en mêla Hortense en repoussant ses lunettes à la base du nez.

— Il n’a pas envie de nous en parler, c’est tout.

Pas vraiment. Il esquivait plutôt le sujet, parce qu’il n’avait rien à dire dessus. D’où le fait que ses parents l’avaient abandonné.

— Elle s’appelle Salomé, et elle est arrivée il y a deux semaines. On est souvent assis à la même table.

« Toujours même. »

— Raconte-nous alors, lui demanda sa mère.

Il ne se fit pas prier plus longtemps, ravi de discourir d’autre chose que de l’école. Ces derniers jours, il avait eu le temps d’en apprendre plus sur la collégienne, ses goûts littéraires notamment. Pour que Tatiana soit au même niveau d’informations que sa grand-mère, Arsène décrivit également les fantaisies vestimentaires de la jeune fille et évoqua son anorexie.

Il parlait encore au moment du dessert. Le gâteau au yaourt ralentit son bagou jusqu’à l’éteindre tandis qu’il se régalait. Le petit-fils d’Hortense aida à débarrasser la table et à ranger les couverts dans le lave-vaisselle, puis tous deux partirent explorer le jardin. Arsène courut vers le forsythia.

— Oh, il est magnifique !

Des fleurs jaune vif couvraient les branches de l’arbuste.

— C’est parce qu’on l’a planté avec amour, lui murmura Hortense en se plaçant derrière lui.

Elle sélectionna un rameau et le sectionna d’un coup de sécateur.

— Normalement, la taille s’effectue après la floraison, indiqua-t-elle. Tiens, c’est pour toi. Comme ça, tu penseras à ta vieille mamie chez toi.

Elle lui sourit en lui caressant la joue. Il attrapa la brindille fleurie, la huma et, le visage rayonnant, remercia sa mamie.

¯

— Et voilà pour toi, mon Trésor. Revenez vite !

Hortense tendit, comme promis, Bilbo le hobbit à son petit-fils. Sûr qu’il le commencerait le soir même ! Tatiana attendit que les embrassades entre sa mère et son fils prennent fin, cinq roses aux tiges emballées dans du papier journal et de l’aluminium dans une main.

Arsène baissa la vitre de la voiture pour dire au revoir à sa mamie restée devant le portail. Elle lui faisait mille bisous qu’elle envoyait du bout des doigts. Tandis que la silhouette diminuait de son champ de vision, le petit-fils qu’elle adorait chérit dans son cœur ce dimanche trop vite passé. Il plaça la branche de forsythia sous ses nez, s’en caressant la peau.

— J’espère que cette fille ne va pas perturber tes études.

« De qui elle parle ? » s’étonna Arsène avant de percuter.

— Salomé ?

— Veille à ce qu’elle ne te distrait pas, lui recommanda sa mère, concentrée sur la route.

¯

Roger leva le nez de son magazine quand sa femme et son fils rentrèrent dans l’appartement.

— Comment va la vieille ? Toujours vivante ?

— Je t’en prie, arrête, rétorqua Tatiana.

Arsène s’éclipsa dans sa chambre pour déposer le livre sur sa table de chevet avant de revenir dans le salon. Il dégota un vase en métal dans le buffet et s’empressa de le remplir d’eau. Sa mère le laissa faire, car elle savait qu’il aimait s’occuper des fleurs que leur offrait Hortense.

— Des roses de son jardin ? renifla Roger avec mépris.

— Fleuriste, rectifia son épouse.

— Je me disais aussi… Elles sont trop belles pour pousser chez cette vieille sorcière.

— Roger !

D’instinct, Arsène s’isola dans une bulle dans laquelle ne se trouvaient que lui et les fleurs. Il n’avait aucune envie d’entendre les propos venimeux de son père envers sa grand-mère. L’aluminium crissa quand il l’ôta, puis il retira le papier détrempé et plaça avec délicatesse les fleurs dans leur nouveau vase. Il les écarta les unes des autres pour former un tout harmonieux, ajouta la branche du forsythia au milieu, et se laissa ensuite emporter par leur odeur avant de les positionner au centre de la table de la salle à manger. Pour finir, il emporta aluminium et papier journal à la poubelle.

— Arsène, viens là, le héla son père.

À son ton, l’enfant sentit que quelque chose n’allait pas. Une boule se forma dans sa gorge. Il repassa du côté du salon sans savoir à quoi s’en tenir. Sa mère avait quitté les lieux, mais Roger se tenait debout à côté de la table, grand et dominateur, et pointait la nappe de l’index.

— C’est quoi, ça ?

Arsène dut s’approcher, et se mettre dangereusement à la portée de l’adulte, pour comprendre le problème. Il n’avait pas fait attention à ses gestes tout à l’heure : une flaque auréolait la nappe, à l’emplacement où il avait posé le papier journal. D’habitude, il le mettait sur l’aluminium pour éviter cette conséquence si désastreuse aux yeux de son père.

— Pardon, je n’ai pas fait exprès.

— Encore heureux !

— Je vais changer la nappe et mettre celle-là à sécher, promit-il en s’activant.

La gifle claqua sur sa joue sans qu’il cherche à l’esquiver. L’enfant baissa la tête. Ses poings se crispèrent sur le bord de la nappe.

— Ça t’apprendra à être plus attentif. Dépêche-toi, on dîne dans une heure. Et mets le couvert.

¯

Lundi 26 mars 2012

— Tu as deux minutes ? demanda Salomé tandis qu’elle et son ami quittaient le collège.

Elle l’avait trouvé un peu morose aujourd’hui et souhaitait lui remonter le moral.

— Euh… oui.

— Ça te dit qu’on se prenne en photo dans le parc ? Pour mettre sur le profil de l’autre sur le portable.

— Allons-y.

De toute façon, il devait traverser ce parc afin de rentrer chez lui, cela ne lui ferait pas de détour.

— Sur ce banc ? Ou devant cet arbre ? proposa Salomé en jetant des coups d’œil autour d’elle.

— Sur le banc ?

Elle lui fit signe de s’asseoir, dégaina son portable et, par gestes, lui indiqua de sourire. Pour lui faire plaisir, il étira ses lèvres, même si le cœur n’y était pas.

— Super !

Salomé lui montra le résultat. Comme d’habitude, Arsène se trouvait triste et dans les nuages, mais il lui dit qu’elle conviendrait très bien.

« Peut-on demander une photo à une fille ou est-ce comme pour l’âge ? »

Il hésita, mais osa. La réponse enthousiaste de Salomé le détendit. Les deux amis inversèrent les rôles. Comme la plupart de ses prises de vue comportaient un flou de bouger ou des yeux fermés, Arsène la mitrailla. En revisionnant les clichés, il en sélectionna un qui lui semblait plus réussi que les autres. Salomé était beaucoup plus photogénique que lui, songea-t-il.

— Je valide ! approuva-t-elle. Je peux voir le reste ?

Il fit défiler les clichés un à un sur son écran, quand soudain il le cacha.

— Qu’est-ce qu’il y a ? dit Salomé, surprise.

— Il n’y a plus de photo de toi ensuite. C’en sont d’autres, mais personnelles. Elles ne te regardent pas.

— OK, relax !

Bien qu’étonnée par sa réaction, Salomé leva les bras, en signe de compréhension. Au même moment, un adolescent de haute taille bouscula Arsène dans le dos. Interdite, Salomé dévisagea le grand balèze qui avait poussé son ami du plat de la main : Kévin. Il s’esclaffait avec ses comparses tout en poursuivant son chemin.

— Qu’est-ce qui lui a pris, à ce débile ? Ça va ? s’inquiéta-t-elle en posant sa main sur le bras d’Arsène.

— Ne leur accorde aucune attention, rétorqua le garçon. Ce sont des cons.

Ce mot dans la bouche de son ami la surprit. Il ne l’avait pas habituée à être grossier.

Sans que l’incident paraisse le gêner plus que cela, il ajouta la photo de Salomé sur le contact de cette dernière et lui montra le résultat.

— Top ! sourit la jeune fille.

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