Au diable les autres
Jeudi 6 septembre 2012
— On oublie nos fautes*, OK ?
Arsène et Salomé, tous deux en salle d’étude avant la reprise des cours l’après-midi, planchaient sur des exercices d’espagnol. Chacun avait ensuite corrigé le travail de l’autre. Arsène avait relevé plusieurs maladresses chez son amie, tandis que celle-ci n’avait trouvé qu’une faute. Cette seule erreur avait le don de mettre le lycéen de travers. Il détestait être pris en défaut. On le lui avait sans cesse répété d’atteindre l’excellence. Quelle déception pour ses parents sinon ! Salomé avait remarqué son agacement et s’était empressée de lui demander d’oublier. Son jeune camarade remballa ses affaires, contrarié, et ils se dirigèrent au pas de course vers le gymnase.
Voilà une matière dans laquelle Arsène ne ferait jamais d’étincelle : l’EPS. Il s’en moquait, car personne ne lui avait dit qu’il fallait muscler son corps aussi bien que son esprit. Quand on lui demandait pourquoi il n’aimait pas le sport, il rétorquait qu’il trouvait cela inconcevable de prendre plaisir à écraser et humilier son adversaire, puis de s’en réjouir. Ce principe de compétition lui était étranger.
Arrivé bon dernier, le duo vit l’un des nouveaux élèves discuter avec le professeur de sport et profita de la diversion involontaire qu’il lui offrait pour ne pas que son retard se fasse remarquer. Dès qu’il entra dans le vestiaire des garçons, Arsène fut pris à parti par Kévin.
— Hé ! L’intello ! Comment ça se fait que t’es à la bourre ? Tu bécotais ta p’tite chérie, hein ?
L’interpellé ne daigna pas répondre. Il installa ses affaires sur un bout de banc libre et commença à se changer en espérant que l’adepte de muscu n’aurait pas le temps d’aller trop loin dans les provocations.
— J’suis sûr que tu la bécotais ! C’est les hormones, ça.
D’un geste vif, Kévin lui piqua son pantalon de sport, alors qu’Arsène avait déjà enlevé son jean.
— Eh ?!
¯
Lucas, pour sa première séance de sport, devait s’entretenir avec son professeur. Dans le local qui réunissait les enseignants, à l’entrée du gymnase, il demanda à parler à monsieur Garrel. Tous deux allèrent discuter à l’extérieur, à la demande de l’élève.
— Je suis nouveau dans le lycée. Lucas de Pizan.
— Oui, Lucas, j’ai vu ton nom sur la liste, acquiesça le professeur en se demandant pourquoi cet élève se sentait obligé de venir se présenter à lui.
— J’avais un truc à vous dire avant le cours, enchaîna Lucas, une peu embarrassé. Je voulais vous prévenir que… euh… eh bien, que j’ai été… amputé d’un avant-bras et d’une jambe quand j’avais huit ans.
— Oh ? ne put se retenir l’enseignant pris au dépourvu.
— Je ne veux pas de votre pitié, se dépêcha de préciser le lycéen. Laissez-moi terminer, s’il vous plaît. J’ai des prothèses de qualité, donc ça ne me gêne pas au quotidien, même en sport.
Il retira la manche de son sweat trop long qui lui camouflait les doigts et dévoila une main myoélectrique blanche en titane.
— Comme vous le voyez, je peux remuer chaque doigt, démontra-t-il en pliant et dépliant ses articulations. La jambe, je la remplace par une lame de carbone quand je fais du sport. Je préférais que vous soyez informé avant de me voir avec, comme ça si vous avez des questions, il vaut mieux me les poser maintenant.
— Je te remercie pour ta démarche. Donc, concrètement, qu’est-ce que ça change pour toi ? Est-ce qu’il faut que j’adapte mes cours ?
— Pas besoin. Je suis comme tous les sportifs. Je pratique l’athlétisme et m’en sors très bien. La seule chose qui change, c’est que je mets plus de temps que les autres dans les vestiaires.
— OK. Si jamais quelque chose ne va pas, je veux que tu me préviennes, on est d’accord ?
— D’accord, monsieur… Monsieur ? Je voulais aussi vous demander… Si vous entendez d’autres élèves qui me charrient sur mon handicap… n’intervenez pas. Je gère.
L’adulte observa un moment de silence puis concéda :
— OK, mais jusqu’à un certain point. Si ça va trop loin, je ferai un rappel à l’ordre. Deal ?
— Deal !
— Allez, file te changer.
Du bref échange qu’il avait eu avec cet enseignant, Lucas décida qu’il l’aimait bien. Il suivit ses indications pour se rendre dans le vestiaire des garçons où une nouvelle épreuve l’attendait : celle de se montrer tel qu’il était, avec deux membres en moins.
À l’intérieur, c’était le chahut. Il entra sans que quiconque fasse attention à lui, car tous les regards se concentraient sur deux personnes : un grand costaud torse nu qui ne se lassait pas de jouer de ses muscles et le plus petit de la classe, qui ressemblait plus à un enfant qu’à un adolescent.
— Alors, qui veut me voir lui baisser le slip ? fanfaronnait Kévin.
— Rends-moi mon jogging ! couina le garçon d’une voix qui n’avait pas encore mué.
— Vas-y, fous-le à poil !
— Qu’on voie son p’tit zizi !
Le grand balança le pantalon qu’il tenait en main à un de ses potes derrière lui et avança vers sa victime en caleçon qui se recroquevilla sur elle-même.
— Alors ça, c’est complètement crétin ! intervint Lucas en haussant le ton.
Les rires se turent. Kévin fit volte-face, tel un prédateur.
« Très bien, il va être reçu », songea Lucas en se préparant mentalement à une joute verbale… voire plus.
— T’as dit quoi, là, le nouveau ?
— T’es sourd en plus d’être débile ?
— Tu ferais mieux de t’écraser, de Machin-Chose, menaça Kévin.
Celui-ci n’avait pas l’habitude qu’on lui tienne tête, surtout pas en début d’année où il devait réaffirmer son statut de chef, plus difficile depuis qu’il avait été séparé de ses deux acolytes.
— Sinon quoi ? aboya Lucas.
— Je te casse la gueule.
— Vas-y.
Lucas ne broncha pas et ne baissa pas le regard. Au bout d’un moment, dans un silence tendu, il lança :
— Bah alors ?
Il émit un claquement de langue méprisant et alla poser ses sacs sur un emplacement vide.
— Je crois que t’as pas bien compris, le nouveau, relança Kévin. Ce qu’on fait avec le mioche, ça te regarde pas.
— Lucas. Le nouveau s’appelle Lucas, et il t’emmerde, répliqua l’interpellé sans se retourner. Ça me regarde si t’embêtes quelqu’un. Compte pas sur moi pour ricaner de tes conneries comme tes abrutis de copains.
— Eh oh ? s’insurgea un premier élève.
— Comment il nous traite, l’autre ? s’indigna un deuxième.
— Vas-y, là ! le bouscula un troisième en le poussant d’une main.
Lucas voulut l’écarter de lui, mais Kévin planta ses doigts dans l’épaule de son rival et le fit pivoter de force.
— Insulte encore une fois mes potes et je t’en colle une !
— Ah ouais ? C’est des blaireaux tes potes, asséna Lucas en lui soufflant une haleine mentholée au visage. Et ceux qui regardent sans réagir ne valent pas mieux.
Kévin leva le poing et il allait l’abattre quand une poigne l’en empêcha. La main gauche de son rival lui broyait le poignet. Lucas le fixait d’un regard froid et inamical.
— Écoute-moi bien, mec. C’est pas toi et ton petit jeu de caïd qui vont me faire peur.
— Lâche-moi !
— J’ai pas fini. Comporte-toi encore une fois comme un glandu, et je te casse en deux. Je te jure, je le fais. Le dernier à qui c’est arrivé m’a valu un renvoi définitif de mon ancienne école, alors si tu crois que ça va m’arrêter… Maintenant, si t’as bien enregistré ce que je viens de te dire, dégage.
Lucas le lâcha brutalement. L’autre se tâta le poignet, interloqué par la force et les mots de celui qui lui tenait tête. Il se dirigea vers la sortie à reculons, en gardant les yeux de son rival en visuel. D’un geste, Lucas lui fit signe de déguerpir. Kévin vida les lieux, suivi par les autres élèves. Il ne resta plus que le garçon blond et l’élève agressé qui avait récupéré son pantalon et se hâtait de l’enfiler.
— Ça va ? s’enquit Lucas.
— Oui. Merci.
— Faut pas te laisser faire comme ça, tu sais.
— Il plaisantait, dit Arsène qui changea de maillot.
— Ne l’excuse pas ! Ça te faisait rire son petit numéro ?
— Pas vraiment.
— Alors, il n’avait pas à te faire ça. C’est ce que tu ressens qui compte.
Cette remarque parut faire réfléchir le plus jeune élève de la classe.
— Personne ne m’a appris à me défendre, avoua-t-il.
— Je te donnerais des trucs, à l’occase, fit Lucas en accompagnant sa promesse d’un clin d’œil.
Arsène lui en octroya un avec un temps de retard, puis tourna le dos et échangea ses bracelets contre des straps de maintien.
— Tu… Euh, tu veux que je t’attende ? proposa-t-il timidement à Lucas en constatant que son sauveur n’avait pas bougé.
— Vas-y, je vous rejoins vite.
Le garçon pinça les lèvres, désireux de rester avec celui qui l’avait défendu, mais acquiesça.
Une fois l’enfant sorti, Lucas se reconcentra sur lui-même. Le lycéen ôta son jean, révélant sa jambe artificielle qui montait jusque sous son genou. Il la remplaça par une lame qui lui donnait le même ressort qu’une jambe de chair et de sang. Il enfila son short, se débarrassa de son sweat et de son tee-shirt et mit un maillot qui masquait des cicatrices qui lui striaient le flanc. Enfin, l’infirme dissimula la jonction entre son avant-bras prothétique et la chair en ajustant un protège-bras.
Son assurance se fissura quelque peu quand il dut rejoindre les autres.
« Allez, s’encouragea-t-il en s’accordant un Tic-Tac à la menthe – son péché mignon. Qu’importe les regards ou ce qu’ils pourront dire. On s’en fiche, on s’en fiche, on s’en fiche ! »
Il respira un grand coup, l’intérieur de sa bouche rafraîchie par la petite douceur, adopta l’air dégagé de celui que les remarques n’atteignent pas et quitta le refuge des vestiaires. Comme il s’y attendait, tandis qu’il rejoignait sa classe regroupée devant le professeur de sport, tous les yeux se fixèrent sur l’appareillage de sa jambe, bien visible, avant de remonter sur celui de sa main.
« On s’en fiche, on s’en fiche, on s’en fiche ! Au diable les autres ! »
Monsieur Garrel y jeta un bref regard avant d’annoncer le planning de l’année. Aujourd’hui : basket. Après quelques échauffements et exercices, quatre équipes se formèrent. Kévin, Selma, Ahmed et Paola se portèrent volontaires pour en être les capitaines. À sa grande surprise, Lucas fut le premier appelé par Kévin.
« Ce con croit sûrement que la lame me donne un avantage. »
En constatant que cette croyance était toujours aussi tenace chez les valides, il se plaça derrière son capitaine d’équipe. Arsène fut le dernier appelé, tout comme une fille aux longs cheveux noirs, si maigre que Lucas se demandait où elle trouvait la force de tenir debout. Au fil des matchs qui s’enchaînaient, Kévin montra des signes d’impatience envers son premier choix.
« Il a enfin compris que je n’étais ni meilleur ni moins bon que les autres », sourit ce dernier plutôt amusé de le faire enrager.
L’élève qui avait joué de ses muscles devant plus petit que lui parut néanmoins satisfait, puisque son groupe remporta toutes les rencontres. Après le dernier match, monsieur Garrel héla Lucas tandis que les autres rangeaient le matériel.
— Est-ce que tout s’est bien passé pour toi ?
— Oui, monsieur.
— Parfait. Je t’ai bien observé et tu sembles très à l’aise sur un terrain. Cependant, si jamais tu vois des choses qu’il faudrait que j’adapte, je te remercierai de m’en faire part. Je ne ferai pas ce genre de bilan avec toi à chaque fin de séance, ce sera à toi de prendre l’initiative. OK ?
— Comptez sur moi, monsieur. Merci.
De retour dans le vestiaire, il entendit les conversations s’évanouir, à peine eut-il poussé la porte. L’infirme alla droit à ses affaires sans paraître prêter attention aux autres, alors que son cœur cognait fort, et pas seulement à cause des efforts physiques qu’il venait de fournir.
— Comment tu t’es fait ça ?
Lucas se tourna vers le curieux, un dénommé Jim.
— Je t’en pose des questions ?
— On aimerait tous savoir, argumenta l’élève en secouant la tête de bas en haut et en écartant les bras pour inclure la classe.
— Moi, je m’en fiche, le contredit Arsène que tout le monde ignora pour une fois.
— Je préfère vous laisser imaginer, contre-attaqua Lucas, c’est plus amusant. Mais pour éviter vos regards en biais, voilà ce que je vous propose : je vous laisse me zieuter en train de changer ma jambe, mais seulement cette fois. Ensuite, le prochain que je vois en train de mater mes prothèses, je lui en colle une.
Il s’assit sur le banc au milieu de ses camarades de classe qui ne voulaient pas perdre une miette du spectacle qu’il allait offrir, sauf Arsène qui lui avait tourné le dos et enfilait des vêtements vierges de transpiration. Kévin, lui, semblait se régaler de l’infirmité de l’élève qui lui avait tenu tête.
Lucas ôta d’abord l’élégante lame courbe qu’il rangea dans son sac, puis son short, avant de remettre son jean. Il en roulotta une extrémité jusqu’au-dessus de son genou, révélant de nouveau son moignon protégé par un manchon qu’il glissa dans l’emboîture de sa jambe artificielle avant de dérouler son pantalon. Celui-ci le couvrait jusqu’à la cheville, laissant une basket faire croire qu’elle renfermait un pied en chair et en os.
— Terminé ! lança Lucas, soulagé que l’épreuve soit passée.
Aussitôt, tous les élèves retournèrent à leurs préoccupations. L’estropié remarqua le rictus méprisant de Kévin et lui jeta un regard assassin. Il tenta ensuite de changer de tee-shirt sans trop dévoiler les cicatrices sur son corps, mais il n’était pas dupe : certains les remarqueraient et en feraient part aux autres. Enfin, il enfila son sweat, retira sa manchette et dissimula sa main myoélectrique sous son vêtement.
Voilà. Maintenant, il redevenait « normal » d’apparence. Sauf que plus personne dans sa classe ne serait dupe.
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