Regarder le plafond
« Accrocher la corde*, songea Arsène, faire basculer la chaise… »
Un peu radical pour éviter les ennuis avec ses parents. Quelques minutes plus tôt, il avait entendu son père rentrer en maugréant contre son travail. Cela n’augurait rien de bon pour la suite. Autant y faire face le plus tôt possible, il avait connu pire, après tout. Il s’arma de courage et se rendit dans la cuisine, carnet de liaison en main et boule au ventre. Roger remarqua ce qu’il tenait et lui fit signe de le lui donner.
— Qu’est-ce qu’ils veulent encore, tes profs ?
L’adulte lut en silence, tourna la page, lut encore, et passa l’objet du litige à sa femme.
— Eh ben, t’as fait fort aujourd’hui ! commenta cette dernière. Ce n’est pas comme ça que tu feras de grandes choses.
Son fils se recroquevilla, un air désolé peint sur le visage.
— Que tu sois tête en l’air et que tu oublies ton plateau-repas, on s’en fout, poursuivit Roger qui le regardait d’un œil noir. Mais que tu perturbes le cours et que tu insultes tes camarades, on ne va pas laisser passer. Tu sais ce que ça signifie ?
Gorge nouée, Arsène secoua la tête de haut en bas et se résigna. Son père lui désigna le salon, tandis que sa mère signait les trois mots. Leur fils ôta son pull et son tee-shirt et croisa les bras sur son torse nu, mains sur les épaules. Il savait que sa mère ne verrait rien de la scène qui suivrait, même si elle était parfaitement consciente de ce qui allait se produire. Un cliquetis lui fila la chair de poule. Il imagina son père défaisant son ceinturon et ferma les yeux en attendant le premier coup.
Clac !
La partie métallique de la ceinture lui cingla les reins. Il se raidit, mais ne bougea pas. Ce serait pire s’il essayait de se soustraire à la punition. Arsène supporta le châtiment sans broncher, en tremblant de tout son corps. Il serra les poings, les dents, tandis que son dos, déjà amoché par les pointes de compas, se faisait de plus en plus douloureux. Une punition froide et clinique.
« Je l’ai mérité, se dit-il pour justifier l’acte de son père. Je n’aurais pas dû me retourner, je n’aurais pas dû oublier mon plateau. »
Après une dizaine de coups, la ceinture reprit sa fonction première si inoffensive, et Roger l’envoya au lit sans dîner. L’enfant battu récupéra en hâte son tee-shirt et son pull, puis son carnet de liaison dans la cuisine. Sa mère lui tournait le dos, affairée au-dessus de l’évier. Cette indifférence lui causait autant de souffrance que les coups.
Un jour, il avait cherché le mot « lunatique » dans le dictionnaire après l’avoir lu dans un livre. La définition lui avait aussitôt fait penser à sa mère tantôt aimante et pleine d’attentions, tantôt indifférente.
L’enfant fuit dans sa chambre et se jeta à plat ventre sur son lit. Là, il s’autorisa à relâcher la pression. En silence.
Il détestait sa vie. Il détestait ses parents. Il détestait sa classe. Il se détestait et les autres avaient raison de le détester. Il ne valait rien. Il était nul. Nul de chez nul.
« Mais pourquoi suis-je né ? se répéta-t-il pour la énième fois. Ma mère aurait dû suivre l’avis de mon père… »
Un jour de colère, Roger lui avait asséné qu’il n’avait jamais désiré d’enfants et avait demandé à sa femme d’avorter. Tatiana avait tenu bon. Depuis la naissance de son fils, il ne montrait aucun attachement pour lui, même si parfois tous deux passaient de bons moments ensemble, en témoignaient les défis que Roger lui lançait aux jeux de stratégie. C’était l’une des rares choses qu’Arsène était heureux d’avoir appris grâce à son père. Néanmoins, l’attitude de Roger lui avait aussi appris à se méfier des adultes et à dissimuler autant que faire se peut ce qui était susceptible de mettre son paternel de travers.
Et sa mère… Comme si elle voulait se faire pardonner d’être allée à l’encontre de la volonté de son mari en donnant le jour à Arsène, elle laissait Roger battre son propre fils. Une lâcheté qu’Arsène peinait à lui excuser.
« Est-ce qu’il la frappait avant ma naissance ? » se demanda-t-il encore.
Soudain, son estomac lui rappela combien il avait faim depuis son déjeuner vomi le midi. Tant pis, il devrait attendre le petit déjeuner. Il épongea ses joues et se retourna en prenant soin de ne pas raviver les douleurs sur son échine. Ses yeux contemplèrent le plafond tandis que ses pensées suivaient de morbides chemins. Pourtant, au milieu de toute cette noirceur, une lumière apparut.
— Salomé…
Le garçon déverrouilla son portable. Pas de message.
« Elle aussi, elle me déteste, crut-il. Sinon, elle me répondrait. C’est évident. Elle me hait. »
¯
Et ce mal sur mon dos
Et ce passé sous mes bracelets
Et ces humiliations
Cette peur
Cette terreur
Ce sel sur mes plaies
Ces accusations
Ces mensonges
…
Je les mérite
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