Mon espoir

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Lundi 11 juin 2012

— C’est de te revoir*.

Arsène songeait à Salomé et lui parlait comme si elle se trouvait en face de lui. Ce qui le maintenait à flot au collège, c’était sa présence. En début de journée, il ne savait jamais si elle serait là ou non. Pendant ses absences, il n’espérait qu’une chose : la revoir au plus vite. Le collégien maltraité par les autres allait régulièrement chez elle pour lui confier les derniers cours. Les deux amis en profitaient alors pour jouer et chanter, quand la pianiste s’en sentait la force. Salomé avait même appris à Arsène quelques gimmicks au piano. Leurs moments complices lui avaient donné envie d’apprendre à jouer d’un instrument de musique. Il avait parlé de ce désir à ses parents, mais pour cause d’incompatibilité de planning – aucun des deux n’était disponible pour l’emmener à des cours de piano –, la discussion sur une potentielle inscription avait été reportée à la rentrée scolaire suivante.

Son esprit momentanément égaré rappela à son hôte qu’il venait d’interrompre sa lecture. Arsène replongea dans son livre et relut un passage de la biographie que son amie lui avait offerte, allongé dans son lit. Quand la porte s’ouvrit, son stress grimpa en flèche.

— Arsène, j’ai une mauvaise… Qu’est-ce que c’est que ça ?

Tatiana lui arracha le livre des mains et leva les sourcils en voyant la couverture.

— C’est… c’est une amie qui me l’a prêté, tenta-t-il, le cœur battant.

— Ce n’est pas de la bonne musique, ça ! s’emporta sa mère dont les yeux marron s’étaient assombri de colère. Tu ne dois pas lire ce genre de choses propres à te pervertir l’esprit.

— Elle aime beaucoup ce groupe et voulait me le faire découvrir, mentit le collégien en espérant qu’elle lâcherait l’affaire.

— Qu’importe, je ne veux pas te voir lire ça. Roger !

Arsène enfonça sa tête dans ses épaules. Quelle malchance ! Jusqu’ici, il s’était toujours débrouillé pour planquer l’ouvrage et le compulser en cachette. D’habitude, sa mère ne venait jamais le voir avant de dormir, sauf lorsqu’elle repérait la lumière sous la porte à une heure indue. Il n’était pourtant pas si tard que cela, constata-t-il en un coup d’œil sur son horloge murale. À vingt et une heures trente-deux, il aurait dû être tranquille.

Son père s’incrusta dans la chambre, tandis que son épouse lui montrait l’objet du délit.

— T’as pas honte de lire ça ? s’insurgea-t-il en venant gifler son fils.

— Je le rendrai demain, promis, couina le garçon, les larmes au bord des yeux. Je lui dirai de ne plus me prêter ce genre de livres.

— J’aime mieux ça, approuva Tatiana en fourrant la biographie dans son sac d’écolier. Je vérifierai.

— Dors maintenant, ordonna Roger en le pointant du doigt avant de quitter la pièce.

Arsène s’enfonça sous ses couvertures et tourna le dos à sa mère. Celle-ci resta un moment sans rien dire puis parla doucement :

— Je venais t’annoncer une mauvaise nouvelle. Mamina est décédée.

Ces mots le foudroyèrent. Il se retourna et croisa le regard de Tatiana. Sa mère lui adressa un sourire peiné.

— C’est la vie, tu sais.

Elle vint s’accroupir au pied de son lit et lui passa une main dans les cheveux.

— Ça ira ?

Muet, son fils acquiesça. Les lèvres de sa mère se posèrent sur son front, puis elle lui souhaita d’essayer de bien dormir. La joue encore cuisante, Arsène peina à intégrer ce fait : sa grand-mère maternelle n’était plus. Il l’aimait tellement ! Elle était la seule adulte à s’intéresser à lui en tant que personne, et non en tant que le petit génie que sa mère voulait qu’il soit. Le cœur serré, il s’installa à plat ventre et serra son oreiller contre lui en laissant couler ses larmes. Et dire qu’ils devaient se voir ce dimanche ! Il n’avait même pas pu lui dire adieu… Mais comment dire adieu à quelqu’un quand on ignore qu’on ne le reverra plus ?

Toute la nuit, les bons moments qu’il avait passés avec Mamina Hortense défilèrent dans son esprit. Les Noëls, les séjours chez elle pendant les vacances, sans ses parents sur le dos, les bons gâteaux qu’elle lui préparait, les quelques euros qu’elle glissait dans sa poche en toute discrétion, les longues discussions devant la cheminée… Tous les plus beaux instants sa courte vie… Ces moments de décompression disparaissaient avec elle.

¯

Toi que j’aimais

Toi que la mort a emmenée

Toi qui me comprenais

Toi qui m’aimais

Toi

Mamina

¯

Mardi 12 juin 2012

Salomé manquait à l’appel ce jour-là. Il aurait aimé la voir, sa présence le réconfortait toujours en plus de lui éviter les agressions de la bande de Kévin. Si elle avait été là, il lui aurait parlé de sa Mamina. Une tristesse latente ne le quitta pas de la journée, tout comme le stress que lui causait la biographie prohibée par ses parents dans son sac à dos.

C’était rude pour lui d’accepter le décès d’Hortense. Il ne réalisait pas encore qu’il perdait la seule personne qui le comprenait vraiment. Plus personne ne l’appellerait « Trésor » désormais.

Le matin, il avait écouté en boucle une chanson pendant son trajet jusqu’au collège. Quelques phrases l’avaient remué. Avec le temps, elles l’aideraient à faire son deuil. Vous que j’aimais que la mort a ravis / […] / Les yeux fermés une pensée me réjouit / Avec le songe de vous moi je poursuis*. Oui, il garderait vivant le souvenir de sa Mamina qui lui avait prodigué tant de largesses dans la bonté de son cœur.

Sans prévenir, Kévin le bouscula violemment dans un couloir alors qu’il le doublait. Plongé dans le souvenir de sa grand-mère, Arsène ne s’était pas assez méfié. Le retour à la réalité fut brutal. Sous les ricanements, il heurta le mur, duquel dépassait un crochet, de plein fouet. Le bras endolori et le tee-shirt déchiré, le blessé se réfugia dans les toilettes et posa un pansement sur sa plaie. Une boîte l’accompagnait en permanence en prévention de ce genre d’« accident ». Un point rouge avait cependant eu le temps d’imbiber le tissu.

Depuis qu’il avait une amie, il anticipait moins les mauvais tours dont il était la victime toute désignée. Se méfier tout le temps des autres l’usait et, ces derniers temps, il avait lâché un peu la bride à sa vigilance, rassuré par la présence de Salomé. « Fais plus attention à toi quand elle n’est pas là », se sermonna-t-il avant de replonger au milieu des autres, l’œil aux aguets.

¯

Le soir, il se dépêcha d’aller chez son amie. Plus le livre restait dans son sac, plus il angoissait. Salomé l’attendait dans le canapé, les yeux clos.

— Ça va ? s’inquiéta-t-il.

— Bof.

Elle se redressa, l’air las.

— Et toi, bonne journée ?

— Bof, dit-il en repensant à sa grand-mère.

Il allait lui dire, pour Hortense, quand elle poursuivit :

— Qu’est-ce qui a été bof ? Les cours ?

— Oh, tu sais… c’est… je… je n’aime pas quand tu n’es pas là, débita-t-il en s’asseyant auprès d’elle et en sortant ses classeurs.

— Je suis désolée, s’attrista Salomé. J’avais envie de venir, mais ce n’était pas possible.

Arsène crut qu’elle allait pleurer. Il détourna son attention en ouvrant son cahier de texte, mais Salômbo s’incrusta en mettant son museau entre les pages. La jeune anorexique lutta un moment contre sa faiblesse, repoussa la chatte curieuse d’une main et se concentra sur la liste des devoirs. Le félin contourna Arsène en passant par le dossier du canapé et s’incrusta entre lui et Salomé. D’une patte sur sa cuisse, il lui fit comprendre qu’il aimerait monter sur ses genoux. Le collégien leva le cahier de textes pour que Salômbo puisse se lover dans son giron. Tout en tirant les leçons du jour de son sac d’une main, il cajolait l’animal au poil lustré de l’autre. Salomé recopiait consciencieusement, penchée sur la table basse. Quand elle ne parvenait pas à lire l’écriture en pattes de mouche de son ami, elle lui demandait de « traduire ». Une fois qu’ils en eurent fait le tour, Arsène sortit la biographie.

— Veux-tu la lire ? Je te la prête.

— Je l’ai déjà, mais merci, c’est gentil. Ça t’a plu ?

Arsène oublia de répondre, sous le coup de la panique. Comment allait-il se débarrasser du livre avant de rentrer chez lui ?

— Alors, qu’est-ce que tu en as pensé ? insista-t-elle.

— Elle est, euh… excellente, très instructive. Elle a comblé les quelques lacunes que j’avais encore sur le groupe. C’est vraiment un… un chouette cadeau.

En proie à une véritable terreur, il s’excusa de devoir repartir vite. En quelques gestes, cahiers et classeurs éparpillés retrouvèrent leur place dans son sac, puis il souleva délicatement Salômbo pour l’ôter de ses genoux. Que lui réservait son père s’il revenait avec le livre ? Arsène prit congé, sous le regard perplexe de Salomé, lui souhaita d’aller mieux et la quitta. Sur le chemin, il chercha une solution, n’importe laquelle. En croisant un conteneur, il songea à mettre son cadeau à la poubelle.

« Jamais de la vie ! »

Le laisser sur un banc ? Cela lui donna une idée. Il n’avait qu’à le laisser dans une boîte à livres ! Le collégien se remémora l’emplacement de l’une d’entre elles. Un peu loin, mais elle était sa seule chance. Il courut.

Essoufflé en arrivant devant la construction en forme de maison qui accueillait des livres et magazines en partage, il déposa la biographie avec un pincement au cœur. C’était difficile de se séparer d’un cadeau d’une amie alors qu’il était passionné par le groupe qui posait en couverture. Il croisa les doigts pour que ces pages trouvent un nouveau lecteur qui les traiterait avec respect, puis reprit sa course jusque chez lui. Le joggeur malgré lui demeura quelques minutes à l’extérieur, le temps de calmer les battements de son cœur et de reprendre son souffle.

— Ton sac, lui ordonna sa mère dès qu’il rentra.

« Aujourd’hui, elle est dans un mauvais jour », remarqua Arsène en ouvrant son sac comme s’il se trouvait à la caisse du supermarché.

La fausse caissière en inspecta méticuleusement le contenu.

— C’est bien. Et ça, c’est quoi ?

Elle empoigna le bras de son fils et examina la tache de sang.

— Ce n’est rien, minimisa Arsène en se dégageant. Je suis tombé et je me suis blessé.

— Quel maladroit tu fais ! Qui c’est qui va nettoyer, c’est bibi ! Enlève ça.

Arsène lui abandonna son tee-shirt maculé et se précipita dans sa chambre. Il bascula sur son lit pour se remettre de toutes ses émotions. C’était épuisant de mentir, de se souvenir de ses bobards et de trouver sans cesse des parades pour toutes sortes de situations. Mais il avait évité le pire, encore une fois.

Il se rendit compte qu’il n’avait même pas parlé de Mamina à Salomé. Resonger à sa grand-mère bien-aimée le rendit de nouveau triste. Au dîner, sa mère lui apprit que l’enterrement aurait lieu le samedi.

— Au moins, tu ne louperas pas de cours, renchérit son père, comme si aller à l’école était plus important pour Arsène que d’assister à la cérémonie pour Hortense.

¯

Mon espoir

C’est toi

Je vais mieux depuis que tu es ici

Que tu es entrée dans ma vie

Comme un chat sur Mars*

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