Dans un trou noir

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Mercredi 11 avril 2012

« JE POURRAIS PEUT-ÊTRE LA SAUVER* », songea Arsène.

Il avait enfin reçu un SMS de son amie, en soirée. Elle était à l’hôpital. Non, elle ne lui dirait pas pourquoi. Non, elle ne voulait pas qu’il vienne lui rendre visite.

Arsène se doutait que son hospitalisation était due à son anorexie et réfléchissait à la manière dont il pourrait l’aider à surmonter la maladie. Comment il y parviendrait, il n’en savait encore rien, mais il se dit que s’il réussissait, sa vie aurait un peu plus de sens. Pour l’instant, il n’en voyait pas. Depuis quelque temps, il sentait qu’il voulait être utile. À qui, à quoi ? Il ne savait pas encore. Au monde ? À quelqu’un ?

À Salomé ?

En attendant de savoir comment agir, le garçon respecterait sa volonté : il n’irait pas voir son amie. Peut-être ne désirait-elle pas qu’il soit témoin de sa faiblesse ?

Arsène pria pour qu’elle revienne vite en cours. Sa journée avait été à l’image de la veille : un calvaire. La bande de Kévin se lâchait comme si on lui rendait un jouet trop longtemps retiré. À croire qu’ils avaient attendu le moment où leur cible serait sans défense pour s’en prendre à elle. Au programme : des boulettes de papier lancées sur leur victime quand les enseignants avaient le dos tourné, une opération de vidage d’assiette similaire à la veille au self (Arsène n’avait pas lâché son verre des yeux et il avait au moins pu boire une eau pure), une cartouche éclatée dans son sac… Le collégien ne s’en était aperçu qu’à son domicile. Le bas de ses cahiers et classeurs était imbibé d’encre. Arsène avait ôté ses leçons souillées, lavé ses classeurs et nettoyé le fond de son sac dans la salle de bains, à l’insu de ses parents. Il n’avait pas pris la peine de recopier ce qui pouvait l’être : tous ses cours se trouvaient dans sa tête.

Kévin avait aussi remis un mot dans son carnet en décrivant par le menu les insultes que son souffre-douleur avait prétendument lancées contre des camarades. En lisant la prose déplorable de son tortionnaire, Arsène avait secoué la tête, dépité par tant de stupidité. Il avait pris son effaceur et fait disparaître les accusations en moins de dix secondes. Cette fois-ci, Kévin avait eu la bonne idée d’utiliser son stylo-plume et non un Bic.

Le SMS de Salomé avait balayé tous ses tracas journaliers. Arsène ignorait si elle allait bien, mais se dit que ce devait être le cas si elle parvenait à lui écrire. Il ne sut pas trop quoi lui répondre et opta pour un classique « Bon rétablissement ».

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Vendredi 13 avril 2012

« Vendredi 13…, se répéta Arsène après être sorti du collège. Un mauvais jour pour les paraskevidékatriaphobes. »

Il adorait ce mot à rallonge qu’il avait découvert en recherchant par curiosité une liste des phobies les plus bizarres qui existaient. Fasciné, il avait longtemps fait rouler les syllabes sur sa langue avant de parvenir à prononcer ce mot de vingt-deux lettres au singulier à la perfection.

Son attention revint sur le chemin qu’il devait suivre. Il l’avait mémorisé la veille et il en retraça mentalement les grandes étapes.

« Je traverse le centre-ville, puis dès que je vois la pharmacie, je bifurque à gauche. Là, je contourne la cathédrale, je longe le presbytère, je descends les escaliers et je traverse la route. Normalement, j’atterris devant les pavillons. »

C’était à cette étape que ça se compliquait. Les rues étaient interchangeables et portaient toutes le nom d’un auteur. Il se rappela qu’il devait trouver la rue Blaise-Cendrars, puis attendre la troisième à droite pour être sur la bonne voie. Sa camarade de classe habitait au 3, rue Marguerite-Duras.

« Excellent chiffre », se répéta Arsène qui en aimait la symbolique.

— Bonjour madame, je suis Arsène, et je viens… Non. Bonjour madame… ou monsieur, si c’est son père qui ouvre… je suis Arsène, un camarade de Salomé. Je viens lui apporter les leçons qu’elle a loupées ainsi que les devoirs donnés par nos professeurs.

Arsène s’entraîna ainsi tout le long de sa marche en espérant que l’adulte qui l’accueillerait lui inspirerait confiance. Se confronter à des inconnus l’intimidait. Pour une fois, il avait délaissé son MP3. La musique attendrait le retour : là, il devait se concentrer sur la future conversation et la route.

La majestueuse cathédrale le rendit distrait. Chaque fois qu’il passait à proximité, il s’arrêtait quelques minutes pour contempler l’avancée des travaux. Bientôt, les échafaudages sur le clocher disparaîtraient pour dévoiler les sculptures restaurées. Arsène s’attendait à découvrir une pierre lavée de toute pollution et plus blanche qu’il ne l’avait jamais vue sur cet édifice.

« Allez, bouge-toi », s’admonesta-t-il alors qu’il tentait d’apercevoir quelque chose entre les filets verts couvrant les échafaudages.

Il trottina dans les escaliers en reprenant son entraînement.

— Bonjour madame… monsieur…

Enfin dans la bonne rue, Arsène guetta une plaque bleue comportant un « 3 » blanc à côté d’un portail. Il déglutit quand il fut devant.

« J’espère que ses parents sont gentils. »

Il ouvrit le portillon donnant sur la cour gravillonnée et sonna à la porte. En attendant qu’on vienne lui ouvrir, il lorgna la maison au pied de laquelle poussaient comme ils le pouvaient de pauvres iris dans un parterre délimité par une bordure en brique orange. Salomé vivait dans un bel endroit, de plain-pied, vaste et agrémenté de petites fenêtres sur la façade nord.

« Les iris ne doivent pas recevoir beaucoup de soleil », se dit Arsène en repensant aux leçons botaniques de sa grand-mère.

La porte d’entrée s’ouvrit en douceur et Arsène reporta aussitôt son attention sur celle qui l’accueillait. Grande et élancée, la femme qui se tenait devant lui avait les mêmes beaux cheveux noirs que sa fille. Toutefois, il remarqua que des cernes soulignaient ses yeux bleus. Nuls bijoux ni aucun maquillage ne venaient vieillir son visage. La fatigue s’en chargeait.

Arsène voulut débiter son laïus en n’oubliant pas de le ponctuer d’un signe de tête en guise de salut :

— Bonjour madame, je suis Arsène…

— Ah, bonjour Arsène, entre. Salomé m’a prévenue de ta visite. Tu peux m’appeler Aude.

Coupé dans son élan et quelque peu déstabilisé, le garçon franchit le pas de la porte pour se retrouver dans une entrée étroite. Il ôta ses chaussures et suivit la mère de son amie à une distance raisonnable.

« Ni trop près, ni trop loin. Un mètre, ça me semble bien », estima le visiteur.

Une musique s’élevait dans la maison, assourdie. À mesure qu’il progressait dans les pièces, Arsène parvint à distinguer plus précisément les notes qu’il reconnut comme celles de la Lettre à Élise.

— Salomé répète son piano. Tu peux rester là à l’écouter, si tu veux, lui chuchota Aude en l’arrêtant d’une main sur l’épaule, mais ne la déconcentre pas. Elle n’a plus que deux ou trois morceaux à jouer.

L’adulte l’abandonna à l’embrasure du salon. Stressé par la main qui s’était posé sur lui, Arsène avait réussi à n’en rien montrer. Il s’assura qu’Aude était bien partie et s’avança d’un pas. Il n’osa pas pénétrer plus avant dans ce qui lui semblait être un sanctuaire éclairé par une grande baie vitrée orientée plein sud. De dos, assise devant un piano à queue sur lequel rebondissaient les rayons du soleil, Salomé jouait. On ne voyait d’elle que sa longue chevelure, ses bras et ses mains se mouvant en douceur. Elle enchaîna avec un air de Chopin. Arsène ne bougea pas, hypnotisé par le talent de la pianiste.

Il sentit un frôlement au niveau de son pied et sursauta en baissant les yeux. De ses pupilles de cuivre, un magnifique chat noir le contempla un instant, surpris par sa réaction, puis retourna à l’exploration de l’odeur du nouvel arrivant. Arsène s’accroupit doucement et tendit une main que l’animal examina avec application avant de se laisser caresser.

Les notes de piano s’évanouirent. Le collégien se redressa, prêt à s’annoncer, quand Salomé entama une nouvelle musique, après avoir changé son cahier de partitions. Le visiteur eut un choc. C’était une chanson de son groupe favori ! Il se demanda si son amie allait chanter… Non, elle resta bouche cousue. Lui mouvait ses lèvres, laissant les mots s’échapper en silence. Cette version au piano l’émouvait. Que c’était beau ! À la fois doux et triste, puissant et mélancolique.

Mais nous saignerons encore*, chanta tout à coup la musicienne.

À la vie comme à la mort*, la rejoignit Arsène.

La jeune fille leva les doigts du clavier et se retourna.

— Vas-y, continue, l’encouragea Arsène. C’était magnifique.

— Tu connais ? s’étonna-t-elle.

— J’aime beaucoup le groupe.

— Tu me plais, toi. Viens t’asseoir à côté de moi, l’invita-t-elle en tapotant le siège.

Arsène déposa son sac à dos à l’entrée du salon, attirant l’attention du félin sur ce dernier, pénétra dans le « sanctuaire » en chaussettes et se hissa sur le tabouret.

— On la fait ensemble ? Moi au piano, toi au chant ?

Le garçon fut heureux qu’elle lui propose ce binôme. Il connaissait les paroles par cœur et ne chantait pas si souvent à haute voix. Autant en profiter !

Les doigts fins de Salomé volèrent sur le clavier, aériens.

— Ton instrument est trop bien accordé pour cette chanson, nota Arsène qui appréciait le son particulier, qu’il qualifiait de « déglingué », de la version originale.

— Ah ah ! s’amusa la pianiste. C’est bien vrai ! Si je pouvais salir un peu le son, je le ferais, mais c’est le piano de ma mère, alors pas touche ! Ça va être à toi.

Arsène n’avait pas besoin de top départ : il savait parfaitement à quelle note commençait le poème. Il entonna le premier couplet, puis prit plaisir à imiter les chœurs d’enfants présents dans le morceau. Salomé arborait un large sourire en lui jetant quelques regards de temps à autre. Tous deux communiaient par la musique, en osmose parfaite. Les dernières notes se dispersèrent dans l’air, puis Salomé reposa ses mains sur le clavier, encore habitée par son interprétation.

— Sais-tu jouer d’autres de leurs œuvres ? questionna le petit chanteur.

D’un bond souple, le chat s’invita sur les genoux de Salomé.

— Tiens, je te présente Salômbo, ma petite panthère adorée, dit la pianiste en grattant l’animal derrière les oreilles.

— C’est une femelle ?

— Yep. Race Bombay. Elle a cinq ans.

La chatte étrécit ses yeux en une fente, signe qu’elle appréciait le massage de Salomé. Elle reporta ensuite son regard perçant sur Arsène.

— Elle est belle comme tout. C’est toi qui l’as nommée, j’imagine ? demanda-t-il en comprenant la référence de son nom.

— Pas tout à fait… C’est… quelqu’un d’autre. Pour répondre à ta question, dévia-t-elle, je connais tout leur répertoire, indiqua la pianiste en lui mettant ses partitions dans les mains. Celle-ci est l’une de mes préférées. Je la joue souvent.

— Pourquoi est-ce ta préférée ? s’intéressa son ami qui feuilleta avidement les pages saturées de clés de sol, de blanches et de noires.

— L’une seulement. Il y en a tellement… Elle me fait penser à moi. À nos joies passées… À nos cœurs volés… À nos flèches en lambeaux…* Je me sens souvent comme ça. Un peu comme dans un trou noir.

— Mélancolique ?

— Pas vraiment. Plutôt comme si le meilleur était derrière moi. Comme si la vie n’avait plus rien à offrir.

Elle baissa les yeux et une expression peinée passa sur son visage. Arsène leva le nez des partitions à cet instant et capta le mal-être de son amie. Il ne sut que dire pendant quelques secondes, puis hasarda un timide :

— Tu te trompes, ce n’est pas le message de cette chanson. As-tu oublié certains vers ? Nous rêverons encore… Le cœur glorieux…* Les auteurs parlent de résilience.

— Purée, râla Salomé, toi et tes mots savants… De quoi ?

— De résilience. Cela signifie que peu importe ce que l’on endure, on se relève toujours, on s’adapte.

— Tu y crois, toi ?

Arsène s’apprêtait à dire oui, mais se tut. Cet optimisme n’était malheureusement pas le sien, c’était juste ce qu’il voulait transmettre à Salomé pour qu’elle aille mieux. Il préféra une demi-vérité :

— Parfois. De temps à autre, je me dis que l’existence est absurde, qu’il n’y a rien à espérer d’elle, que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, qu’elle ne sera qu’une succession de malheurs… Puis cela me passe, et il m’arrive de percevoir des moments plus lumineux au milieu de… de…, hésita-t-il avant de renoncer à se livrer plus avant. Veux-tu que je te dise ? Tu es la dernière personne à avoir apporté un peu de lumière dans ma vie.

— C’est vrai ?

Salomé paraissait en douter, mais ce que lui disait son ami la réconfortait.

— Vrai.

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