Je suis juste de passage

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Mercredi 21 novembre 2012

Dans un monde parfait*, Arsène ne serait pas devant la porte de la directrice flanqué de ses deux parents habillés comme pour un entretien avec le président de la République. Il ignorait le but de cette convocation, mais il avait eu le temps de faire défiler tous les scénarios les plus pessimistes dans sa tête. Son père lui avait collé une gifle lorsqu’il avait lu la demande de rendez-vous dans le carnet de liaison de son fils, persuadé que ce dernier la méritait. C’était forcément parce qu’il avait fait une bêtise qu’ils étaient convoqués. Par la direction, en plus !

Assis, Arsène regardait ses pieds, les coudes posés sur ses genoux et la tête basse. Il se força à penser à autre chose et se remémora le long single de sept minutes, sorti le 15 novembre. En espérant qu’un clip suivrait bientôt, le fan qu’il était l’avait écouté en cachette de ses parents en se réjouissant de ce que cela annonçait : un nouvel album de son groupe favori dans les prochains mois !

— Monsieur et madame Pelletier ? appela la cheffe d’établissement, madame Auzelle, en sortant de son bureau. Veuillez entrer, s’il vous plaît. Viens aussi, Arsène.

Son professeur principal était également présent.

« Ça doit être grave pour qu’il soit là », se dit l’élève en se sentant de plus en plus mal.

Après s’être serré la main, les quatre adultes prirent place dans les fauteuils. Tendu comme un arc, le lycéen s’assit sur une chaise de classe, un peu sur le côté.

— Bon, qu’est-ce qu’il a encore fait ? attaqua Roger.

— Rien du tout, monsieur. Arsène a toutes les qualités qu’un enseignant puisse rêver, le louangea madame Auzelle.

Monsieur Ducré alla dans son sens. Il appréciait beaucoup Arsène et se réjouissait de l’avoir en cours. L’élève en question relâcha un peu les tensions qui contractaient les muscles. Si les adultes n’avaient rien à lui reprocher, que lui voulaient-ils ?

— Nous avons souhaité nous entretenir avec vous, reprit la directrice, pour vous proposer un aménagement de son emploi du temps. Arsène est très en avance et il s’ennuie en cours. C’est du moins ce que me rapportent tous les professeurs qui le suivent, n’est-ce pas, Arsène ?

— Vous avez raison, confirma le lycéen qui se détendit un peu plus. Je n’apprends rien en cours, j’ai déjà tout vu par moi-même.

« Si seulement je pouvais passer directement en terminale », espéra-t-il en croisant les doigts dans son dos.

— Arsène vient à bout des exercices de mathématiques les plus ardus et participe régulièrement à la vie du cours, souligna son professeur principal.

— Ses brillants résultats prouvent qu’il excelle dans toutes les matières, ajouta madame Auzelle. Nous avons débattu de ce qui lui conviendrait le mieux au dernier conseil de classe, et ce que nous vous proposons, c’est de le faire passer en première. C’est ce que nous appelons un « glissement » dans notre jargon. À la fin de l’année, il se présentera aux épreuves du bac de première. À titre personnel, je suis sûre qu’il réussira.

Arsène observa discrètement ses parents. Son père avait un air fâché et sa mère faisait une moue désapprobatrice. Tatiana livra le fond de sa pensée :

— Nous espérions que vous le feriez passer en terminale. Il est si doué !

— C’est impossible, la contredit madame Auzelle, la loi ne nous l’autorise pas.

— Hmm, bon…, maugréa Roger.

Arsène espéra que ce fait indépendant de sa volonté qui ne collait pas aux attentes de ses parents ne lui vaudrait pas une nouvelle baffe. Lui aussi aurait aimé intégrer la terminale pour pouvoir quitter le lycée dès la fin de l’année scolaire.

— C’est d’accord, alors, trancha sa mère avec vigueur. Il ira en S, il adore les matières scientifiques.

Arsène trouvait toujours cela sidérant qu’on décide de son avenir à sa place. Il aurait voulu dire qu’il préférait suivre la filière L.

« Tu n’as pas le cran. »

Il se tut en pinçant les lèvres, puis acquiesça vigoureusement quand la cheffe d’établissement lui demanda si son souhait était bien d’aller en S.

« Dégonflé », se morigéna-t-il.

L’élève soumis se questionna : comment aurait agi Lucas à sa place ? Nul doute qu’il aurait fait valoir son opinion. Mais il n’était pas lui. Jamais il n’aurait assez de courage pour s’opposer à la volonté de ses géniteurs.

« Mais ils ont probablement raison, ils savent sans doute mieux que moi ce que je dois faire de mon avenir. »

Bien que la discussion des quatre adultes autour de son futur emploi du temps le concerne en premier lieu, il laissa ses pensées se perdre dans une liste des avantages et des inconvénients d’un passage au niveau suivant. Les avantages étaient bien plus nombreux. Cependant, l’inconvénient numéro un lui serrait le cœur : il ne serait plus dans la même classe que Salomé et Lucas.

¯

Le soir, dans son lit, le lycéen qui vivrait ses deux derniers jours en seconde chercha comment annoncer son changement de classe et de niveau à ses amis. Son nouveau programme démarrait la semaine prochaine, ce qui ne lui accordait que quatre jours pour trouver la meilleure manière de les informer. Revenue lundi et mardi, Salomé n’avait toutefois pas été présente aujourd’hui. Il était triste de devoir la quitter, mais rassuré en sachant que Lucas veillerait sur elle.

« Et moi ? Qui me protégera ? » songea-t-il en frissonnant.

¯

Au lycée, je suis juste de passage

Une étoile filante qui se consume

Tu vois, je ne suis qu’amertume

Que n’ai-je le double de mon âge ?

Trois ans en deux

Sera-ce pour le mieux ?

Plus de coups

Plus de gifles sur ma joue

Plus de « Va crever »

Ce sera terminé

Ce poème reflétait bien l’ambivalence de ses sentiments. Arsène ne savait s’il devait se réjouir ou non de la décision qui venait d’être prise. Sa liste d’avantages et d’inconvénients dansaient en boucle dans sa tête. D’un côté, le lycéen était persuadé qu’on recommencerait à le malmener, parce que ni Salomé ni Lucas ne seraient là pour faire barrage ; de l’autre, il aurait un an de moins à subir cela. Et après ? Que ferait-il après ? Il n’avait pas envie de poursuivre d’études, plutôt de fuir le système scolaire. Il ne se voyait pas non plus travailler. De toute façon, à son âge, personne ne voudrait de lui.

¯

Mon futur ? Un vide abyssal.

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