Ne m'en veux pas
Jeudi 10 mai 2012
— Reste encore près de moi*.
Arsène se rassit à côté de son amie, le temps qu’elle se sente d’attaque. Il s’inquiétait pour elle sans le montrer. Depuis son hospitalisation un mois plus tôt, et malgré les deux semaines de vacances, l’adolescente manquait parfois quelques demi-journées de cours. Elle avait aussi des accès de faiblesse, comme en ce moment.
— C’est bon, on peut y aller.
Ils quittèrent la salle d’étude et se dirigèrent ensemble vers la cantine. Salomé ne prit que des légumes et un fruit, tandis qu’Arsène salivait d’avance devant le canard proposé ce jour-là. Aujourd’hui, c’était décidé : il prendrait son courage à deux mains pour la faire manger plus. Il réfléchissait à la manière de procéder, en se créant mille scénarios pour trouver la meilleure méthode. Le garçon en sélectionna un et croisa les doigts pour qu’il fonctionne.
— Ce canard est un délice ! Il serait criminel que tu ne le goûtes pas, dit-il en découpant un morceau.
— Non, merci, je n’y tiens pas, déclina Salomé en accompagnant son refus d’un geste de la main.
— Allons, tu vas adorer !
Il le lui déposa dans son assiette. La jeune fille parut mal à l’aise, puis sourit d’un sourire un peu faux, piqua les dents de la fourchette dans la chair, l’approcha de ses lèvres sans pouvoir retenir un rictus de dégoût, mais finit par mettre la volaille dans sa bouche.
— Alors ? s’enquit Arsène dans l’expectative, sûr qu’elle allait se régaler.
Elle hocha la tête sans rien dire.
— En veux-tu encore un peu ? proposa-t-il.
— Non, merci.
Cette fois, Arsène n’insista pas. C’était un bon début, estimait-il. Aussi fut-il saisi de stupeur quand Salomé fondit en larmes et quitta le self précipitamment.
« Bon sang, mais qu’a-t-elle ? Serait-elle végétarienne ? »
Avait-il fait quelque chose de travers ? Peut-être était-ce déconseillé de forcer une personne anorexique à manger ? Il ne se souvenait plus de toutes ses lectures sur la maladie et culpabilisa, car son amie était partie le ventre vide, le contraire de ce qu’il avait souhaité.
— Hé, le mioche, tu fais pleurer ta p’tite copine ? lui jeta Alan, de l’autre côté de l’allée. Si tu veux des conseils auprès des filles, je peux t’en donner un : ne les approche pas !
Sa tablée éclata de rire, tout comme les autres élèves qui avaient entendu sa pique. Arsène l’ignora en priant pour que personne ne vienne l’embêter et engloutit le reste de son déjeuner à la va-vite. Il s’empara ensuite des deux plateaux, évita un croc-en-jambe, dispatcha les couverts dans leurs contenants respectifs pour faciliter la tâche des employés, récupéra la pomme laissée par Salomé puis s’employa à chercher son amie. Il ne la retrouva qu’un peu plus tard quand il la vit sortir des toilettes des filles.
— Est-ce que tu vas bien ? s’inquiéta-t-il en avisant ses yeux rougis.
— Ça va.
— Que s’est-il passé ?
Salomé garda un moment le silence, puis baissa les yeux.
— J’ai trop mangé, et ce canard était trop gras. J’ai paniqué, je ne veux pas grossir.
Arsène ne sut quoi répondre. Il souhaitait juste que son amie prenne un peu de poids et aille mieux, mais il n’avait fait qu’aggraver les choses. Sa culpabilité augmenta.
— Pardon… Je… je trouvais ce canard vraiment savoureux et je voulais que tu en profites. Ne m’en veux pas.
— Je ne t’en veux pas, le rassura-t-elle. Tu n’aurais juste pas dû insister comme tu l’as fait.
— Je ne le ferai plus, tu as ma parole, jura le garçon avant d’ajouter, contrit : Je suis nul comme ami.
— Mais non, rétorqua la collégienne, interloquée par ce qu’il pensait. Qu’est-ce que tu racontes ?
— Si, je t’ai fait du mal, alors que je ne le désirais pas.
— Hé, Arsène, ne te flagelle pas comme ça. Je t’aime beaucoup, tu sais, tu comptes énormément pour moi.
— C’est vrai ? Moi aussi je t’aime beaucoup et… et je ne veux que ton bien. Je… je t’ai rapporté ta pomme, dit-il en lui tendant le fruit, mais si tu n’en veux pas, je la mangerai. Est-ce que tu en veux ? Ou est-ce que c’est indélicat de ma part de te la proposer ? Est-ce que…
— Du calme ! l’apaisa Salomé qui voyait que son ami était plus perturbé qu’elle par ce qui venait de se produire. Merci d’avoir récupéré ma pomme, ajouta-t-elle en la lui prenant des mains. Je la mangerai plus tard.
— Tu es sûre ? Je ne veux pas avoir l’air de te forcer.
— Sûre ! Arrête de te tracasser.
— J’aimerais tellement savoir comment t’aider, avoua-t-il en se tordant les mains.
— Tu m’aides déjà beaucoup sans le savoir. Continue à être celui que tu es.
Arsène lui adressa un petit sourire en levant les yeux vers les siens. Son amie était sincère, en témoignait son clin d’œil, même s’il ne voyait pas en quoi il l’aidait.
¯
À partir de ce jour, Arsène approfondit le sujet de l’anorexie mentale en visionnant reportages, témoignages et documentaires plus pointus que ceux qu’il avait déjà compulsés. Il comprit alors à quel point il s’était trompé. Il ne pourrait pas la sauver. Elle seule le pouvait.
Cet incident avait paradoxalement renforcé leur amitié. Leurs regards se croisaient plus souvent, même si regarder dans les yeux mettait toujours Arsène un peu mal à l’aise, leurs sourires se faisaient plus spontanés dès qu’ils se voyaient, leur complicité plus intense.
Malgré tous ces signaux, ce qui se passa un jour à la sortie du collège prit Arsène complètement au dépourvu.
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