Et dans le ciel
Mardi 13 novembre 2012
— Elle est si belle*, confia un jour Lucas à Arsène alors qu’il déjeunait seul avec lui.
Le jeune garçon dévisagea son ami qui lui souriait d’un air béat. C’était la première fois que l’adolescent se confiait à lui ainsi et il n’eut pas de mal à deviner quels sentiments l’habitaient.
— L’aimerais-tu ?
— Je crois bien que oui, avoua Lucas. Toi qui la connais depuis plus longtemps que moi, tu penses que j’ai mes chances ?
Arsène mordit dans son pain pour se laisser le temps de la réflexion. Lui dire la vérité ? Il pesa le pour et le contre. Ce fut le pour qui l’emporta. Il déglutit et prévint Lucas :
— Il se trouve qu’elle est déjà amoureuse de quelqu’un.
La déception se lut dans les yeux noisette de son interlocuteur.
— Cependant, cette personne ne l’aime pas, ajouta-t-il rapidement. Du moins, pas dans le sens qu’elle voudrait.
— C’est qui ? demanda curieusement l’amoureux.
— Celui qui te parle.
— Toi ?
Arsène acquiesça en mâchonnant un morceau de pain tartiné de fromage frais. Lucas le regardait avec un air étonné.
« Parce que cela semble inconcevable qu’on puisse tomber amoureux de moi ? s’interrogea le jeune élève. Il a raison. Je n’ai toujours pas compris ce que Salomé me trouvait. »
Avant que son ami puisse exprimer le fond de sa pensée, Arsène, en regrettant qu’il n’existe pas de verbe pour signifier « aimer d’amitié », précisa :
— Je l’aime comme une grande sœur. Jamais rien de plus ne se produira entre elle et moi. Alors, vas-y, oui. Tu as peut-être tes chances.
Ses paroles remirent un peu de baume sur le cœur de Lucas, soudain plus optimiste. Il sourit largement, sans interrompre son ami qui poursuivait :
— Elle espère que je changerai d’avis et elle m’a confié qu’elle m’attendra. Je n’ai pas envie qu’elle attende en vain.
— Tu me redonnes de l’espoir, frérot !
— Si tu pouvais l’en couvrir, ce serait merveilleux.
— L’en couvrir ? ne percuta pas Lucas qui parfois ne captait pas tout ce qui sortait de la bouche de son camarade. De quoi ?
— D’espoir. Elle en a bien besoin.
— Elle te semble désespérée ?
— Ne me dis pas que tu n’as pas remarqué que… qu’elle ne va pas bien ?
— J’ai bien vu, si, acquiesça Lucas.
— Alors, si cela marche entre vous, comble-la d’amour. Si tu pouvais l’aider à s’en sortir…
Complétant mentalement la phrase laissée en suspens, Lucas médita un moment les paroles d’Arsène. Bien sûr, il avait deviné l’anorexie de Salomé dès qu’il avait vu la silhouette de la frêle jeune fille, mais il passait outre sa maigreur. Ce fait ne pesait en rien dans l’amour qu’il lui portait. Mais s’il pouvait la guérir de ses maux, il ne s’en priverait pas.
— Si ça marche, je ferai tout mon possible, promit-il avant de débiter : Ça me pesait sur le cœur depuis un moment. Je suis content de t’en avoir parlé. Fallait que ça sorte.
— Depuis quand as-tu des sentiments pour elle ? s’enquit Arsène avant de terminer sa tartine.
— Depuis les dernières vacances. C’était top nos parties de jeux de société, et puis j’ai senti que le feeling passait bien entre elle et moi. Elle est drôle, gentille, attachante… J’adore ses petites boucles d’oreilles d’Alice, ses chaussettes dépareillées et… et toutes ses peluches ! Elle a une vraie personnalité, quoi ! En plus, elle a une mère géniale. Je me sens bien quand je suis avec Salomé. Là, tu vois, elle est pas là, et elle me manque. Bon, ça m’a donné l’occasion d’en discuter avec toi, donc c’est pas plus mal. D’ailleurs, tu sais pourquoi elle est absente ? Elle t’a mis un mot ? J’ai rien reçu.
— Pas reçu non plus.
Arsène connaissait cependant le pourquoi de l’absence de Salomé. De nouveau, il hésita à dire la vérité. De nouveau, il opta pour la franchise :
— C’est son anniversaire aujourd’hui.
— C’est vrai ? Faut que je lui mette un SMS, s’empressa Lucas en fouillant dans son sac.
— Surtout pas !
Interloqué par ce conseil saugrenu, le lycéen stoppa net son investigation.
— Si, affirma-t-il, je vais lui souhaiter, ça me paraît normal.
— Elle refuse qu’on le lui souhaite.
Arsène jeta des petits coups d’œil sur les côtés et derrière, se pencha au-dessus de la table et chuchota :
— Promets-moi que tu ne diras rien de ce que je vais te révéler.
— Tu m’inquiètes, là. Promis.
Arsène baissa encore la voix pour être sûr que seul son interlocuteur l’entende :
— Elle avait une sœur jumelle qui est partie dans le ciel depuis plus de deux ans. Les anniversaires sont un cauchemar pour notre amie.
— Oh…, émit celui qui l’aimait, abasourdi par la révélation.
— À mon avis, elle ne sera pas présente demain et peut-être pas de la semaine. Ses absences étaient récurrentes à la fin de la quatrième. J’allais régulièrement lui porter les devoirs. Nous pourrons y aller ensemble, si tu veux.
— Carrément ! On doit lui remonter le moral.
— Elle ne doit pas savoir que je t’ai tout raconté ! le prévint Arsène. Elle dissimule les photos de sa sœur quand tu viens chez elle, cela prouve qu’elle n’est pas prête à tout te dévoiler.
— D’accord, d’accord, capitula Lucas. Je lui enverrai seulement un SMS pour lui demander comment ça va.
En baissant les yeux sur son plat, il constata qu’il était à la bourre et attaqua enfin son plat du jour : steak purée. Arsène, lui, entama une pomme.
— Je blablate, je blablate, et voilà, c’est froid ! râla Lucas en faisant la grimace. Au fait, ça lui fait quel âge ? Seize ans ?
— Comme toi et tous ceux de la classe, j’imagine. Sauf moi.
— Je t’ai jamais demandé : t’as combien ?
— Onze ans, cinq mois et dix-sept jours.
— Waouh ! Ça, c’est de la précision ! C’est quand ta date d’anniversaire ?
— Le 27 mai.
— OK, j’essaierai de m’en souvenir.
— Et toi ?
— Le 1er décembre. Mais je vais avoir dix-sept ans, pas seize. J’ai retapé mon CM1.
— Oh, zut, se désola Arsène dont la pire crainte était de redoubler. Pourquoi ?
— À cause de ça, répondit l’infirme en montrant sa main myoélectrique. Tu ne penses pas vraiment à étudier quand t’es au bout du rouleau et que tu dois réapprendre des choses simples : marcher, courir, monter et descendre des escaliers ; prendre un verre, montrer du doigt, serrer une main, écrire… Tout ça, quoi. J’étais en pleine rééducation à cette époque.
Arsène avait remarqué que son ami était parfaitement ambidextre, même s’il avait plutôt tendance à utiliser sa main gauche. Il ne demanda pas ce qui lui était arrivé pour qu’un chirurgien soit contraint de l’amputer, même si sa curiosité brûlait d’être comblée. Il imaginait bien un accident de voiture, mais quelque chose – peut-être les cicatrices sur le flanc de Lucas – lui soufflait qu’il se trompait. Une nouvelle fois, il relativisa ses propres problèmes : ils ne valaient rien à côté de ceux de ses amis. Salomé, son anorexie et sa sœur dans le ciel ; Lucas, sa double amputation et son retard scolaire. Non, vraiment, il n’avait pas à se plaindre.
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