J’ai besoin de toi

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Mercredi 11 juillet 2012

« Le pire est derrière moi* », se dit Arsène en constatant, sur le tableau d’affichage, qu’il avait la mention Très Bien.

Bientôt la seconde, et sans doute une nouvelle classe, sans Kévin et compagnie. D’après ce qu’il avait compris, ce dernier et sa bande iraient dans un autre lycée. Arsène pourrait enfin respirer.

Salomé cria de joie quand elle vit qu’elle aussi obtenait son diplôme, sans mention, mais c’était le cadet de ses soucis. Ce serait jour de fête pour elle et sa mère.

— Tu veux venir arroser ça ce midi ? lui proposa-t-elle tandis qu’ils s’extirpaient de la foule de collégiens.

— Mes parents…

— Appelle-les. Je vais m’asseoir là-bas en t’attendant.

Arsène s’éclipsa derrière le bahut où personne ne viendrait le déranger. Il téléphona à sa mère.

— Alors, tu l’as ? demanda-t-elle aussitôt d’une voix fébrile.

Elle ne parlait pas du brevet, mais de la mention, ne se leurra pas son fils.

— 18,5 de moyenne.

— Bravo ! Oh, je suis si fière de toi, mon chéri ! Tu as le détail des notes ?

— 20 en maths, 18,5 en histoire et 17 en français.

— 20 en maths, c’est for-mi-dable ! s’exclama Tatiana.

— Oui, acquiesça Arsène sans grande conviction. Maman ? Puis-je aller fêter cela avec Salomé ?

— Quand ça ?

— Aujourd’hui.

— Ah non, tu reviens à l’appart. Vous fêterez ça plus tard, ta famille d’abord. Et on ira chez Véro ce week-end.

— D’accord.

— Je veux que tu sois rentré pour midi. Ne sois pas en retard, s’il te plaît.

Elle raccrocha. Son fils contempla l’écran de son portable, déçu.

— Alors, l’intello, on a la meilleure note de tout le collège ?

Arsène sursauta. Tout à sa conversation, il n’avait pas entendu arriver Kévin le baraqué, flanqué d’Alan dont l’acné n’allait pas en s’arrangeant et Oscar le roux.

— Tu dois en être fier, ajouta ce dernier.

— Péteux ! l’insulta Alan.

Même si Arsène ne faisait rien pour l’être, ses tourmenteurs l’avaient toujours trouvé arrogant, méprisant et dédaigneux. Leur souffre-douleur se dit que c’était la dernière fois qu’ils le malmèneraient et puisa ce qu’il avait de courage dans cette certitude afin de supporter ce qui allait suivre. Ensuite, il serait enfin libéré de leur présence.

— Ça doit te faire kiffer d’être le meilleur, non ? poursuivit Kévin en faisant craquer ses doigts.

L’adepte de musculation chopa son petit camarade par le col, le décolla du sol et le plaqua contre le mur. Tétanisé, sa victime contracta ses muscles et resserra sa prise sur son téléphone.

— Tu veux une bonne nouvelle, minus ? Nous aussi on va au lycée d’à côté. J’espère qu’on sera dans la même classe, qu’est-ce t’en dis ?

— Lâche-moi, gémit Arsène à moitié étranglé et en écarquillant les yeux de terreur.

Avait-il bien compris ? Les trois garçons iraient dans le même lycée que lui ?

— Tu vas pouvoir continuer à nous refiler les réponses aux DM.

— Et être notre punching-ball, renchérit Alan.

— Mais tu sais que si t’as envie de crever, on te retiendra pas, asséna Kévin. Vas-y ! On t’y encourage, même. Ça nous fera plaisir.

— On s’occupera de ta p’tite chérie, assura Oscar.

— Ne la touchez pas ! prévint Arsène en s’agitant.

Kévin referma la main sur sa gorge.

— Sinon quoi ? Tu nous frapperas avec tes petits poings ?

— Tu nous balanceras aux profs ? T’as pas les couilles !

Arsène peinait à respirer. La panique le gagna. Sortir de là. Au plus vite. N’importe comment. Il battit furieusement des pieds et atteignit son agresseur à l’entrejambe. Kévin le lâcha immédiatement en agrippant la partie de son anatomie endolorie tandis qu’Arsène aspirait une grande goulée d’air. Il n’eut pas le temps de fuir qu’Oscar le cogna en rugissant :

— Enfoiré !

Un poing s’abattit ensuite dans son ventre. Plié en deux, Arsène s’effondra. Alan lui piqua son portable et le fracassa au sol.

— On se casse, les mecs, ordonna Kévin en donnant un violent coup de pied dans le petit corps qui gisait. Toi, on se reverra à la rentrée si t’es pas cané avant.

Ils lui crachèrent dessus avant de détaler. Arsène déplia lentement ses bras qu’il avait placés autour de sa tête. Le coup reçu au ventre était douloureux, tout comme le dernier qui l’avait cueilli à l’arrière de la cuisse. Le souffle court, le blessé s’assura qu’ils étaient bel et bien partis. Il s’adossa contre le mur et contempla son portable en miettes. Des larmes, qu’il tenta de ravaler, lui vinrent.

— Nous serons dans le même lycée, murmura-t-il en tremblant.

Le garçon avait espéré que tout serait terminé avec eux. Il avait pensé que, après cette ultime confrontation, ses malheurs ne seraient plus que de l’histoire ancienne, toutes ces humiliations, insultes et tabassages en règle. Dans un éclair de lucidité, il comprit que ses tourmenteurs lui avaient fait croire qu’ils iraient dans un autre lycée, afin de mieux briser son espoir. Il lâcha les vannes et fondit en larmes. Il n’arrivait pas à imaginer qu’après deux mois de répit tout recommencerait.

— Hé, Arsène, qu’est-ce qui ne va pas ?

Salomé. Elle s’était inquiétée de ne pas le voir revenir.

— Pourquoi tu pleures ? Qu’est-ce qu’il y a, dis-moi ! Tu me fais peur.

Elle s’agenouilla à ses côtés et le prit dans ses bras. Lui resta la tête enfouie dans ses mains, entre ses genoux. Il se calma peu à peu, tandis qu’elle essuyait les larmes sur ses joues, du bout des doigts.

— Dis-moi ce qui ne va pas, s’il te plaît.

Il renifla encore deux fois, puis répondit d’une voix enrouée, sans la regarder :

— Ma mère refuse que je vienne arroser notre diplôme avec toi…

— Faut pas te mettre dans des états pareils pour ça, ce n’est pas grave, essaya-t-elle de le réconforter. On trouvera un autre moment. C’est pour ça que tu as pété ton portable ?

— Sa décision m’a mis en colère.

— Ben dis donc, je te savais pas si sanguin. T’es un faux calme.

Elle s’assit à côté de lui et ramassa l’appareil. D’une pression sur un bouton, elle parvint à l’allumer.

— Il marche, regarde. L’écran est fissuré et la coque à moitié fêlée, mais il fonctionne, c’est le principal. Le tactile répond toujours, constata-t-elle après un rapide test.

Il voulut lui dire que non, en fait, ce n’était pas lui qui l’avait pulvérisé, qu’il ne pleurait pas parce qu’il ne fêterait pas leur diplôme ensemble ce midi. Il voulut lui dire que c’était la faute de Kévin et de ses mots blessants s’il pleurait, que c’était Alan qui avait détruit son bien, qu’Oscar l’avait roué de coups, qu’on lui avait craché dessus, qu’on l’avait étranglé, insulté, souhaité sa mort, que tout recommencerait à la rentrée suivante…

Que ces trois idiots avaient menacé de s’en prendre à elle.

Il ouvrit la bouche pour tout déballer, mais la panique le saisit. Non. Se taire. Ne rien dire pour la protéger de toute cette violence.

Son amie se leva et lui tendit la main.

— Tu viens ?

Arsène se releva avec son aide, rangea son téléphone dans sa poche et la suivit, en s’efforçant de masquer la douleur lancinante qu’il ressentait dans son ventre et sa cuisse. Puisqu’ils n’avaient plus rien à faire ici, ils s’apprêtaient à quitter l’enceinte du collège quand une voix s’éleva :

— Bonjour, jeune homme. C’est toi Arsène Pelletier ?

L’interpellé dévisagea la femme. Un appareil photo autour du cou, un calepin dans une main, un crayon dans l’autre.

« Journaliste », l’étiqueta-t-il.

Comme il ne répondait pas, estimant que son silence valait acquiescement, elle enchaîna :

— Tu es le plus jeune diplômé de cette session et du département. Puis-je t’interviewer ?

— Non, répliqua-t-il sèchement.

Il s’éloigna d’un pas vif.

— Ce ne sera pas long ! lui promit-elle dans son dos.

La femme le rattrapa et lui coupa la route.

— S’il te plaît, je te promets que ce ne sera pas long. Je n’ai que trois questions.

— Posez-les à quelqu’un d’autre, rétorqua-t-il en essayant de la contourner.

— Juste trois, une photo, et je te laisse tranquille.

— N’insistez pas.

Il voulut passer à droite, à gauche… Elle le bloquait.

— Qu’est-ce que ça te fait d’être le plus jeune dipl…

— Je m’en fous, l’interrompit-il.

— Bon…, émit-elle, désarçonnée, avant de rebondir : Quel métier aimerais-tu exercer ?

— Aucune idée.

— Tu n’as pas de pistes ?

— Non. Nous en sommes à trois questions. Poussez-vous… s’il vous plaît.

— Ce n’était pas une vraie question, s’impatienta l’intervieweuse. J’essayais simplement de te faire creuser ta trop brève réponse. Qu’as-tu prévu pendant les vacances ?

« Crever », pensa Arsène.

— Vous éviter, répondit-il plutôt.

Cette fois, il put passer. Salomé, à sa suite, n’osait rien dire. La journaliste ne publierait rien dans sa feuille de chou locale. Elle n’avait même pas tenté de le retenir pour une photo. Arsène n’aimait de toute façon pas ce journal. La seule fois où il aurait voulu faire la une pour alerter le monde quant à son mal-être, il n’avait reçu qu’un entrefilet de huit lignes dans la rubrique faits divers. Comme si ce qu’il avait fait n’était pas grave. Pas important. Trop banal.

« Ça l’est peut-être, c’est peut-être moi qui vois des problèmes où il n’y en a pas. Personne n’a réagi l’an dernier quand je me suis… quand j’ai… »

— Arsène…

Il se retourna, presque étonné d’avoir oublié la présence de son amie.

— Je dois prendre le bus, lui rappela cette dernière.

— Eh bien… Je suppose que je dois te souhaiter de bonnes vacances.

— Tu me diras quand tu pourras venir chez moi, hein ?

Il secoua la tête de haut en bas. Elle esquissa un rapide sourire, lui dit « Salut » et bifurqua jusqu’aux arrêts de bus situés en bas du parc.

« Elle aussi, elle doit se dire que je suis taré maintenant. Elle n’a rien dû comprendre avec la journaliste. »

Le jeune diplômé continua sa route, sans musique. Pas envie. Une fois qu’il pénétra chez lui, il lui restait un peu plus d’une heure avant que sa mère ne rentre du travail. Il posa son portable bien en évidence sur la table de la cuisine. De toute façon, il n’échapperait pas à la correction, alors autant que ce soit le plus tôt possible. Arsène se réfugia dans sa chambre et s’allongea sur le dos en essayant de ne pas penser à ce qui lui était arrivé et à ce qui lui arriverait. Toutes ces émotions – peur, tristesse, colère – l’avaient épuisé.

Le bruit des clés dans la serrure lui envoya un jet d’adrénaline dans les veines. Résigné, le fils de Tatiana sortit timidement le bout de son nez.

— C’est quoi, ça ? le gronda sa mère en brandissant le téléphone fissuré.

— Je l’ai fait choir, mentit Arsène. C’est ma faute…

— Tu crois vraiment qu’on a que ça à faire de racheter ce que tu casses ? Tu me déçois.

— Pardon, s’excusa-t-il, bien qu’en réalité il n’avait jamais rien abîmé.

La calculette aux boutons manquants, les tee-shirts de sport déchirés ou troués, les règles cassées en deux, les cartouches qui explosent et tachent les cahiers, classeurs, feuilles et trousse, l’eau qui imbibe son sac à dos… Rien de tout cela n’était sa faute. Parfois, il parvenait à racheter lui-même quelques affaires, en douce, grâce à l’argent de poche que lui donnait sa grand-mère. Depuis son décès, il ne pouvait plus compter sur cette parade.

Tatiana n’ajouta rien de plus et prépara le repas pendant qu’Arsène sortait assiettes, couverts et verres. La porte claqua une nouvelle fois et une voix masculine retentit :

— Alors, le nouveau breveté ? Comment ça va ?

Roger ébouriffa les cheveux de son fils.

— J’ai obtenu la mention Très Bien, annonça le collégien en songeant que bientôt cette main paternelle qui caressait sa tête se transformerait en tortionnaire.

— Je te félicite ! Le brevet à onze ans ! Que dirais-tu du bac à douze ?

— Cette éventualité me plairait bien, assura Arsène avec sincérité.

S’il pouvait passer ce diplôme en un an au lieu de trois et prendre la tangente ensuite… Était-ce seulement possible ?

— Bon sang, qu’est-il arrivé à ton portable ? s’étonna Roger en remarquant l’appareil fissuré.

— Je l’ai fait choir, répéta Arsène aussitôt sur ses gardes.

La gifle partit aussi vite que la bonne humeur de son père.

— Ça t’apprendra à négliger tes affaires.

Ils ne parlèrent plus de l’incident pendant le repas, Roger n’ayant qu’une heure de battement pour déjeuner, mais Arsène savait qu’il prendrait son temps pour le corriger plus sévèrement le soir même.

¯

Quand il fut seul l’après-midi, le collégien grimpa sur une chaise et délogea la caisse poussiéreuse logée en haut des placards. Elle renfermait les couteaux de cuisine les plus tranchants, ceux qu’on utilisait pour découper la viande. Arsène s’empara d’une arme de taille moyenne, puis rangea la valisette à sa place.

Assis en tailleur, sur son lit, il passa un doigt sur la lame affûtée et la pointe acérée. Elle pouvait mettre fin à toutes ses souffrances, là, maintenant. Il échapperait à la correction du soir. Il ne retrouverait pas Kévin et sa bande de dégénérés à la rentrée. Il ne serait plus la bête curieuse que venaient voir les journalistes.

Après tout, qui le pleurerait ? Ses parents ? Ils déploreraient plutôt le prodige, pas celui qui était réellement leur fils. Ils ne savaient rien de lui. Il adore les maths… Rien de plus faux. Ils tiraient des conclusions hâtives selon leurs propres visions.

Tante Véro et ses cousins ? Ils n’avaient pas de vrais liens affectifs, estimait-il. Véronique ne voyait que le génie que sa sœur lui présentait, Louane ne l’aimait pas beaucoup et Ethan regretterait un partenaire de jeux vidéo.

Salomé ? Il l’avait déçue par sa réaction envers la journaliste, peut-être même choquée. Et elle aurait raison. Il ne la méritait pas. Elle le laisserait tomber, il en était persuadé.

Alors, qu’est-ce qui le retenait ?

« Abaisse cette lame », s’ordonna-t-il en tenant le manche à deux mains, pointe vers son ventre.

Des frissons le secouèrent. Il raffermit sa prise.

« Abaisse-la ! »

Une grande respiration. Il leva l’arme blanche, expira… et posa sa tête contre ses mains. L’enfant sanglota, lâcha le couteau et se demanda pourquoi il se laissait vivre. Il pouvait le faire, il le savait. Alors, pourquoi renonçait-il ? Pourquoi ne faisait-il rien pour échapper à la punition prévue ce soir ? Il dissimula le couteau dans le tiroir de sa table de chevet.

« J’ai besoin de toi, Salomé. Ne m’abandonne pas. »

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