Je m'accrocherai

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Lundi 19 juin 2012

— Tant que je pourrai*, je viendrai au collège, lui dit Salomé après une semaine d’absence. Le brevet n’est plus si loin et je refuse de louper encore des cours.

Arsène était heureux de l’entendre dire qu’elle s’accrocherait. La fin d’année serait plus douce avec elle à ses côtés. Il ne lui avait finalement rien dit au sujet de sa grand-mère, même si cela lui avait été difficile de garder cela pour lui.

Salomé tint bon et assista aux dernières heures intenses de leçons, d’exercices et de révisions.

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Jeudi 28 juin 2012/Vendredi 29 juin 2012

La matinée de jeudi débuta par l’épreuve de français, puis les troisièmes enchaînèrent avec l’histoire-géographie-éducation civique l’après-midi. Ils terminèrent par les mathématiques le vendredi.

En sortant de l’épreuve, une heure avant les autres, Arsène ne doutait pas d’avoir la mention Très Bien. Il attendit que Salomé quitte à son tour la salle d’examen, en même temps que la plupart des élèves.

Pfiou ! souffla-t-elle d’un air théâtral. Ter-mi-né ! C’était laborieux, ces maths. J’ai tout foiré, je suis sûre.

— Tu t’en tirais à merveille aux révisions, voulut la rassurer son ami.

— J’ai perdu mes moyens. J’ai stressé, j’ai mal dormi…

— Inutile de continuer à stresser. Ce qui est fait est fait. Il ne reste qu’à attendre les résultats.

Salomé expira un grand coup en relâchant ses muscles et évacua la tension.

— T’as raison ! Alea jacta est ! Tu fais quoi cette aprèm ?

— Euh… rien, dit-il surpris par cette transition abrupte.

— Tu veux venir chez moi faire des jeux de société ? lui proposa-t-elle. On pourra aussi se mettre au piano. On a bien mérité de se détendre, tu ne crois pas ?

— Il me faut l’autorisation de mes parents.

— Demande-leur, puis tu me diras par SMS. Tu viens à l’heure que tu veux.

Les deux collégiens se séparèrent. Salomé poursuivit sa route en bus tandis qu’Arsène sortait son MP3 pour accompagner sa marche à pied. Il réalisa qu’elle l’avait invité. In-vi-té. Ce mot le percuta, car il ne l’avait jamais concerné jusqu’à ce jour. Chaque fois qu’il était allé voir son amie souffrante, c’était pour lui transmettre les cours et devoirs, même s’ils s’étaient autorisé une pause piano de temps à autre. Là, ce serait pour la détente. Il croisa les doigts pour que ses parents lui accordent cette après-midi ludique.

Pendant le déjeuner, père et mère ne lui parlèrent que du brevet, de la mention espérée, puis du lycée où il irait – celui à côté du collège –, de l’avenir qu’ils voulaient pour lui, de leur fierté…

— Salomé m’a invité chez elle cette après-midi, parvint à glisser Arsène pendant un silence. Puis-je y répondre favorablement ?

— Qu’est-ce que vous allez faire ? s’enquit sa mère.

— Je l’ignore, mentit le garçon.

— Elle ira dans quel lycée ?

— Le même que moi.

— Ah, mais ce n’est pas chez elle que tu allais si souvent pour lui porter ses devoirs ? se souvint Roger.

— Oui. Elle n’a pas beaucoup de santé, tu sais.

— On peut peut-être t’y autoriser alors. Ça ne doit pas être drôle pour toi d’aller voir quelqu’un de malade, mais je te trouve très altruiste, Arsène, c’est bien, conclut Tatiana.

¯

— T’as jamais joué au Monopoly ?

Dans la chambre de Salomé, Arsène examinait le savant désordre qui indiquait qu’une adolescente en avait fait son antre. Classeurs et livres s’étalaient sur le bureau, tandis que le lit débordait de peluches. Sur le mur, des posters punaisés de son groupe favori dissimulaient le papier peint blanc piqueté de silhouettes d’oiseaux multicolores. La couleur régnait en maître, des chaussettes traînant par terre à la couette sur laquelle s’était posé un attrape-rêve bleu et brun. Une lampe fantaisie à l’abat-jour bigarré d’où pendaient des perles complétait le tableau. Dans un coin de la pièce, un carton de déménagement patientait encore, bien que cela fasse quelques mois que Salomé et sa mère avaient emménagé.

— Je suis fils unique, avec qui jouerais-je ? rétorqua Arsène en s’arrachant à la contemplation de l’univers colorée de son amie. Avec mon père, nous sommes plutôt adeptes des jeux de stratégie.

— Alors ça, c’est impardonnable de ne pas connaître le Monop’ ! le taquina-t-elle en ouvrant un placard bondé de jeux de société. Je vais t’apprendre. Choisis la musique pendant que j’installe.

Arsène analysa les disques. Sans surprise, elle possédait toute la collection de son groupe préféré. Il glissa le CD d’un de ses albums favoris dans le compartiment de la chaîne Hi-Fi et les premières notes semblables à celles d’une boîte à musique s’élevèrent.

— Très bon choix, approuva Salomé qui distribuait les billets, assise par terre.

Arsène choisit le pion bateau et la jeune fille s’octroya le chapeau. Elle lui expliqua les différentes versions des règles, mais indiqua qu’ils allaient suivre celles de base.

— Sinon, la partie va durer trois semaines, exagéra-t-elle. Allez, c’est parti ! Tiens, commence.

Le joueur novice prit les dés qu’elle lui tendait et les lança. Au fil du jeu, Arsène cumula les mauvaises décisions qui l’endettèrent. En moins d’une heure, il se fit battre à plate couture. Salomé proposa de poursuivre avec des échecs. Son adversaire accepta avec enthousiasme. Les jeux de stratégie lui plaisaient particulièrement, car ils demandaient une réflexion plus importante. Relever des défis de ce genre le motivait.

— Tu peux changer de CD, si tu veux, lui indiqua Salomé, concentrée sur sa Reine en difficulté.

Cela faisait deux fois qu’il tournait. Arsène replaça le disque dans sa pochette et inséra celui de l’album suivant. Au premier accord, Salomé s’exclama :

— Non ! Pas celui-là. Un autre, s’il te plaît.

— Pourquoi ? Serait-il trop rock pour toi ?

— Je vais chialer à une chanson, avoua-t-elle, et je n’ai vraiment pas envie. Tu n’as qu’à mettre leur dernier.

Arsène obtempéra et procéda au changement. Il aimait bien aussi cet album aux thématiques de la guerre, de l’absence et du deuil. La première piste démarrait par une cacophonie de sons – sirènes, discours, clameurs – que l’on retrouvait disséminés dans les suivantes.

Le garçon jeta un œil rapide à la playlist refusée par Salomé. Le jeune fan ne voyait qu’une chanson susceptible de la faire pleurer. En se souvenant de son contexte d’écriture, il fut glacé d’effroi et crut comprendre ce que lui cachait son amie.

— Tu…

« Non, ne dis rien ! Ça ne te regarde pas ! » s’admonesta-t-il.

— Oui ?

Il resta là, la pochette entre ses mains, mal à l’aise par ce qu’il pressentait.

— Qu’est-ce qu’il y a ? insista son amie.

— Rien ! réagit-il vivement en remettant l’album dans le range-CD.

— Je vois bien qu’il y a quelque chose. Tu ne veux pas me le dire ?

Il se mordit la lèvre inférieure et questionna, sans se retourner :

— Laquelle te fait pleurer ?

Elle demeura silencieuse quelques secondes, puis déclara :

— La deuxième…

Il avait vu juste. Écrite par le chanteur, cette chanson était un hommage à son frère jumeau, disparu quelques années plus tôt. Si Salomé pleurait sur ses mots…

— Tu viens ? le rappela-t-elle un peu brusquement.

Arsène retrouva sa place devant l’échiquier et n’osa pas regarder la joueuse qui, de son côté, évitait elle aussi de croiser ses yeux. Elle déplaça un Fou pour protéger sa pièce la plus forte. La fin de la partie se déroula dans un silence pesant. Suite à une erreur de la collégienne, Arsène accula son Roi.

— Échec et mat.

— Bravo.

— Une autre ?

— Yep ! Va falloir que je me mette à ton niveau.

— Et moi au tien au Monopoly.

Les joueurs réinstallèrent les pièces et recommencèrent. Après quelques minutes, Salomé lâcha dans un murmure :

— J’avais une sœur jumelle…

Arsène, pion en main, se pétrifia. Ce qu’il avait deviné s’avérait exact. Sans savoir comment réagir après une telle annonce, il dévisagea son amie qui s’était absorbée dans la contemplation du plateau, un air affligé tirant ses traits. Indécis, il reposa sa pièce.

— Veux-tu… l’évoquer ? lui proposa-t-il.

— Je ne sais pas, dit Salomé sans bouger. C’est trop triste et en même temps… Je ne parle pas souvent d’elle. Pas même avec maman. C’est plus avec ma psy.

Arsène décida de la laisser aller à son rythme, sans l’interrompre.

— On a toujours vécu ensemble, avec Sarah. Elle a eu une leucémie et… elle… ça… ça fait plus de deux ans.

Les larmes ruisselèrent sur les joues de la collégienne.

« Qu’est-ce que je dois faire ? s’inquiéta son ami en silence. Elle va croire que je m’en fiche d’elle si je ne fais rien. »

— Tu vois le carton, là-bas ? poursuivit l’âme en peine en le pointant de l’index. C’est certaines de ses affaires que j’ai gardées. Je n’ai pas eu le cœur encore de… de les déballer. Ça me ferait trop mal. Oui, ça fait mal*, comme dit la chanson. Tu sais, c’est comme si un morceau de moi était parti avec elle. C’est si dur…

Après avoir réfléchi un moment, Arsène se dit que la meilleure réaction serait de la prendre dans ses bras. N’aimant pas le contact, il hésita, mais mit ses appréhensions de côté. Il se pencha au-dessus du plateau de jeu, ouvrit les bras et enlaça son amie dans une tentative de réconfort. La jeune fille s’agrippa à lui et pleura, pleura… Il la laissa sangloter jusqu’à ce qu’elle mette fin à l’embrassade d’elle-même.

— Merci, renifla-t-elle. Ça fait du bien de tout lâcher. J’aurais dû t’en parler il y a longtemps, mais…

Elle n’acheva pas sa phrase.

Du coin de l’œil, Arsène vit le battant de la porte s’ouvrir. Salômbo se glissa à l’intérieur de la chambre, sans un bruit, s’arrêta un instant, comme pour analyser la situation, et vint se frotter contre Salomé. Celle-ci la souleva dans ses bras.

— Mes parents ont acheté Salômbo il y a quatre ans pour tenir compagnie à Sarah. Elle l’adorait. C’est elle qui l’a appelée comme ça.

La chatte posa ses pattes sur les épaules de Salomé et entreprit de lui lécher le visage, là où les larmes avaient coulées. La jeune fille se laissa faire tout en caressant le dos de l’animal.

— Si tu as besoin d’un confident, je peux jouer ce rôle pour toi, lui offrit son ami touché par ses épanchements. Je t’aiderai autant que je le pourrai.

— Merci. Je m’accroche, tu sais. J’essaie et j’essaie, mais parfois je n’y arrive plus.

Elle l’embrassa sur la joue.

— Merci, p’tit frère. J’ai de la chance de t’avoir.

— Moi aussi.

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Je te remercie pour ton écoute, Arsène. Ça m’a fait du bien de pouvoir te parler de Sarah. J’espère que je ne t’ai pas trop soulé, j’ai été bavarde. Désolée d’avoir pleuré.

Ne sois pas désolée. Tu en avais besoin. Non, tu ne m’as pas soulé.

Arsène n’avait cessé de penser à ce qu’elle lui avait raconté depuis qu’il l’avait quittée. Il ne pouvait même pas imaginer la douleur qui avait dû être la sienne.

« Une leucémie… Comme Allie », songeait-il, allongé dans son lit, en zyeutant son livre de chevet, L’Attrape-cœurs [1].

Sauf que Sarah n’était pas un personnage de fiction. Ce qui était arrivé à Salomé était réel. Son anorexie mentale devait être une conséquence de ce traumatisme, supposa-t-il. Résolu, Arsène se promit de soutenir du mieux qu’il pourrait celle qu’il considérait comme une grande sœur.

Ses propres problèmes lui semblaient si dérisoires en comparaison.


[1] De J. D. Salinger.

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