L’outragé
Mardi 2 octobre 2012
— Mais j’en ai rien à faire !* s’exclama Salomé en s’éloignant des pestes de sa classe.
Qu’elles pouffent, ces bécasses ! Elle se hâta de quitter les toilettes des filles et de retrouver son ami pour finir la récréation en sa compagnie. Quand elle le repéra, adossé à un mur du bâtiment, trois autres garçons l’entouraient. Toujours les mêmes.
— Dégagez de là, les losers, dit-elle en chopant le bras d’Arsène et en l’extirpant du demi-cercle qui l’avait acculé.
— Salomé plus Arsène égale amour ! chantonna Alan.
Ils ricanèrent tout en partant de leur côté tandis qu’Arsène piquait un fard. Apparemment, il avait eu droit au même genre de remarques que celles qu’Emma et Paola venaient de lui lancer. Salomé s’en voulut d’avoir fait croire aux pimbêches de sa classe qu’elle n’en avait « rien à faire » de lui. C’était loin d’être le cas. Tout ce qu’elle désirait, c’était que ces rumeurs claironnant qu’ils étaient ensemble cessent, car elle voyait bien qu’elles mettaient son ami mal à l’aise. Elle, elle aurait bien aimé que ce ne soit pas que des racontars, mais par respect pour lui, elle les démentait à chaque fois.
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À la dernière heure de cours, Lucas s’approcha du bureau de son professeur principal, tandis que ses camarades de classe prenaient place. Arsène savait pourquoi, mais n’en montra rien. Salomé n’y prêta pas attention. Lucas referma son carnet de liaison et boita jusqu’à la porte. Le voir clopiner ainsi toute la journée et peiner plus que d’habitude dans les escaliers avait fait mal à Arsène.
— Au fait, j’ai encore quelque chose à dire, si vous me le permettez, monsieur, annonça Lucas en se retournant vers la classe.
— Je t’en prie.
— Je vais m’adresser à mon camarade qui m’a piqué mes prothèses, hier : je vais porter plainte au commissariat, j’ai rendez-vous dans une demi-heure. Je te laisse jusqu’à demain midi pour me les rendre et je m’engage à retirer ma plainte, si en plus elles me sont rendues en bon état. Pour ta gouverne, il y a des caméras dans le parc. Je te charge de transmettre l’info aux trois autres. C’est tout ce que j’avais à dire.
Il laissa un blanc s’installer et s’en alla. Pas une seule fois il n’avait tourné les yeux vers Kévin.
— Celui qui a fait ça devrait avoir honte, lança soudain le professeur de maths, outré par le comportement des voleurs.
Pendant le cours, Salomé passa un papier à Arsène.
Purée ! Le cran qu’il a, le Lucas ! Et la flippe qu’il a dû lui coller à l’autre glandu ! Je me demande qui c’est. En tout cas, bien fait pour sa gueule !
Il bluffe, le parc n’est pas sous vidéosurveillance.
Trop fort ! XD
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Mercredi 3 octobre 2012
Quand Arsène arriva le lendemain, Lucas était avec sa bande de potes, assis sur une marche en train de changer son appareillage. Le petit lycéen hésita à se diriger vers eux. D’habitude, il ne se mêlait pas aux autres, car il était sûr qu’on l’enverrait bouler, mais il voulait avoir le fin mot de l’histoire. Il musela sa peur, respira profondément et se barricada dans une bulle d’où il exclut Jim et Ahmed. À l’intérieur de cette protection, il n’accorda une place qu’à Lucas. Arrivé à sa hauteur, l’élève débita :
— As-tu pu récupérer tes affaires en bon état ?
— Dis donc, le mioche, on t’a invité peut-être ? rétorqua Ahmed.
Arsène l’ignora et garda ses yeux fixés sur celui qui ajustait son avant-bras et relevait la tête vers lui.
— Casse-toi ! lui ordonna Jim en le poussant par l’épaule.
Serrant les dents alors qu’il n’avait qu’une envie – fuir –, Arsène rétablit son équilibre et réfléchit à une répartie. Rien ne lui vient.
— Allez, barre-toi ! rouspéta Jim en lui octroyant une nouvelle poussée.
— Eh, qu’est-ce qu’il te prend ? l’arrêta Lucas.
— On fraye pas avec l’intello, c’est tout.
— Va jouer dans le bac à sable, conseilla Ahmed à Arsène en lui signifiant d’un geste de se tirer.
En temps normal, son interlocuteur malmené aurait obtempéré. Là, il tint bon en se répétant les mots de Lucas : dire merde à ceux qui vous cassaient les couilles. Il ne les prononçait pas à voix haute, mais dans sa tête, en boucle, ce qui lui donnait le courage de rester.
— Mais foutez-lui la paix ! s’emporta Lucas. Qu’est-ce qu’il vous a fait ?
— On a juste pas envie que le morveux nous colle aux basques, souligna Jim. On a une réputation à tenir.
Lucas les regarda d’un air consterné.
— Vous êtes sérieux ? Vous, barrez-vous !
Interloqués, Ahmed et Jim ne réagirent pas.
— OK, comprit Lucas, alors, nous, on se barre.
Il termina d’ajuster sa jambe artificielle, rangea l’ancienne dans un grand sac-poubelle et passa un bras autour des épaules d’Arsène avant de l’entraîner avec lui. Le petit lycéen avait eu un mouvement d’esquive instinctif, mais se rassura.
« Tout va bien, c’est un geste amical. »
Ce bras sur ses épaules et sa signification lui plaisaient.
— Comme tu vois, indiqua l’estropié, mon offre de retirer ma plainte a porté ses fruits. J’ai trouvé le sac sur les marches en arrivant.
— Je me réjouis pour toi, mais je crois que tu viens de perdre des amis.
— Des amis… Ils ne s’intéressent à moi que parce qu’ils espèrent apprendre pourquoi j’ai dû être amputé. Tu verrais leurs ruses pitoyables pour me faire cracher le morceau… « Moi, j’ai eu un accident de scooter, un jour, singea-t-il Jim. Et toi, Lucas ? » Tsss… Je viens seulement de laisser tomber des losers pour un pote beaucoup plus cool et intéressant qu’eux.
Arsène leva les yeux. Lucas lui souriait d’un air sincère.
— Je te dois une fière chandelle, continua celui-ci. Sans toi, j’aurais jamais su qui étaient mes agresseurs et j’aurais pas pu monter mon coup. J’ai même réussi à récupérer leurs numéros grâce à mes nouveaux ex-potes. Julien… C’est le policier qui a pris ma déposition. Julien les a appelés hier soir. Il leur a fichu la trouille ! J’aurais trop aimé voir leur tête !
Salomé arriva à cet instant. Surprise de voir Arsène deviser avec un autre élève – de mémoire, ce n’était jamais arrivé –, elle fut vite informée des derniers événements.
— Bienvenue dans la bande des marginaux ! accueillit-elle le nouveau venu avec humour.
— Les meilleurs, je n’en doute pas ! se réjouit Lucas.
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Le cours de maths revint dans la matinée. Tout naturellement, le professeur principal voulut connaître la suite de l’affaire et surtout si Lucas avait pu récupérer ses biens.
— Oui, monsieur. Le problème est réglé. D’ailleurs, ça me fait penser que je n’ai pas remercié Kévin d’en avoir pris soin. Mec…
Il se tourna brièvement vers son agresseur mortifié et lui adressa un salut militaire accompagné d’un claquement buccal.
— J’ai fait sauter la plainte, au fait. Toi et tes potes, vous êtes tranquilles. Tu pourras prévenir Oscar, Alan et David. On m’a dit que c’était ton frère, c’est bien ça, Kév ?
Salomé s’esclaffa, comme une bonne partie de la classe, tandis qu’Arsène laissait un large sourire s’épanouir sur son visage. Pour une fois que ses tourmenteurs perdaient la partie, il n’allait pas se priver ! La honte que Lucas venait de mettre au Kévin en balançant son nom, l’air de rien !
Monsieur Ducré, lui, bouillonnait.
— Kévin, deux heures de colle. Tu resteras là cette après-midi. Je m’arrangerai pour que la même sanction soit appliquée aux trois autres.
Lucas adressa discrètement un pouce en l’air à Arsène qui se tournait vers lui. Que c’était bon d’oser ! Cette journée était décidément parfaite ! Ses soi-disant potes étaient relégués aux oubliettes, il espérait avoir trouvé deux vrais amis et, pour couronner le tout, ses agresseurs payaient quand même pour leur vengeance de pacotille.
Justice était faite !
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