Rêver nos vies
Sans trop y croire*, Arsène flottait sur son petit nuage. Il se sentait à sa place depuis qu’il avait découvert la passion commune qui les unissait, lui et Salomé. Il lui semblait que leur rencontre avait été programmée par de bonnes fées pour qu’ils puissent s’épauler et affronter la vie, ensemble. Cela lui avait fait du bien de discuter avec elle autour de cette chanson.
« Encore une preuve que la vie peut avoir de bons côtés malgré tout », se dit-il.
Arsène avait toujours gardé secrète sa fascination pour ce groupe aux trente ans de carrière. C’était sa vie privée, son refuge, qu’il ne souhaitait partager avec personne. Avec qui aurait-il pu en parler de toute façon ? Surtout pas avec ses parents. Il les entendait d’ici s’ils apprenaient qu’il passait son temps, en leur absence, à regarder clips et lives, à lire des articles sur les membres du groupe et à écouter leur musique au lieu de « travailler à son avenir » pour « pouvoir faire de grandes choses ». Sa mère lui reprocherait de gâcher son potentiel ; son père, plus pragmatique, lui collerait une gifle.
Ils avaient passé au moins une heure, Salomé et lui, à jouer du piano et à chanter. Puis, il avait bien fallu parler devoirs et cours. Quatre jours qu’ils avaient rattrapés en moins de dix minutes.
Arsène rentra chez lui très en retard, ce qui provoqua la suspicion de ses parents, même s’il les avait prévenus qu’il se rendait chez une camarade absente. Il s’en sortit en racontant qu’il avait dû expliquer tous les cours de la semaine à Salomé et que cela avait duré plus longtemps que prévu.
— Très bien, ça t’a fait réviser en même temps, répliqua sa mère.
Le jeune garçon, soulagé de s’en tirer à si bon compte, accueillit le week-end comme une accalmie dans son quotidien de collégien. Ces quatre jours sans Salomé avaient été interminables. Les insultes et humiliations avaient repris comme avant, accompagnés de quelques sévices corporels. Il priait et croisait tous les doigts qu’il pouvait pour que son amie soit de retour dès lundi. Chez elle, il n’avait pas osé le lui demander.
Qu’allait-il faire durant deux jours ? Il se prépara mentalement un programme et comprit que l’ennui dominerait le samedi. Réviser, faire ses devoirs, lire des bouquins de mathématiques avancées… Il ne pourrait rien faire de plus intéressant en cachette, puisque l’un ou l’autre de ses parents serait toujours dans les parages. Dimanche, déjeuner chez sa tante Véronique, une divorcée presque quarantenaire qui élevait seule ses deux enfants. Arsène n’était pas pressé de se retrouver à table, mais il essaierait de faire bonne figure, comme toujours. Heureusement qu’il y aurait son cousin, un adolescent aux cheveux en bataille qui adorait jouer avec lui.
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Dimanche 15 avril 2012
— Alors, Arsène, c’est le brevet cette année ? s’enquit Véronique. Tu seras dans les plus jeunes à le passer !
La tante d’Arsène s’était mise sur son trente-et-un. Deux grandes créoles pendaient sous ses cheveux châtains bouclés qu’elle laissait libres. Elle avait sorti le champagne pour Tatiana et elle, des jus de fruits pour les enfants, et quelques gourmandises feuilletées garnies de saucisse, fromage ou saumon.
— Encore soixante-quinze jours avant la première épreuve, précisa son neveu qui se régalait toujours chez elle.
— Nous sommes très fiers de lui, se rengorgea Tatiana en souriant de toutes ses dents. Il a d’excellentes notes, les meilleures ! Sauf en sport, mais on s’en fiche.
— Les miens aussi ne sont pas doués en sport, rétorqua la tante d’un ton amusé. Hein, les loustics ?
— Mamaaaaan ! grogna sa fille.
La brunette teintée en blonde pianotait sur son portable en piochant de temps à autre une poignée de chips dans un bol. À ses côtés, son petit frère se tenait sagement à table et s’ennuyait ferme. Louane, l’aînée avait seize ans ; Ethan, le cadet, treize. L’éducation entre Arsène et ses cousins était aussi différente que possible. Les interdits d’un côté et la permissivité de l’autre.
— Arsène a déjà appris toutes les leçons de cette année, dans toutes les matières, appuya Tatiana en martelant ses dires d’un doigt sur la table, et il a commencé à se renseigner sur le programme de seconde.
Elle parlait toujours de lui comme s’il n’était pas là. Le benjamin de la famille sourit poliment à sa tante quand celle-ci lui adressa un regard admiratif.
— Comme tu le sais, renchérit la grande sœur de Véronique, il excelle en mathématiques ! Arsène, combien font… hmm… disons 81 812 moins 52 486 ?
Son fils cacha ses mains sous la table et répondit, après quelques microsecondes de réflexion :
— 29 326.
La mère tapa l’opération sur la calculatrice de son téléphone.
— Exact ! Et 9 518 divisé par 5 693 ?
— 1,67 et des poussières.
— Encore exact !
— Quelle rapidité ! commenta Véronique d’un air toutefois peu impressionné.
Ce genre de démonstration était monnaie courante chaque fois que son aînée lui rendait visite. Elle aimerait bien que cette dernière s’intéresse un peu à ses propres enfants pour changer. Quand elle observait son neveu, Véronique constatait systématiquement qu’il ne tirait ni joie ni fierté de ses bonnes réponses. L’enfant était aussi lassé qu’elle par les défis de Tatiana qui poursuivait :
— 1 294 fois 8 518 ?
— 11 022 292.
— Gagné, est-il besoin de le préciser ? Arsène adore les maths, déclara Tatiana d’un ton guilleret avant de boire une gorgée de kir royal.
« Faux », corrigea mentalement le concerné par cette affirmation qui replaça ses mains au-dessus de la table.
Il préférait de loin les langues et le français, mais sa mère avait décrété, sans le consulter, qu’il aimait les matières scientifiques. Arsène ne pensait pas que calculer rapidement était si prodigieux que cela, car il employait deux méthodes qu’il avait dénichées dans un des livres que lui avaient offerts ses parents : la méthode Abacus[1] et la méthode Trachtenberg[2]. Rien de plus et rien d’exceptionnel à ses yeux. Il n’avait eu qu’à les apprendre et les mettre en pratique, en agitant le moins possible les mains lorsqu’il utilisait la visualisation mentale de la méthode Abacus. Les autres l’auraient pris pour un fou !
Tout le long du repas, Tatiana discourut sur les extraordinaires capacités de sa progéniture, en ramenant la conversation sur Arsène dès qu’elle s’en éloignait.
Au café, Véronique libéra les ados. Ethan donna une tape complice à Arsène sur l’épaule et, pleins d’énergie, les deux cousins coururent dans sa chambre.
— Comme d’hab, y en a que pour toi, releva Louane qui les avait suivis.
Elle s’affala sur le lit de son frère et sortit son portable.
— J’en suis navré, rétorqua Arsène qui comprenait d’autant plus l’exaspération de sa cousine qu’il ressentait la même.
Il regrettait cet état de fait. Dans les mots qu’elle lui adressait, l’adolescente semblait toujours lui reprocher de faire son intéressant, alors qu’il n’était pour rien dans l’attitude de sa mère. Cela créait une distance entre eux.
— Une partie ? proposa Ethan tout joyeux.
— En piste ! s’écria Arsène.
Les deux garçons s’installèrent devant la console et lancèrent une course de rallye. Arsène était heureux de pouvoir enfin se comporter comme un enfant de son âge. Il l’était chaque fois davantage quand il arrivait deuxième. Entendre Ethan rire dès qu’il perdait le contrôle de son véhicule, ce qui se produisait souvent, le faisait rire, lui aussi. Voilà au moins un domaine où il n’excellait pas : les jeux vidéo ! Il fallait dire que son cousin bénéficiait de plus d’heures d’entraînement que lui. Arsène ne se souvenait pas de s’être adonné à ce divertissement ailleurs que chez sa tante.
Il appréciait Véronique et l’aurait volontiers troquée contre sa mère. C’était elle qui lui avait offert un MP3, ce petit appareil qui avait sauvé ses journées de la monotonie. Le collégien faisait croire à ses parents, qui pensaient que ce loisir le détournerait de ses études, qu’il ne l’utilisait pas ou seulement pour écouter du classique, seule musique sauvable selon eux.
— Arsène, on y va ! le héla sa mère trop tôt à son goût. Dépêche-toi ! On a de la route !
Le joueur novice crasha sa Subaru bleue contre une rambarde pour abréger la partie.
— Oh, dommage, on s’amusait bien, s’attrista Ethan. Vivement que tu reviennes !
Sa spontanéité mit un peu de baume sur le cœur de son cousin, qui appréhendait le retour au domicile. Il ne savait jamais trop dans quelle humeur serait son père ni s’il s’en prendrait une pour une raison quelconque.
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Avant de démarrer, Tatiana recoiffa ses cheveux châtain foncé avec le petit peigne qu’elle dissimulait dans la boîte à gants et se repassa un coup de rouge à lèvres, tout en complimentant son fils :
— Tu as encore amélioré ton temps de réponse au calcul mental. Je te félicite.
En chemin, par-dessus l’air de La Flûte enchantée, elle se mit à plaindre sa sœur qui avait deux enfants si paresseux, si incultes, mais qu’est-ce qu’ils feraient de leur vie ? Pas de grandes choses, ça c’était sûr.
Arsène trouvait Ethan et Louane ni meilleurs ni moins bons que les autres. Ils étaient normaux, voilà tout. Il aurait bien aimé être comme eux. Et surtout, ne pas vivre avec son père. Parfois, il rêvait sa vie, ce qu’elle serait s’il avait été dans la norme, dans une famille comme celle de Véronique. Il serait en CM2. Aurait encore un doudou entre les bras la nuit. Jouerait à chat perché avec ses copains dans la cour de récré. Irait à des goûters d’anniversaire. Préparerait la kermesse de fin d’année. Stresserait à l’idée d’entrer bientôt en sixième. Piquerait une colère pour avoir un chien. Sauterait dans les flaques. Lirait des bandes dessinées. Rirait…
N’aurait pas rencontré Salomé.
[1] Cette méthode, que l’on apprend d’abord en utilisant un boulier avant de passer à la visualisation mentale, permet de calculer les quatre opérations de base : addition, soustraction, multiplication et division.
[2] Inventée par Jacow Trachtenberg pendant ses sept années d’emprisonnement dans un camp de concentration, cette méthode permet de calculer rapidement les multiplications.
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