Sur un fil

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— J’obéis*.

— Bien, déclara son paternel, satisfait de la réponse à sa question « Tu fais quoi quand on te dit de faire quelque chose ? ».

Pas d’humeur, Roger lui avait ordonné d’enlever son tee-shirt. Arsène, qui avait mis à profit l’après-midi pour se détacher de tout ce qui pourrait lui arriver, n’avait pas réagi. Après la question, il ne put qu’obtempérer. Il se dévêtit, l’esprit ailleurs, comme s’il n’habitait plus son corps. De sa grosse pogne, son père le frappa au visage avant de lever la ceinture.

¯

Dans la salle de bains, Arsène s’examina. La peau sous son œil virait au noir. Il ôta le mouchoir de ses lèvres ensanglantées, essuya son menton et le haut de son cou, puis tâta son nez endolori. Son crâne le lançait. D’une contorsion, l’enfant battu observa son dos contusionné.

Tatiana rappliqua.

— Si tu ne faisais pas autant de bêtises, ton père ne serait pas obligé de te corriger. Ça me rend triste, tu sais, que tu ne t’améliores pas. Tu es tellement maladroit.

— Pardon, émit-il, la gorge serrée.

L’adulte ouvrit une boîte de pansements et en appliqua sur les plaies dorsales.

— Montre ton visage. Mmh… bon, j’annule le déjeuner chez Véro. Tu ne sors pas de l’appart tant que toutes ces traces n’auront pas disparu.

— Oui, maman.

— Pendant les vacances, je veux que tu potasses le programme de seconde, puis celui de première. Allez, au lit.

Si son portable n’avait pas connu d’accident de parcours, Arsène se serait pris en photo, comme il le faisait chaque fois que son visage ou son corps avait été marqué par la force de poings. Il compilait les clichés dans son ordinateur, en pensant qu’un jour, peut-être, ils lui seraient utiles.

Alors qu’il s’insérait sous ses draps, Arsène vit son père entrer dans la pièce. Il se recroquevilla instinctivement sur son oreiller. Roger se pencha au-dessus de lui et l’embrassa sur le front.

— Encore bravo pour ta mention. Je t’aime, mon fils, ajouta-t-il avec un regard tendre, et je suis fier de toi. Bonne nuit.

Ce genre de phrases de sa part était monnaie courante après chaque tabassage sévère. Arsène en était à chaque fois choqué. Ces mots d’amour paternel lui fracassaient le cœur. Il ne comprenait rien à son père. Roger l’aimait-il vraiment ? Si oui, alors pourquoi le frappait-il ?

¯

Son mal de crâne amplifia et le réveilla au beau milieu de la nuit. Impossible de se rendormir. Pour patienter, il regarda son portable et éprouva quelques difficultés à ouvrir le message de Salomé. Le tactile ne marchait plus aussi bien. Entre deux rainures, il parvint à lire :

Alors, tu sais quand tu pourras venir ?

Il lui répondrait demain, décida-t-il en coupant son téléphone. Ou jamais. D’un geste, il ouvrit le tiroir de sa table de nuit et s’empara du couteau. La lame luisait faiblement sous l’éclairage extérieur qui filtrait entre les volets. Le tranchant du fil capta un éclat de lumière. Il tourna l’arme entre ses mains, fasciné par la promesse qu’elle recelait : la fin de toutes ses souffrances.

« Mais Salomé ne t’a pas laissé tomber finalement. »

Cette pensée le poussa à ranger le couteau sans l’utiliser. Cela le rassurait qu’il soit là, tout près de lui, au cas où tout deviendrait trop difficile à supporter. L’enfant s’allongea sur le côté et observa ses poignets, débarrassés de ses bracelets. De l’index, il caressa les fines lignes qui lui barraient les veines, deux petites bosses sous son doigt, comme si sa souffrance s’inscrivait en braille sur sa peau. Deux traits, comme deux négations de la vie. Il s’était senti tellement bien ce jour-là ! Serein. Il n’avait plus eu peur de rien. Ces cicatrices lui rappelaient qu’il était capable de le faire. Pour réussir, il ne fallait qu’une chose : que personne n’intervienne cette fois-ci, ou alors trop tard.

Il se souvint du poème qu’il avait écrit peu de temps après et qui ressemblait, visuellement, à une pointe de flèche. Pas besoin de relire ses notes : il était gravé dans son esprit.

Raté

J’ai raté

Je suis un raté

Je me suis réveillé

J’aurais voulu garder

Les yeux fermés

À jamais

Un an plus tôt…

— Maman ? l’appelle Arsène d’une petite voix, incertain de la réaction de sa mère quant à ce qu’il va lui demander.

Dérangée dans sa cuisine, elle répond sans le regarder :

— Oui ?

— J’aurais besoin d’acheter quelque chose sur Internet. J’aimerais… cacher les traces de mon « erreur ».

Elle relève la tête. Ses yeux sont irrités par la découpe d’un oignon. Arsène aimerait croire qu’elle pleure sur lui, mais il sait bien que cela n’arrivera jamais.

— À quoi as-tu pensé ? lui demande-t-elle.

— Des bracelets en cuir. J’ai trouvé des modèles sur un site. Et des straps de maintien pour le sport.

— La carte bleue est dans mon sac à main.

Elle se remet à émincer le condiment.

La tristesse se peint sur le visage d’Arsène qui aurait tout donné pour un geste d’amour de sa mère, un regard tendre ou des paroles réconfortantes. Le garçon au cœur déchiré retourne sur le site en question et commande les deux assortiments de bracelets qu’il a repérés. Il hésite un peu et ajoute au panier quelques pendentifs décoratifs. Il espère que ses parents n’en comprendront pas la symbolique qu’il leur accorde. Arsène valide et paye, puis procède de même sur le site dédié aux articles sportifs.

Dans quelques jours, il n’aura plus à supporter la vision de ses cicatrices.

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