Qu’ils nous foutent la paix
Lundi 29 octobre 2012
— Pour toujours !* s’écrièrent Arsène, Salomé et Lucas.
Ils levèrent leurs mains placées les unes sur les autres, à la manière des mousquetaires, pour sceller leur amitié.
— Aux trois élèves les plus zarbis de la classe ! clama l’adolescent blond.
— À nous ! acquiesça Salomé.
— Et que les autres nous foutent la paix ! ajouta Lucas. Sinon, gare !
Arsène rit. Il trouvait en Lucas le grand frère qu’il n’avait jamais eu tout comme il trouvait en Salomé une grande sœur rêvée. Il était fasciné par l’aisance avec laquelle le lycéen assumait sa différence et rabrouait les autres. Salomé lui avait confié qu’elle l’était tout autant. Et puis Lucas semblait se sentir bien avec eux, car il ne cachait pas sa main myoélectrique sous son sweat comme il le faisait au lycée depuis la rentrée. En pleine après-midi jeux de société du fait des vacances, tous trois avaient officialisé leur amitié sur une proposition de la jeune fille.
En entrant dans la chambre, Arsène avait remarqué que son amie avait planqué toutes les photos d’elle et de sa sœur. Il avait compris le message : pas un mot à Lucas concernant Sarah.
— Allez, à quoi joue-t-on maintenant ? demanda le petit garçon toujours friand d’apprendre des nouveautés.
— Action ou vérité ? soumit Salomé.
— Vendu ! approuva Lucas qui piocha un bonbon dans sa boîte de Tic Tac et en distribua à Arsène.
La jeune fille expliqua les règles plus que simples à ce dernier. Bien qu’il n’ait pas vraiment envie d’y jouer, de peur de tomber sur des questions embarrassantes, il affirma qu’il était partant.
— Qui commence ?
— Je veux bien, se lança Lucas.
— Alors, action ou vérité ? lui demanda Salomé.
— Vérité.
Elle piocha la première carte dans le tas adéquat.
— Quelle est la personne qui compte le plus pour toi ?
— Mon père.
Cette réponse surprit Arsène qui était loin de ressentir la même dévotion pour son paternel.
— Il faut dire pourquoi ? demanda Lucas.
— Tu peux, mais pas obligé.
— Disons qu’il a été très présent pour moi quand… quand ça est arrivé, indiqua le lycéen en montrant son avant-bras amputé. Il s’est démené pour me soutenir et me procurer les meilleures prothèses.
— C’est chouette de sa part, commenta Salomé. Le mien, je ne sais même pas où il est.
De son côté, Arsène se demandait si son propre père aurait agi ainsi s’il avait été à la place de Lucas. Pas sûr…
— Il est parti avec une autre ? s’enquit l’amateur de Tic-Tac avant de se reprendre : Pardon, c’est maladroit de ma part de demander ça. Déso.
— Ce n’est pas pour une autre qu’il nous a quittées, maman et moi, répondit-elle succinctement.
Elle relança la partie :
— On tourne dans le sens des aiguilles d’une montre. À Arsène, à toi. Action ou vérité ?
Arsène opta prudemment pour une action.
— Embrasse ton voisin ou ta voisine, lut Lucas.
— Euh… où cela ?
Il aurait peut-être dû prendre une vérité, finalement.
— Où tu veux, concéda Lucas.
Ouf ! Arsène se tourna vers Salomé et l’embrassa sur la joue. Son amie lui sourit, l’air amusé et la peau légèrement rosie.
— À moi ! Je choisis… action !
— Fais la chorégraphie de La Danse des canards, lut Arsène.
— Oh non, oh oh oh, rit la jeune fille en se levant.
— Sa-lo-mé, Sa-lo-mé, Sa-lo-mé ! l’encouragea Lucas.
— Faut que je chante aussi ?
— Ce n’est pas précisé, indiqua Arsène.
— Vas-y, on va chanter, dit Lucas en entonnant le refrain.
Salomé battit des ailes avec le plus de ridicule possible pour amuser ses spectateurs, se trémoussa et imita des becs avec ses doigts. Les trois amis partirent en fou rire.
— Suivant ! lança Salomé en se rasseyant, essoufflée.
— Action ! choisit Lucas.
— Mets une chaussure sur ta tête pendant un tour.
— Je vais en chercher une à l’entrée ?
— Tiens, prends une de mes pantoufles, lui offrit Salomé en ôtant celle qui couvrait son pied droit.
Lucas la plaça sur son crâne et redressa son dos pour la maintenir en équilibre.
— Allez, vite, on enchaîne ! Arsène, action ou vérité ?
Le joueur tenta une vérité.
— Quelle est la chose la plus folle que tu aies faite ?
« M’ouvrir les veines », pensa-t-il sans réfléchir.
Cette pensée le paralysa. Non, il ne pouvait pas leur dire cela ! Il casserait l’ambiance.
— Allez, allez, le pressa Lucas qui avait hâte de se débarrasser de la pantoufle rouge à nœud blanc.
— Euh…
Pourquoi fallait-il que son passé lui soit rappelé à des moments où il ne s’y attendait pas ? Au bord de la panique, il mentit maladroitement :
— Rien ne me vient à l’esprit. Pouvons-nous tirer une autre carte ?
— Accordé, l’autorisa Salomé qui le dévisageait avec curiosité.
— Si tu avais un superpouvoir, lequel serait-il ? questionna Lucas après avoir tiré une seconde carte.
— L’invisibilité, déclara Arsène sans hésiter.
— T’as raison, ce serait top, acquiesça la jeune fille.
— Allez, dépêchez ! les supplia Lucas.
— Vérité, annonça Salomé.
Arsène lut :
— Quel est ton livre préféré ?
— Alice au pays des merveilles.
Lucas retira la pantoufle avec un soupir de soulagement et, comme si Salomé était Cendrillon, il la remit à son petit pied nu. Ils échangèrent un rapide regard amusé, avant de se détourner, gênés.
— Pourquoi c’est ton préféré ? s’enquit Lucas.
— Parce que c’est tellement barge ! Les dialogues sont aussi absurdes que la vie, et on adorait se faire des conversations sans queue ni tête avec Sarah. Qu’est-ce qu’on se marrait !
— C’est qui Sarah ?
— Oh, euh…, hésita-t-elle en croisant le regard d’Arsène, qui ne lui fut pas d’une grande aide.
— Les enfants ! entendirent-ils. Vous voulez goûter ?
Tous trois abandonnèrent leur partie pour suivre l’odeur des gâteaux à peine sortis du four. La mère de Salomé servit des jus d’orange aux garçons, en versa un fond à sa fille et leur offrit de piocher dans les cookies encore chauds.
— Merci, madame, dit poliment Lucas. Ils sont délicieux.
Arsène trouvait cela fascinant qu’Aude leur prépare des biscuits maison alors que sa propre fille ne participait pas à la dégustation. Cette femme simple, très peu portée sur l’apparence, ne portait jamais le moindre bijou ou fard. Il aurait bien aimé avoir une mère pareille, plus naturelle.
Salômbo s’invita sur la table en coup de vent et chopa un cookie avant de filer.
— Non ! bondit Aude en coursant le félin.
Les trois ados éclatèrent d’un rire aussi soudain que bref.
— Oh, la filoute ! commenta Lucas.
— C’est la reine, indiqua Salomé. Mais le chocolat, ce n’est pas très recommandé pour les animaux.
Arsène termina son cookie et prêta main-forte à Aude. La chatte s’était réfugiée sous le canapé.
— Tu tombes bien, dit l’adulte. Peux-tu l’attraper pendant que je soulève ?
Le petit garçon agrippa l’animal par le cou avant qu’il puisse se sauver. Malgré les contorsions du félin, Aude lui retira le gâteau de la gueule.
— Ce n’est pas pour toi, vilaine fille, la gronda-t-elle.
Miaou ! protesta Salômbo.
— Je peux la garder dans mes bras, si vous voulez, proposa Arsène.
Ils revinrent dans la cuisine. Arsène se rassit, la petite voleuse au regard avide coincée contre lui.
— Ma pauvre chérie, compatit Salomé en octroyant une caresse sur le crâne noir brillant du félin. Quelle torture !
La mère couva sa fille d’un regard tendre, ravie de l’avoir entendue rire. Le lundi étant son jour de repos, Aude en avait profité pour cuisiner. Elle trouvait cela bon signe qu’un troisième larron, qu’elle rencontrait pour la première fois, rejoigne la bande. De ce qu’elle voyait, elle appréciait bien Lucas qui pouvait offrir une stabilité à sa fille. Aude avait plus de mal avec Arsène et sa prodigieuse maturité. La fêlure qu’elle décelait dans son regard chaque fois qu’il venait la troublait. Elle n’aurait su dire d’où provenait cette lueur triste, mais cela ne laissait pas de l’inquiéter.
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