Le temps s'est arrêté
Dimanche 5 août 2012
— … et tout a continué*. Sauf que moi, je n’étais plus vraiment là.
Arsène l’écoutait en silence, assis sur le lit de son amie au milieu des peluches. Salomé racontait sa vie, celle avant la disparition de sa jumelle, et maintenant celle d’après.
— On me parlait, je n’entendais rien. J’étais toujours… « absente », comme si le temps s’était arrêté pour moi, en même temps que celui de Sarah. Je refusais de manger. Je n’avais plus goût à rien. J’ai mis longtemps à quitter cet état, même si je sais que je n’en suis pas encore sortie… Mais je progresse ! J’ai loupé toute la fin de ma cinquième, mais je suis quand même passée en quatrième. À la rentrée, c’était vraiment dur. Nos amies communes avec Sarah ne savaient plus comment se comporter avec moi. Même les profs. Et puis, mon père nous a quittées une première fois à la fin de l’année, et il est revenu quelques mois plus tard, avant de nous réabandonner au début de ma troisième. Il dit que c’est trop dur pour lui sans… sans Sarah. Maman a alors pris la décision de déménager. Nouveau départ, nouvelle ville, nouvelle vie… Mais surtout, on devait tourner le dos à tous les souvenirs qu’on avait, moi à l’école, maman et moi dans la maison… Elle n’a pas mis longtemps à trouver quelque chose, elle passait ses soirées à éplucher les offres des agences, à faire des allers-retours pour visiter, en même temps qu’elle cherchait un nouveau poste. Nous avons emménagé en mars de cette année, comme tu le sais. Ça m’a fait du bien de voir de nouvelles têtes…
— Et maintenant ? Comment te sens-tu ? s’enquit Arsène.
Salomé haussa les épaules. Pendant qu’elle parlait, elle avait natté ses longs cheveux aile de corbeau sur le côté. Elle laissa les trois brins libres, sans les retenir par un élastique.
— Il y a des hauts et des bas. En ce moment, ça va mieux, c’est pour ça que je t’ai demandé si tu voulais bien qu’on ouvre ce carton ensemble. Ça me… je ne sais pas… rassure ?
— Comment veux-tu qu’on procède ? Je déballe ? Tu déballes ?
Salomé réfléchit en regardant ses chaussettes, l’une rayée de noir et de bleu, l’autre rayée de noir et de vert, puis décida qu’elle allait le faire. Elle se leva du lit, plongea une main un peu tremblante dans le carton et en retira un cadre photo enrobé de papier bulle. Elle en ôta la protection. Arsène s’approcha pour contempler les deux fillettes.
— Quel âge aviez-vous ?
— Huit ans.
Il examina attentivement les visages.
— Est-ce toi, ici ? hésita-t-il en montrant la fille de gauche.
— Gagné.
— Vous vous ressemblez beaucoup.
Mêmes cheveux noirs, même air rieur, mêmes trous au milieu de leurs dents de lait, mêmes yeux azur… Seuls leurs vêtements différaient : une robe rouge et des collants noirs pour Sarah, une robe bleue avec des collants blancs pour Salomé. Toutes deux étaient assises sur une balançoire à deux places.
— Elle me fait penser à une certaine pochette d’album, souligna Arsène avec un sourire.
— Bien vu ! On était déjà fans, à l’époque, et on trouvait ça marrant de reproduire la pochette. Sarah aurait aimé se teindre en blonde, mais les parents ont refusé.
Salomé eut une pensée émue pour ce moment de sororité complice, et un léger sourire teinté de mélancolie naquit sur ses lèvres.
— Tu peux la poser sur mon bureau ?
Son camarade prit le cadre comme s’il s’agissait d’une relique et l’installa avec précaution à côté de la lampe.
— Sa peluche préférée…, poursuivit la survivante en tournant un lapin blanc entre ses mains. Tu peux la mettre à gauche de la photo.
La peluche avait bien vécu comme en témoignaient les pattes et les oreilles usées, là où devait la tenir jadis sa petite propriétaire. En jetant un œil sur les doudous jalonnant le lit de Salomé, Arsène remarqua un lapin identique. Ensuite, la jeune fille sortit un album photo, qu’ils regardèrent ensemble, puis un yo-yo, une Barbie, des animaux en résine, des figurines de personnages de dessins animés, un livre écorné…
— Alice au pays des merveilles, le présenta la sœur de la défunte. On l’adorait, toutes les deux. Je voulais te le prêter, tu sais, quand je suis arrivée au collège, mais je n’ai jamais eu le courage de… Si tu veux le lire, tu peux le prendre maintenant.
— Je veux bien, approuva Arsène en plaçant l’ouvrage-relique à part.
Il dispersa ensuite les autres souvenirs dans la chambre, en suivant les instructions de son amie. Pour terminer, Salomé alluma une bougie parfumée à la menthe et retourna s’asseoir sur son lit, dos au mur. Son ami la rejoignit.
— Est-ce que ça va ? la questionna-t-il.
Elle secoua la tête sans rien dire, la gorge nouée. Elle attrapa le lapin blanc en peluche et se mit à le malaxer, comme elle le ferait d’une balle anti-stress. Arsène lui serra la main en espérant que ce geste ne serait pas mal interprété.
— Merci d’être là, p’tit frère, lui murmura-t-elle. Je n’aurais pas réussi si j’avais dû tout déballer seule ou avec ma mère.
Ils gardèrent encore le silence, le temps qu’Arsène parvienne à trouver la meilleure manière de poser une question qui le taraudait depuis qu’ils se connaissaient.
— Pourquoi t’es-tu attachée à moi, la première fois qu’on s’est vus ?
— Tu ne l’as sans doute pas remarqué, mais tu es le seul qui ne m’a pas jugée sur mon physique. J’ai senti tous les regards sur moi, le jour où je suis arrivée dans ton collège, sauf le tien. J’ai essayé de copiner avec les autres filles, mais j’ai vite compris que je n’avais pas ma place parmi elles, qu’elles ne m’acceptaient pas. Toi, tu n’étais pas très sympa au début, mais c’était plus de la maladresse de ta part, pas vrai ? Et puis, tu n’avais pas l’air d’avoir d’amis, alors je me suis dit que je pourrais l’être pour toi et que tu pourrais l’être pour moi.
— C’est vrai ? Tu m’as choisi pour ami ?
— Bien sûr ! s’exclama-t-elle en le regardant dans les yeux. Et je ne le regrette pas. Tu sais comment mes sentiments ont évolué…
Arsène lui lâcha la main.
— Ne va pas croire que les miens ont pris la même direction ! paniqua-t-il. Tu es une amie, c’est tout.
— Eh, relax ! Je t’ai déjà dit que je patienterai.
— Mais si moi je ne tombe jamais amoureux de toi ? Tu patienteras en vain.
— Eh bien, je me ferai une raison, qu’est-ce que tu veux ? soupira-t-elle en baissant la tête. Tu resteras toujours mon ami, ça c’est sûr !
— Toi aussi, tu seras toujours mon amie.
« Rien de plus. »
¯
Sur le chemin du retour, Arsène éprouva un sentiment ambivalent, entre la satisfaction de se sentir enfin utile à quelqu’un, la fierté d’avoir été choisi comme ami et la confusion de se dire que, sans le décès de Sarah, lui et Salomé ne se seraient jamais connus. Sans le drame qu’avait vécu son amie, sa vie à lui se serait peut-être bien terminée le jour des résultats du brevet… si ce n’était avant.
Ils n’avaient pas reparlé de l’incident avec la journaliste. Salomé ne lui avait pas non plus demandé pourquoi il avait mis deux semaines avant de venir la voir pour qu’ils fêtent leur diplôme. Le coquard avait mis tout ce temps pour s’estomper, et il avait cherché une excuse à fournir au cas où elle lui poserait la question sur sa longue absence. Depuis, ils s’étaient revus une fois par semaine, toujours chez elle. Ensemble, il avait débriefé le roman de Lewis Carroll avec passion. C’est ainsi qu’Arsène apprit que son amie n’avait jamais lu la suite. Cette information se logea dans un coin de sa tête.
Le vacancier aimait bien la mère de son amie. Aude, même si elle n’était pas souvent présente, veillait toujours à ce qu’il puisse se régaler d’un goûter en lui préparant des biscuits faits maison. L’adulte était toujours accueillante et aimable avec lui, respectueuse et attentionnée.
Chez lui, il avait ingurgité tout le programme de seconde, une partie de celui de première et lu la plupart des œuvres dont il serait question tout au long du lycée. En l’absence des adultes, il se mettait une playlist sur son ordinateur ou regardait les interviews de son groupe favori. Durant ces vacances, il se sentait détendu, serein, et tout se passait bien avec ses parents qui n’avaient pas eu de nouvelles occasions de le punir. De son côté, le couteau resta sagement dans le tiroir.
Pourtant, quand la mi-août fut dépassée, l’anxiété revint et alla crescendo jusqu’à la date de rentrée. Comment se comporteraient les nouveaux élèves avec lui ? Même la musique, sa soupape de sécurité, ne parvenait plus à l’apaiser. Le temps des vacances avait défilé trop vite. La veille de la rentrée, il se remémora la précédente, la pire de son existence.
Un an plus tôt…
La troisième sera la plus mauvaise année de sa vie, il le sent. Déjà les regards des élèves se posent sur lui, les conversations meurent sur son passage, on chuchote dans son dos.
En ce jour de rentrée, il est plus seul que jamais. Sa nouvelle classe ressemble beaucoup à celle de l’année précédente. Ses tourmenteurs ne tardent pas à reprendre leur activité fétiche. Ils le pressent de questions, lui font sans cesse revivre son dernier jour de quatrième qui s’est achevé dans le sang, le traitent de taré… Comme il ne leur répond pas, il gagne quelques coups de poing dans le ventre.
Il ne croise pas l’enseignante qui a été témoin de son passage à l’acte, ce qui le soulage et le remplit de honte à la fois, car il est sûr que c’est à cause de lui qu’elle a demandé une mutation.
Les adultes font comme si rien ne s’était passé, mais il surprend parfois leurs regards, qui se détournent vite. Il ne sait pas ce qui le blesse le plus : l’apparente indifférence des grandes personnes ou les insultes et coups de ses camarades ?
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