Get me out of this place

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Mardi 10 avril 2012

Get me out of this town…*

Arsène effaça la phrase qu’il avait inscrite sur son contrôle d’anglais. Même s’il pensait ce qu’il avait écrit, cela se révélait hors sujet.

Ce matin-là, Salomé n’était pas venue en cours. Arsène lui avait discrètement envoyé un texto à la récré, bien planqué au CDI.

Son devoir achevé, Arsène s’ennuyait et faisait tourner son stylo entre ses doigts. Il avait lu l’article de journal en anglais (trop simple), répondu aux questions (trop faciles), rempli un petit exercice à trous (n’y avait-il vraiment pas plus complexe ?) et argumenté pour ou contre le port d’armes aux États-Unis dans la rédaction libre sur le sujet.

Un coup d’œil à l’horloge murale lui apprit qu’il avait terminé avec une demi-heure d’avance. Pour la forme, le collégien se relut, ne corrigea rien, rangea son stylo-plume, puis tritura ses bracelets pour passer le temps. Il en portait quatre ou cinq à chaque poignet. Constitués de perles en bois ou de lacets en cuir, déclinés en noir ou en marron, tressés, cloutés ou embossés, ces bracelets ne le quittaient quasiment jamais. Il les agrémentait parfois de mini symboles en pendentif : un livre, une plume et une croix christique asymétrique à la barre horizontale plus allongée sur le côté droit.

Ses pensées divaguèrent vers Salomé. Malade ? Bus raté ? Décès dans sa famille ?

Soudain, une douleur vive le piqua entre les omoplates. Il bondit sur sa chaise et tourna la tête. Oscar, un compas dans la main, pointe vers sa victime, arborait un rictus satisfait. Le rouquin aux multiples taches de rousseur était un expert dans les sévices corporels de ce type.

— Arsène, qu’est-ce que tu fabriques ? le repéra madame Lépine qui déambulait dans les allées.

— Euh… rien, dit-il en remettant le nez au-dessus de sa copie.

— Pourquoi t’es-tu retourné ? Tu trichais ?

— Non !

Visage fermé, la professeure remonta jusqu’à lui et tendit une main.

— Donne-moi ton devoir.

— Je l’ai achevé depuis quelques minutes, précisa-t-il dans l’espoir qu’elle comprendrait que, s’il avait fini, il était inutile pour lui de tricher.

L’adulte s’assit à son bureau et commença à corriger, Bic rouge levé. Elle ne l’abaissa qu’une fois pour y appliquer la note. Pourtant, Arsène sentit qu’elle ne le laisserait pas en paix. Bras croisés, il patienta, sa jambe tressautant nerveusement, jusqu’à la sonnerie. L’élève pris en faute rangea ses affaires, mais ne put s’esquiver comme il l’aurait souhaité.

— Arsène, j’ai à te parler, le retint madame Lépine.

Il demeura sagement à côté de sa table, le temps qu’ils soient seuls tous les deux.

— Dis-moi la vérité. Tu trichais ?

— Non, madame. Je vous le garantis.

— Alors, que faisais-tu ?

Arsène déglutit. Jamais il n’avouerait les crasses qu’on lui infligeait. Sa confiance envers les adultes s’était étiolée le jour où il avait essayé de leur confier ses problèmes. Vainement. On ne le croyait pas. On disait que ce n’était pas grave, qu’il n’avait qu’à faire comme s’il n’entendait pas les moqueries, que les autres plaisantaient. La faute ne venait jamais d’eux. Aucun mensonge ne lui vint et il garda le silence.

— Bon. Ton carnet.

Elle griffonna dessus et le lui rendit.

— À faire signer par tes parents, indiqua-t-elle. Tu as 20/20, et on sait tous les deux que tu n’as pas besoin de tricher. Si ce n’est pas pour ça, c’est peut-être parce que tu avais envie d’embêter ton camarade.

La question sous-jacente n’obtint pas de réponse. L’élève incriminé s’efforça de rester neutre. La note n’était pas une surprise et il savait que l’enseignante trouverait d’elle-même une explication à son comportement.

— Au revoir, madame, murmura-t-il.

Elle l’avait mis en retard pour le cours suivant. Tout en tentant de faire le moins de bruit possible, il courut dans les couloirs vides, puis respira profondément avant de frapper à la porte, le cœur battant la chamade, et entra sous les regards qui lui donnaient juste envie de fuir. Il détestait ces moments où il était le centre de l’attention.

¯

« Plus que quatre heures et quarante-huit minutes. »

Calculer le temps qu’il lui restait avant la délivrance était l’un de ses passe-temps à l’époque où il ne connaissait pas Salomé. En son absence, l’habitude revint d’elle-même, tandis qu’il patientait dans la file avec son plateau. Plat du jour : filet de poulet – haricots verts/frites. Au passage, Arsène prit du pain, un yaourt aux fruits, une portion de crudités et un carré de fromage frais. Il attrapa l’assiette que lui tendait l’un des cuisiniers et alla s’installer dans son coin favori.

La présence et l’amitié de Salomé lui manquaient en cet instant. Le collégien se sentait mal à l’aise ainsi isolé, alors que cela avait été son quotidien depuis toujours. Instinctivement, il eut l’impression d’un danger imminent. Celui-ci prit la forme de trois plateaux venus se poser tout autour de lui. Oscar, Alan et Kévin l’encerclaient.

— Alors, le mioche, t’as cafté à la prof ? ricana Oscar qui s’installait en face de lui.

Kévin se plaça à la droite de sa victime et Alan à sa diagonale. Coincé.

— Non, murmura Arsène, pétrifié de trouille.

— Elle t’a dit quoi ?

— Elle a inscrit un mot dans mon carnet.

Kévin fouilla dans le sac de son petit camarade qui n’osa pas protester. La vue des biceps de l’adolescent adepte de musculation l’avait toujours tétanisé. Kévin étala le carnet de liaison au milieu de la table pour que ses amis profitent du spectacle.

Je dois vous informer qu’Arsène importune ses camarades au beau milieu d’une évaluation et qu’il a refusé d’en donner les raisons. J’espère que ce comportement gênant ne se reproduira plus.

— Ben alors, bébé ? Va falloir faire signer ça à tes parents. Ils vont pas être contents de leur gros bébé, singea Alan.

Arsène essaya de récupérer son bien avant qu’un verre, à qui on aurait donné un petit coup de pouce, ne se renverse malencontreusement dessus. Il ne comptait plus le nombre de fois où cela lui était arrivé.

— Attends, ça me donne une idée, renchérit Kévin qui lui arracha le carnet des mains et le repoussa sans ménagement.

— Rends-le-moi ! s’écria sa victime en craignant pour l’intégrité de ses affaires.

— Ah, mais va jouer avec ton biberon et fiche-moi la paix !

— T’as entendu ? continua Oscar en lui donnant une tape sur la tête.

Le garçon malmené battit en retraite et surveilla Kévin du coin de l’œil. Celui-ci cachait ce qu’il faisait, tout en riant de sa bonne idée, mais il était évident qu’il griffonnait quelque chose.

Arsène avala ses tomates à la vinaigrette en quatrième vitesse. Une seule envie le tenaillait : se barrer d’ici. Son voisin montra sa prose à ses acolytes, qui s’esclaffèrent et levèrent le pouce.

— Trop bon, Kév !

— À faire signer, hein ? annonça Kévin en remettant le carnet dans le sac. Je veux voir ça demain.

Son petit camarade, tête baissée, l’ignora et se concentra sur son poulet.

— Oh, j’te cause ! le bouscula Kévin.

— Je ferai signer, plia son souffre-douleur.

Alan planta sa fourchette dans une frite située dans une assiette qui n’était pas la sienne. Ses comparses l’imitèrent. Dépouillé en un rien de temps de ses féculents, Arsène engloutit ses haricots verts avant qu’ils ne disparaissent. On lui piqua aussi son yaourt, son pain et son carré de fromage.

— Qu’est-ce que j’ai faim aujourd’hui ! s’exclama Oscar. C’est sympa de partager, le môme.

Arsène – qui haïssait ces surnoms – termina sa viande et but une gorgée d’eau. Il faillit la recracher. Ces enfoirés avaient mis du sel dedans à son insu ! Il se força à avaler, alors que les trois autres partaient en fou rire. Les larmes lui vinrent aux yeux.

— Vous faites trop de bruit, leur signala un surveillant en s’arrêtant à leur table. Mettez-la en sourdine, s’il vous plaît.

— Pardon, monsieur, dit poliment Oscar.

— Tout va bien, Arsène ?

L’interpellé battit des paupières pour chasser les larmes naissantes et jeta un bref coup d’œil à l’adulte.

— Tout va bien, monsieur. On plaisante.

Après un dernier regard appuyé sur chaque élève, le surveillant retourna s’asseoir à sa table, au milieu du self. Oscar et Alan pouffèrent.

Arsène se leva. Une main au bout d’un bras tout en muscles l’agrippa par le pull et le força à se rasseoir.

— T’as pas fini ton verre, le rappela Kévin.

— J’ai assez bu, protesta faiblement le collégien.

— Moi, je te trouve déshydraté, commenta Alan.

Oscar secoua la salière au-dessus de l’eau. Arsène grimaça, tandis que ses yeux affolés cherchaient une échappatoire. Aux autres tables, il croisa quelques regards qui se détournèrent, aperçut des sourires moqueurs, des index qui se tendaient vers lui… Personne ne bougerait le petit doigt. Conscient qu’il n’y couperait pas, que ce serait pire s’il n’obéissait pas, l’élève prit le verre, l’approcha de ses lèvres et le sirota lentement. C’était infect ! Il entendit quelques gloussements provenant des autres groupes d’élèves.

— Allez, on va pas y passer la journée ! s’agaça Kévin.

— Plus vite, plus vite ! l’encouragèrent Alan et Oscar.

Arsène le vida d’un trait, larmoya de plus belle, se leva d’un bond en pressant une manche contre ses lèvres, s’empara de son sac et courut s’enfermer dans les toilettes. Là, il vomit tout ce qu’il venait de boire et de manger. L’affreux goût sur ses papilles lui donnait envie de s’arracher la langue.

« Pourquoi aiment-ils tant me faire pleurer ? »

Des années après s’être posé pour la première fois cette question, il ne détenait toujours pas la réponse.

Quand la crise fut passée, il s’essuya les yeux et se rinça la bouche, puis masqua ses émotions derrière un visage neutre avant de quitter l’endroit.

À l’entrée de la cour de récréation, jouxtant des préfabriqués et le bâtiment principal du collège, se trouvait une chapelle désacralisée divisée en trois parties : des salles de cours au rez-de-chaussée, une salle d’étude au premier étage, accessible par un escalier extérieur, puis un deuxième étage. C’est là que se logeait le CDI, un endroit que ne fréquentaient pas les ignares comme Kévin et sa bande, où Arsène se réfugia. La lumière filtrait à travers les vitraux restés en place et répandait mille couleurs sur les tables et rayonnages. Cette douce ambiance imposait naturellement des chuchotements tout en retenu. Arsène aimait le silence qui y régnait, le décor improbable de voûtes et de chapiteaux sculptés, ainsi que les livres qui garnissaient les bibliothèques en bois. Il en choisit un au hasard et se planqua dans le fond. Sujet du documentaire : les dinosaures. Le garçon l’ouvrit au milieu, puis glissa discrètement son carnet de liaison dedans. Le mot écrit par Kévin se trouvait sur la page suivant celui de madame Lépine.

Arsène s’est montré grossié envers l’un de ces camarades en le traitant, je cite, de connard. Ce language ne saurait être tolérer et nous espéront que vous recadrerez votre fils dans les plus brefs délais, sinon nous devront sévir.

« Les fautes… »

Malheureusement, même si ses parents les remarquaient, ils ne s’y appesantiraient pas : ils ne verraient que le contenu et puniraient leur fils qui redoutait déjà ce moment. Kévin avait ajouté un semblant de signature pour faire plus vrai.

¯

L’après-midi fut aussi cauchemardesque que le matin. Comme il avait été dénoncé – il devinait par qui – pour avoir oublié son plateau de cantine sur la table au lieu de le débarrasser, un surveillant se chargea de lui mettre un mot sous celui de la professeure d’anglais. De peur de s’en prendre un quatrième, il supporta les coups de compas dans le dos, tantôt d’Alan, tantôt d’Oscar, Kévin étant toujours installé dans le fond. Il lutta pour ne pas se retourner.

Le gong de la délivrance résonna comme un petit miracle. La journée s’achevait enfin et il lui avait survécu ! C’était toujours une de moins à affronter. Une fois dans la rue, il mit ses écouteurs et lança une musique dont neuf mots résumaient bien sa journée : comme une vie fade et si triste à pleurer…*

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