Juste être bien

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Vendredi 14 septembre 2012

— Être avec toi*, c’est tout ce que je te demande.

Arsène trouvait la formulation ambiguë. Salomé parlait-elle seulement du binôme qu’ils devaient former pour l’exposé ou de tout autre chose ? Dans le doute, il ne demanda pas de précisions supplémentaires.

Ils sélectionnèrent un sujet qui les inspirait parmi la liste proposée par la professeure de français, Madame Martin. À la sonnerie, Arsène resta assis, tandis que Salomé rentrait chez elle après lui avoir glissé un « bon courage » à l’oreille. Son ami avait sélectionné toutes les options qu’il pouvait prendre, c’est-à-dire deux seulement, à son grand regret. S’il avait pu toutes les suivre, il l’aurait fait sans hésiter. Le jeune lycéen avait finalement opté pour le latin et le grec, tous deux dispensés par Madame Martin. Ceux qui avaient choisi le grec se massèrent sur les premiers rangs. Ils étaient une petite dizaine, ce qui convenait à Arsène, d’autant plus que Kévin n’assistait pas à ce cours. La première heure, ils avaient appris à lire et écrire l’alphabet hellène. À présent, ils planchaient principalement sur les cas, les déclinaisons et la conjugaison des verbes. Malgré la nouveauté, Arsène, qui avait une longueur d’avance et des facilités de mémorisation dont étaient dénués ses camarades, s’ennuyait déjà. Idem en latin.

Ses pensées dérivèrent sur Lucas. Depuis que l’adolescent à la jambe de carbone l’avait défendu dans les vestiaires, personne n’avait de nouveau osé s’en prendre à lui. Cela lui laissait espérer une année plus calme que ce qu’il avait cru. Peut-être même que ce serait sa meilleure année. Pourrait-il enfin chasser définitivement ses idées noires et se sentir bien ?

Une autre pensée surgit. C’est ce que tu ressens qui compte. Les mots de Lucas lui étaient revenus sans qu’il sache précisément pourquoi maintenant. Il médita dessus en mordillant un stylo. Ce qu’il ressentait était donc légitime ? Il avait le droit de dire non ? Ce que lui faisaient les autres n’était donc pas normal ? Il avait toujours cru qu’il méritait ce qu’il subissait.

L’enfant martyrisé par ses semblables poursuivit ses réflexions sur le chemin du retour, accompagné de sa chère musique. Comment pourrait-il dire stop à ses bourreaux ? Il avait beau avoir un peu grandi, eux aussi, et il leur arrivait toujours au niveau des hanches. Le petit garçon enviait la facilité avec laquelle Lucas envoyait promener ceux qui l’embêtaient. Il aurait aimé avoir la même audace.

Pensif, Arsène s’arrêta une rue avant la sienne, le temps que la chanson se termine.

Tu m’as appris / À sauver ma vie / Ainsi soit-il*

¯

Lundi 17 septembre 2012

Arsène avait travaillé du vendredi soir au dimanche soir sur l’exposé. Dès le lundi matin, il donna des feuilles imprimées à sa binôme, qui s’étonna :

— C’est quoi ça ?

— Notre exposé de français.

— T’as tout fait tout seul, mais t’es dingue ! s’exclama Salomé, ahurie, en feuilletant la liasse. C’est un travail d’équipe, je te signale.

— Et ?

Arsène ne voyait pas bien le problème. Sa méthode de travail pour préparer les exposés était toujours la même : regrouper toutes les infos, les ordonner et les diviser en plusieurs parties, qu’il fournissait ensuite à ses camarades. Ceux-ci n’avaient plus qu’à lire les notes lors du passage à l’oral.

— Je sers à quoi, moi ? maugréa la jeune fille.

— Serais-tu fâchée ?

— C’était un truc qu’on était censés réaliser à deux, p’tit frère, pas toi tout seul dans ton coin.

Arsène ne sut quoi répondre et tenta maladroitement de s’exprimer :

— Tu… tu n’auras pas à travailler dessus, comme ça. Pour… pourquoi ça t’embête ?

— J’aurai l’impression de voler ma note !

— Voler ta note ?

— On est notés sur un travail collectif, alors oui, j’aurai l’impression de ne pas mériter ma note. C’est juste du bon sens… et de l’honnêteté.

Elle était bien la seule à penser de cette manière, songea Arsène. Cela n’avait jamais eu l’air de poser de cas de conscience à ses anciens partenaires d’exposé. En y réfléchissant bien, il avait tout de même toujours trouvé cela louche que les autres se précipitent pour être dans son groupe. C’était donc pour cela ? Pour s’épargner un peu de sueur et récolter une bonne note sans lever le petit doigt ?

— … l’impression de profiter de toi et… Oh ! l’appela Salomé en haussant la voix.

— Pardon. Je me suis égaré.

— J’ai bien vu.

Elle s’était habituée à présent aux décrochages de son ami. Il lui avait expliqué un jour que suivre une conversation était toujours un peu compliqué pour lui, que son attention partait très vite au large. La lycéenne en avait pris bonne note et ne s’offusquait plus intérieurement quand il « s’égarait », comme il disait. Elle ne s’étonnait plus non plus de ses remarques parfois surprenantes, de ses bafouillages, de son absence de réaction ou de son vocabulaire plus soutenu que la moyenne. La jeune fille avait compris qu’il était dans son monde et qu’elle pourrait difficilement y avoir accès. Cela lui conférait un certain charme, trouvait-elle. Sa maladresse la touchait.

Son cœur amoureux aurait tant aimé que le garçon partage ses sentiments. Ce n’était qu’une question d’âge, avait fini par se persuader Salomé. Un gouffre de presque quatre ans les séparait. Combien de temps devrait-elle attendre ? Deux ans ? Trois ans ? Elle s’accrochait à cet espoir, car cela voudrait dire qu’il ne l’avait pas rejetée à cause de son physique.

Elle aussi partit dans ses pensées en repensant aux quelques phrases qu’elle aimait actuellement fredonner, en s’accompagnant du piano. Elles lui semblaient qu’elles étaient écrites pour elle : J’ai un petit amoureux / Mais il ne me voit pas / J’aimerais un jour trouver / Quelqu’un pour m’accompagner*. Comme elle se retrouvait dans ces paroles ! Depuis la perte de Sarah, la peur d’être seule, ou que personne ne l’aime, ou qu’on la rejette, la gouvernait. Même si elle avait prétendu le contraire, le refus d’Arsène l’avait blessée et elle avait craint qu’il ne se détourne d’elle. Toutes les causes étaient bonnes pour se flageller : trop grosse… Pas assez belle… Pas assez gentille… Trop bête pour lui… Elle avait supprimé des aliments de ses repas, encore. S’était faite plus attentionnée.

— Ce que je te propose, déclara-t-elle en revenant au présent, c’est que je fasse des recherches de mon côté et que je complète tes notes. Comme ça, j’aurai au moins l’impression d’avoir participé.

— À ta guise.

— Pour les prochains exposés, c’est moi qui te dis comment on procède. OK ?

Il acquiesça. Satisfaite, Salomé sourit en observant les traits de son ami qui lui retournait son sourire. Celui-ci commençait à prendre quelques marques de l’adolescence. Ses joues s’étaient creusées et son visage affiné. Mais ses yeux étaient toujours aussi fuyants, comme en ce moment, comme si sa maladresse le mettait mal à l’aise. La jeune fille s’en fichait : elle l’aimait tel qu’il était.

Il me fait fondre et ne s’en rend même pas compte, songea-t-elle avec un pincement au cœur.

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