Le monde est un enfer

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Vendredi 30 novembre 2012

« Plus rien ne m’atteindra*, non plus rien. Si je m’endurcis assez… »

Frigorifié, Arsène sanglotait dans un vestiaire vide. Sa nouvelle classe de première se révélait pire que tout. À côté de ses nouveaux camarades, il se sentait encore plus petit, plus faible, plus démuni. Cela ne faisait qu’une semaine qu’il avait démarré son nouvel emploi du temps, et il n’en pouvait déjà plus. La dernière heure de cours, en ce vendredi soir, alors qu’il se pensait épargné, avait été atroce.

David, dont la coupe en brosse improbable rappelait celle de son frère Kévin, en avait fait sa tête de Turc. Plus retors que son cadet, il avait chaque fois des idées inédites pour lui nuire. Maltraiter les plus faibles était de famille apparemment…

Après le cours de sport, l’adolescent avait patienté, le temps qu’Arsène se change, puis il s’était emparé de sa victime avec un complice. Tout en riant, le duo infernal avait jeté leur victime dans l’une des cabines de douche avant de la mettre en marche à grands jets d’eau glacée. Le sac d’Arsène, grand ouvert, l’avait rejoint peu après. Le frêle élève avait tenté de forcer le passage ou d’arrêter l’eau, mais ses agresseurs s’étaient mis à trois pour le repousser encore et encore.

Sans se préoccuper de ses larmes qui ruisselaient autant que l’eau qui dégouttait de ses cheveux, Arsène tremblait de froid, bras autour des jambes, petite boule ramassée dans un coin de vestiaire. Rien pour se sécher ou se changer, affaires trempées, cahiers gondolés, encre qui avait bavé… Il avait fondu en larmes en constatant que son MP3 était HS, tout comme son portable. La première pensée cohérente qui lui était venue à l’esprit était : « Il faut que je me blinde. » Il ne tiendrait jamais sinon. Juin lui semblait si loin, si inaccessible. Et le bac de terminale lui paraissait inatteignable.

« Je serai mort avant », estima-t-il dans un pessimisme absolu.

Tout en essuyant l’eau de son visage du dos de sa main, il se leva du sol glacé sur lequel il s’était recroquevillé, puis essora ses mèches, mit son sac trempé sur les épaules et quitta les vestiaires en espérant ne pas attirer l’attention des professeurs. Ceux-ci ne remarquèrent rien, à son grand soulagement.

« Ils ne remarquent jamais rien, de toute façon. Parce que je ne veux pas qu’ils remarquent quoi que ce soit. »

¯

En arrivant chez lui, Arsène savait ce qu’il dirait à ses parents. Comme il savait qu’accuser ses camarades ne serviraient à rien, mentir lui était devenu une seconde nature, un instinct de survie.

— J’ai voulu faire quelques pas sur la margelle de la fontaine du parc et j’ai glissé.

Sa mère, rouge de fureur, énuméra les dégâts puis explosa :

— C’est la deuxième fois qu’on va changer ton portable en quelques mois. Ça commence à bien faire ! Tu comptes nous ruiner avec tes gamineries ?

— Pardon…, gémit Arsène.

— Enlève ton pull et ton tee-shirt, ordonna son père tandis que son épouse quittait la pièce en emportant le sac à dos détrempé.

Arsène s’empressa d’obéir, terrifié par le regard dur de son paternel, et quitta ses vêtements encore humides de l’humiliation que lui avaient infligée ses camarades. La ceinture claqua sur son corps avec une force telle qu’il n’en avait jamais connu. C’était trop douloureux, si bien qu’au troisième coup, il cria et tenta de se soustraire à la sentence.

— Viens là ! rugit Roger en le coursant dans le couloir.

L’adulte le plaqua au sol, agrippa l’arrière de sa tête et la frappa contre le revêtement. Une fois. Deux fois. Trois fois. Il continua avec des gifles, puis reprit la ceinture. Son fils hurla.

— Ta gueule ! Ta gueule, t’entends ? beugla Roger.

Des coups de pied dans le ventre et le dos suivirent. Le bourreau releva sa victime et la poussa devant lui.

— Dans ta chambre ! Et tu n’en sors pas du week-end !

Le père le jeta au sol et claqua la porte. Arsène entendit un bruit de verrou. Brisé, il resta par terre, plus mort que vif, larmes et sang sur le visage. Le châtiment avait été court, mais d’une violence rarement atteinte. Mais la sanction se poursuivrait…

« Tout le week-end… »

Le lendemain, c’était l’anniversaire de Lucas. Son ami l’avait invité chez lui avec Salomé. Arsène s’en était réjoui toute la semaine et s’était accroché à cette pensée, comme s’il s’était agi d’une récompense après cinq jours en enfer. Comme la promesse d’un paradis. Il ne pourrait même pas le prévenir qu’il ne viendrait pas. L’enfant battu frissonna et se recroquevilla en position fœtale. Il ne sut combien de temps il demeura ainsi. Dix minutes ? Une heure ? Une éternité ?

« Je n’ai plus envie… Plus envie de rien* », se récita-t-il en silence.

Il se leva enfin, ankylosé, tremblant, roula en boule son pantalon et ses sous-vêtements humides. Sans un regard pour le miroir qui ne lui renverrait qu’une image de sa misérable condition, il s’empara d’un paquet de mouchoirs et en plaqua un sous son nez pour en arrêter les saignements. Il n’eut pas le courage d’enfiler son pyjama, sans compter que le tissu frotterait sur ses plaies à vif. D’une main, il ôta ses bracelets, puis jeta le mouchoir dès que la rivière rouge se fut tarie, et se blottit sous sa couette. Un peu plus tard, il se releva pour soulager sa vessie dans une bouteille qu’il conservait vide, en prévision de ce genre de situation. Ce n’était pas la peine d’attendre de ses parents qu’ils l’autorisent à aller aux toilettes.

Comment s’endormir dans ces conditions ? Qu’importe comment il se tournait : la douleur ne le laisserait pas se reposer. Ses pensées non plus. Il se demanda comment réagiraient ses amis quand ils ne le verraient pas arriver et quand ils comprendraient qu’ils ne viendraient pas. Qu’en concluraient-ils ? Penseraient-ils qu’Arsène les snobait ? qu’il se fichait de l’anniversaire de Lucas ?

Et la semaine prochaine ? Serait-elle aussi atroce que celle qu’il venait de passer ?

« Oui, elle le sera. »

Cette certitude lui comprima la poitrine et commença à le faire suffoquer. Sentant l’arrivée d’une crise d’angoisse, il se força à éloigner la méchanceté de David de son esprit. Il respirait fort, trop fort, ses parents allaient l’entendre, son père viendrait lui dire de faire moins de bruit, à sa manière, brutale. Arsène mordit son poing. Tout à coup, il se redressa dans son lit et alluma sa lampe de chevet. D’un geste fébrile, il sortit le couteau de sa cachette. Que valait-il mieux ? Se trancher la gorge ? Se l’enfoncer dans le ventre ? S’ouvrir les veines ?

La vue de l’arme le calma et sa respiration redevint plus douce. Le lycéen en souffrance pleura de nouveau en tournant la lame entre ses doigts. Il s’essuya le nez d’un revers de main. Des traces de sang séché restèrent collées à sa peau. Nerveux, il renifla en ne sachant que faire. C’était tentant d’en finir. L’enfer, le vrai, ne pouvait pas être pire que celui-là. Mais en même temps, il avait des amis. Des amis qui comptaient sur lui. Il ne pouvait pas les abandonner. Pas Salomé.

« Je dois faire quelque chose, je ne peux pas ne rien faire. »

Fébrile, il plaqua d’instinct la lame contre sa cuisse et la fit glisser. Geste vif. Maladroit. Il lâcha l’arme en retenant un cri. Voilà. Maintenant, il se concentrait sur une souffrance dont il avait une totale maîtrise. Pas sur les autres.

L’enfant épongea le sang avec un mouchoir en veillant à ne pas tacher les draps. D’un vieux torchon, il noua un bandage de fortune et pria pour qu’il tienne bon toute la nuit.

Le lendemain, le fils puni ne sortit de sa chambre que pour aller aux toilettes et prendre une douche. Sa mère lui apporta petit déjeuner, déjeuner et dîner. La journée, il révisa ses cours et répondit aux exercices tout en pensant à ses amis. Eux fêteraient les dix-sept ans de Lucas. Peut-être même que le jeune homme oserait avouer ses sentiments à Salomé. Ce serait leur plus beau week-end, songeait Arsène, une boule dans la gorge.

Dans l’après-midi, Tatiana vint lui donner un nouveau sac à dos, vert.

— L’ancien était dans un état lamentable, critiqua-t-elle. Tu nous l’avais bien caché !

À coup sûr, elle parlait des taches d’encre et des trous à l’intérieur. Ou alors de la fermeture cassée de la petite pochette ? Il ne se souvenait plus vraiment de la manière dont elle avait rendu l’âme.

— Merci maman, dit-il sans oser lever les yeux vers elle.

Elle reverrouilla la porte derrière elle sans ajouter un mot. En posant son regard sur son nouveau sac, abandonné à l’entrée, le lycéen se demanda combien de temps il resterait aussi neuf.

Le samedi soir, il se scarifia sur l’autre cuisse. Ainsi, personne ne remarquerait les plaies. Le dimanche soir, l’élève eut peur de son retour au lycée. Comment allaient l’accueillir Salomé et Lucas ? S’étaient-ils sentis trahis par sa défection ?

« Je suis nul comme ami… », s’autoflagella le garçon.

Une envie soudaine de se planter le couteau dans le bras, Arsène se retint. La blessure serait trop visible. Il extériorisa son mal-être en découpant plutôt à nouveau la peau de ses cuisses. Ce mal qu’il s’infligeait l’apaisait, calmait ses noires pensées, mais ce soir-là, il prit aussi la plume pour coucher une liste de souhaits dans son carnet.

J’aimerais savoir nager, apprendre à faire du cheval

Je voudrais danser sur les toits et crier ma peine

J’aimerais ne plus être en décalage, vaincre le mal

Je voudrais recoudre mes plaies, m’ouvrir les veines

J’aimerais avoir des parents

Des parents qui m’aiment

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