Soudain, c’est l’embuscade
Par des sauvages*
Il s’est fait agresser
Et ces sauvages
L’ont regretté
¯
Lundi 1er octobre 2012
Lucas ne remarqua le traquenard que trop tard. Dans cette allée du parc déserte, des buissons camouflaient des recoins plus intimistes où les amoureux pouvaient se bécoter en toute tranquillité. Dans son dos, une bande surgit d’un de ces endroits, silencieuse. Ses membres avaient tout bien planifié. L’un d’entre eux lui plaqua une main sur la bouche, un autre l’aveugla en lui passant un sac sur la tête, un troisième le ceintura et l’entraîna avec lui… Mais combien étaient-ils ?
Un quatrième larron, dissimulé derrière la végétation, lui faucha sa mauvaise jambe. Ses assaillants le forcèrent à ployer et, déséquilibré, Lucas s’affala au sol à plat ventre. Le garçon s’arc-bouta pour les faire céder, vainement. Il tenta de mordre la main qui l’empêchait de crier, mais celle-ci se fit plus ferme et lui emprisonna un peu plus la mâchoire.
Ses agresseurs ne disaient toujours rien. Tenue en respect par une main appuyant entre ses omoplates, la victime sentit soudain un contact froid sur sa gorge et cessa de se débattre. Là, Lucas commença à flipper.
« Un couteau ! » imagina-t-il.
Il n’osa plus bouger, la peur au ventre.
« C’est un cauchemar qui recommence », craignit-il.
Des images sinistres lui revinrent en mémoire. Pas question de revivre ce qu’il avait vécu !
Une main se posa dans le creux de son genou droit, tandis que des doigts remontaient la jambe de son jean. On lui retirait sa prothèse. Pour pouvoir l’emmener plus facilement ? Pour qu’il ne s’enfuie pas ? Son cœur battit plus fort, trop fort. Puis ce fut au tour de sa main myoélectrique. Il résista un peu, mais une froide pression augmenta sur la peau de son cou.
Soudain, la paume qui le privait de la parole disparut et on lui enfonça un peu plus le sac sur la tête. Des pas précipités écorchèrent le sol. Ses agresseurs fuyaient. Hagard, Lucas ne le comprit pas tout de suite. D’une main, il retira le sac-poubelle qui le coiffait. Il était seul dans l’alcôve. Son cartable n’avait même pas été fouillé. On lui avait juste retiré ce qui lui permettait d’accomplir des gestes du quotidien.
— Mais pourquoi… ? s’interrogea-t-il à voix haute tandis que sa frayeur s’estompait.
Il avait vraiment cru revivre les événements traumatisants de ses huit ans.
Encore tremblant, l’estropié se traîna vers le banc qu’il prit comme appui pour pouvoir se relever. En s’aidant de la végétation, il parvint à sortir du recoin secret et scruta l’allée. Personne. Sauf…
— Arsène ! cria-t-il assez fort pour passer au-dessus de la musique qui devait percer les tympans de son petit camarade.
Ce dernier sursauta, chercha autour de lui en enlevant ses écouteurs et coupa le morceau qu’il écoutait.
— Derrière toi ! le guida l’élève agressé.
— Lucas ? Que t’est-il arrivé ? voulut savoir Arsène en trottinant vers lui.
— Je me suis fait piquer mes prothèses. T’as pas vu quatre personnes qui couraient ou qui avaient l’air louche, par hasard ?
— J’ai croisé Kévin, Alan, Oscar et David, le grand frère de Kévin. Ils avaient un grand sac-poubelle et se gaussaient comme des échappés d’un asile.
À leur passage, Arsène avait cru que c’était pour lui, qu’ils allaient l’enfermer dans ce sac et le jeter dans un conteneur. Ce tour pendable avait bien failli lui arriver une fois.
— Merci, mec, tu me sauves ! s’exclama Lucas avec soulagement. Bande de cloportes décérébrés ! Tu peux m’aider à aller sur ce banc ?
Clopin-clopant, une main sur l’épaule d’Arsène qui avait pouffé en entendant l’insulte imagée, Lucas put s’asseoir et retrouver un meilleur équilibre. Il expliqua à son jeune camarade, qui préférait rester debout, ce qui venait de se passer. Cela n’étonna pas Arsène qui commenta :
— Ils adorent faire ce qu’ils appellent des « blagues ». Moi, je trouve cela puéril.
— Tout à fait d’accord avec toi ! Leur « blague », comme tu dis, elle pue la vengeance à plein nez. Attends, tu vas voir. Je leur réserve un chien de ma chienne.
Habilement, de la main gauche, l’infirme ouvrit son sac, sortit son portable et sélectionna un nom dans ses contacts.
— Ouais, Julien ? C’est Lucas. Ça va ?… Ben écoute, si je t’appelle pendant tes heures de service, c’est pas pour te lire des poèmes. J’aurais limité préféré, ah ah ! Dis, quand est-ce que je peux passer te voir ?… Pour porter plainte, ouais… Demain seize heures trente, parfait.
— Nous aurons cours, lui souffla Arsène.
Lucas ne tint pas compte de sa remarque.
— À demain. Merci, Julien.
Il raccrocha.
— Ça, c’est fait ! Tant pis pour les cours, je veux régler le problème au plus vite. Faut que je passe un deuxième appel.
Arsène se demanda si cela équivalait à le congédier. Dans le doute, il resta auprès de son infortuné camarade.
— Maman ? J’ai un pépin, tu peux m’aider ?… Tu es au… à la maison ?… Est-ce que tu peux aller dans ma chambre pour récupérer mes anciennes prothèses ?… Oui, les deux… On me les a piquées, je te raconterai… T’inquiète, je gère, et puis je suis avec un ami.
Arsène en fut flatté. À part Salomé, personne d’autre ne l’appelait « ami ». Il se dit cependant que c’était un abus de langage de la part de Lucas. Celui-ci le défendait quand les autres l’embêtaient, mais cela ne les rendait pas proches pour autant. Arsène avait Salomé, et Lucas son propre groupe d’amis.
— Dans le parc…, poursuivait l’agressé.
Il décrivit l’allée et la cache où il se trouvait à sa mère puis raccrocha après un « à tout de suite ».
— Elle devrait arriver dans une demi-heure. T’aurais pas le numéro de téléphone de ces quatre débiles, par hasard ? lui demanda le malchanceux.
— Non, désolé.
Lucas réfléchit. Ses potes, Ahmed et Jim, auraient-ils les coordonnées de ses agresseurs ? Il l’espéra.
— Demain, tu feras comme si tu ne savais rien, d’ac ?
— D’accord, répondit Arsène. Comment comptes-tu agir ?
— Tu verras, dit Lucas, une lueur malicieuse dans le regard, ravi du coup qu’il préparait.
— Comment fonctionnent tes prothèses ?
Instinctivement, Lucas posa une main sur son moignon d’avant-bras dissimulé par son sweat. La manche aplatie reposait sur sa cuisse. Estimant que le jeune garçon était simplement curieux et n’avait pas l’intention de mettre son handicap en avant juste pour qu’il se sente mal à l’aise, Lucas invita Arsène à s’asseoir à sa gauche.
— En grec, myo signifie « muscle », commença-t-il à expliquer. Ce sont les muscles qui envoient des impulsions électriques et me permettent de mouvoir la main. Il y a un microprocesseur qui reçoit l’ordre puis qui active un moteur qui à son tour déclenche le mouvement. Tout ça fonctionne grâce à une batterie.
— Tu peux tout faire avec ?
— Pas tout. Jouer d’un instrument de musique, ben, tu vois, c’est trop complexe. La faute au temps de réaction. J’ai essayé une fois sur le piano de ma sœur. J’ai vite abandonné. L’eau, ce n’est pas conseillé aussi, donc je dois faire attention à la pluie et je dois enlever mes prothèses si je veux me baigner.
L’œil rieur, Lucas se pencha vers Arsène, comme pour lui faire une confidence.
— Dans les autres inconvénients, il y a les bugs. Une fois, je me suis retrouvé coincé en refermant la main sur une poignée de portière. Et là, impossible de la rouvrir ! La main pas la portière, hein ? T’imagines ? J’étais planté comme un piquet de tomates à côté de la voiture.
Lucas eut un petit rire en se remémorant la scène. Arsène sourit, amusé. Il ne pensait pas que Lucas lui en raconterait autant. Sincèrement intéressé, il se rendit compte que le sujet le passionnait. C’était fabuleux de pouvoir recréer un membre et améliorer la vie de ceux qui voulaient retrouver des gestes du quotidien !
— Tu as des douleurs fantômes ? demanda encore Arsène qui venait de se souvenir d’un documentaire sur le sujet.
— J’y ai échappé !
— Et elles coûtent combien tes prothèses ?
— Cher. En moyenne dix mille euros. Elles sont faites sur mesure, tu sais. Et je dois en changer tous les deux ans, jusqu’à mes dix-huit ans, ensuite ce sera tous les quatre à six ans.
Arsène continua à le bombarder de questions auxquelles Lucas répondait de bonne grâce, peu gêné de parler de son handicap. Lorsqu’ils eurent épuisé le sujet, le petit lycéen demanda :
— Comment fais-tu ?
— Comment je fais quoi ?
Arsène se maudit. Il aurait dû tourner la question dans sa tête jusqu’à trouver une formulation adéquate, compréhensible au premier abord.
— Comment… euh… comment fais-tu… sais-tu comment faire pour…
— Eh, eh, doucement, respire !
Lucas posa une main sur le bras de son camarade. Arsène se raidit un peu.
— Tu tiens tête aux autres et tu ne sembles pas connaître la peur, précisa-t-il en ralentissant son débit. Comment fais-tu ?
L’élève agressé observa le visage innocent qui attendait une réponse. Arsène ne semblait pas du genre à aller crier sous les toits les confidences qu’on lui ferait, aussi décida-t-il qu’il pouvait bien lui dévoiler une partie de sa vie privée.
— J’ai dû apprendre très tôt, très vite à me défendre, se lança-t-il, sans quoi je serais encore terré au fond de mon lit à l’heure qu’il est. Ma psy m’a beaucoup aidé.
— Tu vois une psychologue ?
— Ne va pas croire que je suis taré, non plus ! se renfrogna l’adolescent.
Les gens le pensaient trop souvent à son goût, à cause de son côté bagarreur, et cela avait le don de l’irriter. Arsène reprit précipitamment :
— Non, je ne le pense pas. Pardon… Je ne voulais pas te blesser… S’il y a un taré, ici, c’est moi. Moi, j’aimerais bien voir un psychologue, mais mes parents refusent.
— Pourquoi tu dis ça, que t’es taré ?
— Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les autres. S’ils le disent, c’est sans doute parce que c’est vrai.
— Et pourquoi ils disent ça ?
Arsène ouvrit la bouche et la referma aussitôt en détournant la tête. Il se tortilla de gêne en regardant le sol de terre battue.
— OK, chacun ses petits secrets, capitula Lucas pour dissiper le malaise. Un Tic Tac ? proposa-t-il en sortant une petite boîte rectangulaire pleine de sa poche.
— Volontiers, accepta Arsène en tendant une main.
Lucas versa plusieurs bonbons blancs en forme de gélule sur sa paume avant d’en faire glisser quelques-uns dans un pli de son sweat et de piocher dedans pour les croquer. Son camarade les mit un à un dans sa bouche et savoura la fraîcheur de la menthe qui l’envahissait.
— Pourquoi tes parents ne veulent pas que tu te fasses aider par un psy ? l’interrogea Lucas en plaçant la boîte de Tic Tac entre eux.
— Ils pensent que je n’en ai pas besoin, lui apprit Arsène d’une petite voix, et ont peur des commérages du voisinage.
— Je vois… Tes parents ont tort. Si toi tu estimes avoir besoin d’un psychologue, tu devrais en voir un…
— Sans l’autorisation de mes parents, cela me paraît compromis.
— … et on se fout de ce que pensent les voisins, OK ?
— Ta psychologue, que te dit-elle pour t’aider à te défendre ?
Lucas lui donna quelques trucs qui l’avaient tiré d’embarras bien des fois. Ne pas montrer sa peur, se contrefoutre de l’avis des autres, garder son calme, respirer… Il ajouta « avoir de la répartie » et « en venir aux mains s’il le fallait », non conseillé par sa psy pour ce dernier point, mais tout de même appliqué.
Arsène ne voyait pas comment il pourrait se battre contre les plus grands. Et puis, lui, donner un coup de poing ? Il détestait la violence.
— Ce qui m’a aidé aussi à ne pas me laisser marcher sur les pieds, continua Lucas, c’est mon handicap. Si, si, je te le jure ! ajouta-t-il en captant le regard circonspect de son interlocuteur. Pendant ma rééducation, ma mère m’a montré des vidéos de gens comme moi, amputés d’un membre ou de plusieurs, et qui faisaient des choses extraordinaires. En sport, surtout. Si ces athlètes pouvaient atteindre un tel niveau malgré leur handicap, moi aussi je pouvais le faire. C’est devenu ma force, ma motivation : faire comme eux. Je me suis inscrit dans un club d’athlé, et ça aussi ça m’a aidé à devenir plus fort, là, dit-il en appuyant son index sur son front. Mon mental me donne le cran d’envoyer chier ceux qui veulent me mettre des bâtons dans les roues. Faut pas hésiter à dire merde à ceux qui nous cassent les couilles. Si on passe notre temps à les écouter, on ne fait plus rien.
Arsène s’imprégna de tout ce qu’il venait d’entendre. Et lui, comment pourrait-il transformer sa faiblesse en force ?
— Lucas ? appela une voix féminine.
— PAR ICI ! C’est ma mère, précisa l’ado à Arsène.
Une dame distinguée se présenta dans l’alcôve. En tailleur et talons, elle portait des boucles d’oreille en or et un délicat maquillage. Sandra de Pizan se précipita sur son fils.
— Oh, chaton, tu n’as pas été malmené au moins ?
— Maman, grommela l’ado, pas de « chaton » devant les copains, please ! Je te présente Arsène. Il a eu la gentillesse de rester avec moi.
— Merci à vous, Arsène, c’est tout à votre honneur, le félicita-t-elle en ouvrant un grand sac.
— Euh, je vous en prie…
En réalité, il ne lui était même pas venu à l’idée de partir, puisque Lucas ne lui avait pas dit clairement qu’il pouvait s’en aller. Mais peut-être aurait-il pu s’éclipser de son propre chef ? Et abandonner son camarade en détresse ? Il lui sembla que cela n’aurait pas été très poli.
— Hé, mec, l’appela Lucas en sortant un avant-bras artificiel du sac, si tu veux regarder, tu peux.
— C’est vrai ? Cela ne te gêne pas ?
— Pas avec toi, lui assura-t-il en lui octroyant un clin d’œil.
Encouragé par la confiance de l’adolescent, Arsène observa avec intérêt la manière dont il glissa son avant-bras dans l’emboîture de sa prothèse. Contrairement à l’actuel, cet ancien appareillage se paraît de teintes métalliques, bien loin de la blancheur de celui que portait habituellement l’estropié. Lucas bougea les doigts et le poignet. Assuré que tout répondait bien aux impulsions électriques, il s’occupa de sa jambe sans pouvoir s’empêcher de grimacer. Cela faisait tellement longtemps qu’il n’avait pas utilisé ces prothèses qu’elles le serraient douloureusement. Il se leva, accomplit quelques pas peu équilibrés et dut reprendre ses repères pour pouvoir marcher sans se casser la figure.
— Parfait, sourit-il néanmoins. Tu veux qu’on te ramène, Arsène ? Tes parents doivent s’inquiéter.
Son jeune camarade secoua la tête. Ses géniteurs n’avaient pas terminé leur journée de travail et, de toute façon, ils ne s’inquiétaient que pour ses notes, pas pour lui. Sur le chemin, il pourrait aussi écouter sa musique, un moment de décompression qu’il ne raterait pour rien au monde.
— OK, ben… à demain. Motus et bouche cousue, hein ? lui rappela Lucas en récupérant sa boîte de Tic Tac vidée.
— Mes lèvres seront scellés, jura le garçon.
— Merci, salut !
Arsène le regarda boiter, soutenu par sa mère, en se disant qu’il appréciait de plus en plus ce type. Il ralluma son MP3, relança la chanson qu’il avait interrompue en pleine phrase et chantonna :
— … merde à nos pères / Que l’on s’en fout d’aller en enfer.*
Plus d’un an plus tôt…
Arsène sort demain de l’hôpital… sans avoir vu de psychologue. « En vacances », lui a-t-on dit. Il aurait pourtant aimé se confier à quelqu’un.
Ses yeux s’arrêtent sur les bandages, comme ils le font toutes les trente secondes. Il imagine les plaies dessous, leur stade de résorption… Il se rappelle malgré lui ce qui l’a poussé à faire ça, alors qu’il ne veut pas y penser.
Sa mère a fait hâter sa sortie en argumentant que retrouver le calme et la stabilité d’un foyer ne pourrait faire que du bien à son fils. Arsène ne se leurre pas : elle a honte qu’il soit là, qu’il ait étalé sa souffrance à la vue de tout le personnel médical, ses collègues. Plus vite il quittera son lit d’hôpital, mieux elle se sentira. Sa prévoyance pour son fils n’est que poudre aux yeux.
— On ne parlera plus de ton erreur, lui a-t-elle dit. On oublie.
Comme si rien ne s’était passé. Mais comment pourrait-il faire comme si rien ne s’était passé ?
Il a peur pour demain. Une fois qu’il sera dans le secret de leur appartement, il sait que son père lui en collera une.
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