Elle et lui

9 minutes de lecture

Mercredi 13 juin 2012

— Tous avec moi !* brailla Kévin.

Lui et sa bande se ruèrent sur Arsène qui détala aussi vite qu’il le pouvait. Le garçon traversait le parc juste devant le collège et s’apprêtait à allumer son MP3 quand les beuglements terrifiants de son tourmenteur lui étaient parvenus aux oreilles. Dans sa course, il rangea son appareil de musique de crainte qu’on ne le lui casse dès qu’il serait rattrapé. Le fuyard ne se faisait pas d’illusion : ses petites jambes le desservaient.

Le grand Kévin le chopa par son sac à dos et le souleva. Les trois élèves se planquèrent avec des cris de victoire dans un bosquet, à l’abri des regards, tandis que leur victime tentait de leur échapper. Sans prévenir, Kévin relâcha brutalement son camarade. Arsène se réceptionna tant bien que mal. Sa cheville accusa le coup.

— Demain, on veut les réponses du DM de maths, compris, le mioche ?

— Vous les aurez, promit rapidement son souffre-douleur.

Dès qu’un professeur donnait un devoir maison, il était sûr qu’on viendrait vers lui de manière plus ou moins pacifique pour lui arracher les réponses.

— Faut qu’on en profite ! On ne sera pas dans le même lycée l’année prochaine, indiqua Oscar en plantant son index dans le torse du garçon.

Arsène sentit un immense espoir naître au creux de sa poitrine. Bientôt, il n’aurait plus à supporter ces trois-là !

— Efface-moi tout de suite ce sourire de crétin, asséna Alan en lui donnant une tape sur la tête.

— Oublie pas les réponses ! Demain ! rappela Kévin. Après, tu pourras aller crever.

Cela fit plus mal à Arsène que le coup de pied dont le collégien le gratifia à la jambe. Les trois agresseurs disparurent après qu’Oscar l’eut une dernière fois insulté de « taré ». L’enfant maltraité soupira, heureux de s’en tirer à si bon compte et doublement ravi par cette bonne nouvelle : il vivait ces derniers jours dans la même classe que ses agresseurs. Il massa sa cheville endolorie, amorça quelques pas hésitants, et rentra chez lui en boitillant, mais le cœur léger.

¯

Je suis né, j’aurais mieux fait de mourir

J’ai grandi, j’aurais mieux fait de mourir

J’ai appris que j’aurais mieux fait de mourir

Alors moi aussi je pense

Qu’il vaut mieux que je meure

Une fois le DM achevé, Arsène avait relu ce poème qu’il avait écrit un an plus tôt. La veille, il lui aurait semblé plus vrai que jamais. Pas un jour n’était passé sans qu’il songe à la mort et à divers moyens d’en finir, mais savoir que ses tourmenteurs iraient dans un autre lycée lui ouvrait un horizon plus lumineux. Et puis, quelqu’un le retenait de tenter quoi que ce soit contre sa personne.

Elle lui apportait de l’espoir. Il avait fini par comprendre qu’il pouvait compter pour quelqu’un, sinon pourquoi Salomé se serait-elle intéressée à lui, au point de l’envisager comme petit ami ? Elle était gentille et sincère. Elle était son amie, la seule. Elle lui offrait des cadeaux. Elle l’aimait. Et elle aussi allait mal. Alors non, il ne pouvait pas mourir, même s’il en avait très envie.

Elle et lui, c’était pour la vie.

Pas pour la mort.

¯

Samedi 16 juin 2012

Arsène rechignait à entrer dans la chambre funéraire. Sa grand-mère adorée, il voulait la garder bien vivante dans sa tête et dans son cœur. Ne pas la voir morte.

— Tu ne discutes pas, tu viens, lui ordonna son père.

— Dites, protesta Véronique, s’il dit qu’il n’a pas envie, fichez-lui la paix. Il va rester avec Ethan et Louane.

— Il sait très bien ce qu’est la mort. Il vient, trancha son beau-frère.

Véronique esquissa un rictus de mépris et se tourna vers sa sœur pour qu’elle agisse, mais celle-ci était déjà entrée dans la chambre funéraire. Elle baissa les yeux vers son neveu qui eut un sourire triste pour la remercier de sa tentative de lui éviter un spectacle qu’il ne désirait pas voir. Elle lui retourna un air désolé. Roger entra. Véronique tendit la main à Arsène, qui hésita, mais la prit. Cela lui donna le courage de suivre ses parents. Regard par terre et lèvres pincées, le petit-fils de la défunte leva légèrement la tête, mais s’arrêta avant d’apercevoir le bout d’un vêtement d’Hortense. Il donnerait n’importe quoi pour être dehors, avec sa cousine et son cousin. Pourquoi eux n’étaient-ils pas obligés de venir alors qu’ils étaient plus âgés que lui ?

Son regard ne quitta pas le sol jusqu’à ce qu’ils ressortent.

¯

Assis au premier rang de l’église, Arsène observait le cercueil entouré de quatre bougies. Sur le bois foncé reposait un cadre représentant sa grand-mère, toute souriante, les yeux pétillants derrière ses lunettes ovales. Il baissa la tête en sentant l’émotion le gagner. Son père l’avait prévenu : « Ne pleure pas. Les hommes, ça ne pleure pas. » Lui, pourtant, aurait bien voulu. Au lieu de cela, le collégien ravala sa peine et essaya de se détacher de l’événement pour ne pas craquer. Il se focalisa sur les lectures de la Bible, puis sur l’oraison funèbre, prononcée par sa tante, qui détaillait la vie de sa Mamina. Hortense avait vécu les heures sombres de la Seconde Guerre mondiale, perdu un frère en bas âge, connu une chimiothérapie et survécu à un cancer du sein ; elle avait aussi épousé l’homme qu’elle aimait, eu deux filles qu’elle adorait –bien qu’Arsène ait maintes fois entendu dire sa mère que Véronique était la « chouchoute » –, choisi un métier qui l’avait passionnée et avait concilié son envie d’aider les autres : assistante sociale. Décédée d’un infarctus au milieu de ses fleurs dans son jardin, elle avait vécu quatre-vingt-deux ans.

En méditant sur les épreuves et bonheurs de sa Mamina, Arsène se dit qu’aucune vie n’était totalement joyeuse ou malheureuse. La vie combinait les deux : de grands bonheurs pouvaient être suivis de grands malheurs, et inversement. Cette réflexion faite, il se demanda quand arriverait la partie heureuse de sa vie. Elle venait par petites touches, grâce à la présence de Salomé, mais ce n’était pas encore assez pour chasser toute la noirceur qui l’entourait.

Au coup de coude de sa mère, il se leva et, avec son cousin et sa cousine, déposa un lumignon devant le portrait de sa grand-mère. Ses yeux s’emplirent de larmes et il fit en sorte de ne pas croiser le regard de son père en retournant s’asseoir. La même émotion s’empara de lui lors de la bénédiction du cercueil, puis lorsque les participants adressèrent leurs condoléances à la famille. Loin d’apaiser Arsène, leurs mots, même s’ils étaient avant tout à l’intention de Tatiana et Véronique, plantaient un pieu dans son cœur et rendaient le décès de sa Mamina plus tangible.

« Ne pas pleurer, ne pas pleurer… »

Cette résolution fut encore plus difficile à tenir lorsque M. Artaud, le fleuriste préféré d’Hortense, se pencha vers lui pour lui murmurer quelques mots de soutien, et lorsque Ethan laissa libre cours à ses sanglots. Louane le prit dans ses bras pour le consoler.

« Elle ne semble pas avoir honte de lui », remarqua leur cousin en battant des cils pour chasser l’humidité de ses yeux.

Alors, d’où venait la honte que ressentirait son père si lui aussi se laissait aller ainsi ?

¯

Au cimetière, il ne put s’empêcher de s’essuyer discrètement le coin des yeux. Il n’osait lever la tête pour s’assurer que son père ne le voyait pas. Cela l’agaçait de devoir faire plus attention à ses larmes qu’à la cérémonie. Arsène pinça les lèvres quand le cercueil de sa grand-mère descendit au fond de la tombe. À la suite de sa famille, il piocha quelques fleurs séchées dans un panier. Cela lui rappela toutes les fois où Hortense lui avait montré son jardin avec fierté et appris à s’occuper des plantes, à les tailler, à les arroser, à ôter les mauvaises herbes et à admirer le résultat de ses petits travaux de jardinage. De ces instants de complicité à jamais disparus, il en garda précieusement le souvenir.

« Adieu, Mamina, ou au revoir, je ne sais pas », pria-t-il en lui-même en lançant les quelques fleurs.

Ses parents, athées, ne lui avaient jamais parlé de religion. Secrètement, Arsène se renseignait et lisait actuellement la Bible. Dans un second temps, il projetait de s’instruire sur les autres livres saints, le Coran et la Torah, puis de s’ouvrir aux autres religions et croyances du monde. Le jeune garçon ne souhaitait pas avoir une opinion tranchée sur ces questions de foi. Il préférait se dire « pourquoi pas ? » quant à la présence d’une divinité ou d’une vie après la mort, plutôt que d’appartenir à la catégorie des croyants ou des non-croyants.

Hortense avait raconté quelques histoires de la Bible à son petit-fils. Tous deux se lançaient ensuite dans une discussion sur leurs enseignements. L’ouverture d’esprit de sa grand-mère se rassasiait des questions de son petit-fils qui lui donnaient matière à réflexion. Arsène se demanda avec qui, dorénavant, il pourrait échanger comme il le faisait avec sa Mamina. Il doutait que le sujet de la religion intéresse Salomé.

« Personne », conclut-il.

¯

— On y va, annonça Tatiana après la collation offerte par la famille.

Arsène dit au revoir à Louane, Ethan, puis Véronique qui le serra un instant contre elle. Même dans un moment comme celui-là, il n’aimait pas qu’on le touche, surtout quand l’étreinte se prolongeait. Il n’avait jamais parlé de ce malaise avec sa tante, pas plus qu’avec ses parents ou ses cousins. Le collégien se sentait anormal de ne pas supporter le contact et l’évitait autant qu’il le pouvait, sans qu’il sache précisément d’où lui venait cette défiance. La faute de ses camarades qui le chahutaient ? Les coups brutaux de son père ? Seules les caresses affectueuses de sa grand-mère lui agréaient, parce qu’il avait toute confiance en elle, ainsi que les rares baisers sur son front que lui prodiguait sa mère.

Le voyage de retour fut silencieux. Par instants, Tatiana tamponnait ses yeux quand elle ne demeurait pas absente au monde à regarder sans les voir les champs qui défilaient. Roger conduisait, les yeux secs. Ayant peu d’affinités avec la famille de son épouse, ce décès ne l’affligeait en rien. Arsène se demandait même si cela le réjouissait. De temps à autre, il croisait le regard de son père dans le rétroviseur. Il n’aimait pas cela, et préféra, au bout d’un moment, s’absorber dans la contemplation du paysage.

Dès qu’ils furent rentrés dans leurs pénates, Tatiana déclara qu’elle allait se préparer un thé et se changer. Son fils, quant à lui, gagna sa chambre, avec l’envie d’être seul avec ses pensées. Quand Roger entra, l’estomac d’Arsène se contracta.

— T’as pleuré, je t’ai vu.

— Non, protesta faiblement son rejeton. C’est la fumée des cierges qui irritait mes yeux.

— Il n’y avait pas de bougies au cimetière.

L’homme s’approcha, dominant Arsène, qui reculait vers son lit, de toute sa hauteur.

— Tu nous as fait honte à pleurer comme une gamine, l’accusa Roger d’une grosse voix.

— Pourquoi Véro n’a-t-elle pas eu l’air d’avoir honte quand Ethan a pleuré ? questionna Arsène en espérant encore détourner l’attention de son père.

— Les enfants de ma belle-sœur sont des faibles. Toi, tu ne dois pas être faible, tu vaux mieux qu’eux.

La paume paternelle s’abattit contre sa joue. Arsène s’affala à moitié sur son matelas. Roger se détourna. Le garçon attendit qu’il soit sorti pour sangloter dans son oreiller. Toute la peine retenue jaillit, comme si le barrage qui l’endiguait s’était écroulé sous la gifle.

¯

Avec toi je n’avais pas peur

Avec toi je parlais des heures

Vive, curieuse et aimante

Attentive, rieuse et souriante

Tes mains se faisaient caresses

Ta voix charmeresse

Tes yeux délicatesse

Ta bouche tendresse

Tes doigts ridés quand ils me touchaient

Jamais ne m’ont terrorisé

Alors, pourquoi n’aurais-je pas le droit de te pleurer ?

Humble

Ô combien

Rayonnante

Tarte aux amandes

Énergique

Nantie d’amour

Sensible

Et éblouissante

Quelques mois plus tôt…

— Alors, comment se passe ta troisième, Trésor ?

« Horrible », voudrait-il lui avouer. Elle n’est pas informée de son « erreur » et Arsène a la défense absolue de ses parents d’en parler à sa grand-mère, chez qui il a été laissé pour les vacances de la Toussaint.

— Bien, Mamina.

— Tu as retrouvé tous tes amis ? demande-t-elle de sa voix légèrement chevrotante.

— Oui, lui ment-il.

Comment pourrait-il lui dire qu’il n’en a aucun ? Que, de son point de vue, la personne qui se rapproche le plus d’une amie, c’est elle ?

Hortense lui sourit. Alors, il se fend lui aussi d’un sourire pour ne pas lui faire de peine.

— Viens, lui offre-t-elle, allons faire un tour dans le jardin.

Elle lui tend la main. Il la prend sans hésiter.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Clémence ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0