Ici la vie est belle

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Lundi 31 décembre 2012

« Un baiser sur tes lèvres* », rêva Lucas.

Il avait invité ses amis chez lui pour le réveillon et la nouvelle année. Le trio n’avait pas pu se voir avant, Arsène ou Salomé se révélant indisponibles les week-ends précédents.

Cette fois, toutes les conditions étaient réunies pour qu’il dise à l’élue de son cœur combien il l’aimait. Ils avaient du temps devant eux, pas de parents sur le dos – les siens fêtaient le réveillon chez des collègues –, un cadre plus idyllique que le lycée, et Arsène n’arriverait qu’une heure après Salomé.

Quand une voiture arriva en faisant crisser les graviers, l’estropié descendit prudemment le perron dans le crépuscule frisquet. Il adressa un grand sourire à celle qu’il aimait dès qu’elle quitta l’habitacle. Le vent emporta avec lui la longue chevelure de Salomé. Temporairement aveuglée, elle ôta les mèches qui lui masquait la vue en râlant, mais très vite elle retrouva un visage avenant. Les deux ados se firent la bise.

— Bonsoir Aude, salua le jeune homme en se penchant ensuite vers la fenêtre ouverte du côté de la conductrice.

— Bonsoir Lucas. Je ne reste pas, je suis attendue. Profitez bien de votre réveillon !

— Merci ! Tu veux que je prenne ton sac ? proposa Lucas en se tournant vers Salomé.

Elle le lui tendit avec reconnaissance et salua le départ de sa mère d’une main.

— Arsène est déjà là ?

— Pas encore. Je te montre ta chambre ?

Ils se réfugièrent à l’intérieur, au chaud, puis grimpèrent au premier étage. Pendant l’ascension, Lucas plaisanta :

— Un jour, il faudra que tu suggères à mes parents d’installer un ascenseur. J’en peux plus de tous ces escaliers !

— Je plussoie ! Qui a inventé les escaliers, à ton avis ?

— Un type malveillant ?

— Hmm… Probablement, s’esclaffa Salomé.

— On y est, annonça le fils des châtelains une fois arrivé au bout de ces satanées marches et en allumant le plafonnier. Je t’ai réservé cette chambre, dit-il encore en tournant tout de suite sur la gauche.

— Celle que je préfère !

Le lit à baldaquin aux tentures de velours bordeaux lui avait tapé dans l’œil lors de sa première visite.

— Je l’ai fait exprès, précisa Lucas, heureux de lui faire plaisir et en déposant ses affaires au pied de la table de chevet. Tu vas te sentir comme une princesse.

La jeune fille se jeta sur le matelas pour en tester le moelleux.

— Je ne vais pas l’abîmer, au moins ?

— Tu es une plume, Salomé. Légère et douce. Tu casseras rien, crois-moi. C’est du solide, ces vieux meubles ! Heureusement, le matelas est pas d’époque. Il est très confortable, tu verras. On descend ?

— Yes !

L’adolescente récupéra les cadeaux planqués dans son sac et suivit son hôte. Elle les déposa dans un coin, là où Lucas avait déjà entreposé les siens, et il l’invita à s’asseoir dans un des fauteuils devant la cheminée active. Un doux feu hypnotique brûlait, à l’ancienne. À ses côtés, un sapin clignotait de toutes ses guirlandes électriques.

Le jeune amoureux avait déroulé le scénario dans sa tête un nombre incalculable de fois. « Et là, je fais ci, et là, je lui dis ça… » Pourtant, toute son aisance orale se perdit dans des questionnements sans fin. « Finalement, il vaut mieux lui dire ça ? Ou ça ? »

— Il est long, Arsène, remarqua son invitée. Tu lui as bien dit dix-huit heures ?

Lucas saisit la balle au bond.

— En fait, je lui ai dit dix-neuf heures. Je voulais passer un peu de temps avec toi… pour discuter. Il faut que je te parle sérieusement.

Il la vit se renfrogner.

« J’ai gaffé où ? »

Ça promettait pour la suite…

— T’aurais pu me prévenir, lui reprocha Salomé. De quoi tu veux parler ? Si c’est de mon poids, ce n’est m…

— Non ! Non, non, non, c’est pas ça.

Même s’il aurait aimé qu’elle reprenne quelques kilos, ce qui signifierait qu’elle allait mieux, il avait vite compris que s’aventurer sur ce terrain était glissant. Le repas avait d’ailleurs été un vrai casse-tête, mais il estimait qu’il s’en était bien sorti dans ses préparatifs : des plats avec des légumes et des fruits pour qu’elle ne se sente pas mise de côté, et du canard avec des pommes de terre grenaille pour Arsène et lui, accompagné d’une galette des Rois en dessert. Un peu d’avance sur l’Épiphanie ne leur ferait pas de mal, surtout depuis qu’il avait appris qu’Arsène adorait les gâteaux aux amandes.

— De Sarah ? le relança Salomé.

— Non plus. Écoute, essaie de te détendre, d’accord ? J’ai pas l’intention de te parler de choses qui te feront mal. C’est pas le moment.

Les mains crispées de la jeune fille sur les accoudoirs se décontractèrent.

— Désolée, murmura-t-elle. C’est juste que, quand on me dit qu’on doit parler sérieusement, ce qui suit n’est jamais agréable.

— J’espère que ça le sera.

« Et si elle me rejette ? Ça va créer un froid pour la soirée. »

Ce n’était peut-être pas une si bonne idée que cela de lui parler maintenant.

« Mais si, vas-y ! »

Il se serait mis un coup de pied aux fesses, si cela avait été possible. Il posa ses coudes sur ses genoux et fixa le feu dansant. Il n’avait qu’à faire comme s’il se confiait aux flammes crépitantes. Après tout, il avait déjà répété son discours tout haut devant un miroir, alors ce ne devait pas être si compliqué.

— Salomé… Je…

Il s’interrompit.

— J’ai l’impression que c’est plutôt pour toi que ça ne va pas être agréable, remarqua son invitée qui ne savait trop à quoi s’en tenir. Tu n’es pas obligé, si tu ne le sens pas.

Lucas inspira et se redressa. Il tourna la tête vers son amie. Elle patientait, l’air mi-intrigué, mi-inquiet, en tortillant une de ses mèches noir d’encre.

— Si, il faut que je te parle. J’ai… j’ai des sentiments pour toi.

¯

Celle-là, elle ne l’avait pas vue venir. Il la fixait, dans l’attente ; elle détourna la tête. C’était Arsène qu’elle aimait ! Pas Lucas ! Gênée, elle décida d’être honnête :

— Écoute, je t’apprécie énormément, mais j’aime quelqu’un d’autre.

— Arsène, c’est ça ?

— Comment tu le sais ?

— Je lui ai d’abord parlé de mes sentiments à lui. Il m’a dit que tu attendrais en vain qu’il éprouve quelque chose pour toi. Je te jure que j’aurais pas tenté ma chance avec toi s’il m’avait pas dit ça.

— Il ne m’aime pas, je le sais, s’attrista Salomé. Mais je peux attendre, s’accrocha-t-elle. Il suffit qu’il grandisse, qu’il devienne plus mature, et alors, peut-être… peut-être que…

Lucas, qui ne savait plus trop s’il devait faire une croix sur elle ou espérer encore, lui ouvrit les yeux :

— Ou peut-être pas. Tu attendras combien de temps ?

— Le temps qu’il faudra, affirma-t-elle.

— L’amour se commande pas, Salomé. Tu peux pas l’obliger à t’aimer, et moi je peux pas t’obliger à m’aimer. Mais j’attendrai aussi. Quelque temps.

— Qu’est-ce que tu peux bien me trouver ?

— Tu es belle.

— Arrête !

— Mais si ! Tu te rends pas compte à quel point je te trouve belle ! Tu es attachante, touchante, je me sens bien avec toi, j’aime être avec toi et tu me manques quand je suis pas avec toi.

Salomé ne sut que répondre. Elle ne se voyait pas du tout comme ça. La dernière réplique de Lucas fit naître une mélodie et quelques phrases dans sa tête : Et même quand tu es là / Même quand tu es avec moi / J’ai envie de te voir*.

« Arf, c’est pas le moment ! »

Avec Arsène, ils adoraient dire en plaisantant qu’ils étaient des drogués de la musique de ce groupe qui les liait. Il leur semblait que chaque situation dans leur vie trouvait un écho dans leurs chansons.

— On n’en parle plus, si tu veux, proposa Lucas.

Elle l’observa en chassant la ritournelle de son esprit. Son ami s’était renfoncé dans son fauteuil et fixait sa prothèse blanche dont il faisait bouger les doigts.

« Il pense que je le rejette à cause de son handicap. »

Au fond, elle le comprenait. Elle avait eu la même réaction quand Arsène lui avait brisé le cœur.

— Tu comptes beaucoup pour moi, tu sais.

Il releva la tête vers elle. La lumière des flammes dansait sur son visage. Elle le qualifierait de beau en cet instant si elle ne lisait pas la déception dans les traits tirés de ses lèvres et ses sourcils remontés vers le milieu du front.

— Je te trouve… fort. Pas que physiquement. Fort comme quelqu’un qui affronte le monde sans se soucier de ce que pensent les autres. Fort comme quelqu’un qui sait ce qu’il veut. Ça, ça me plaît chez toi. T’es aussi plein d’humour, plein de qualités… Et je kiffe ton odeur de menthe qui te suit partout. Et puis, je me fiche que tu sois à moitié cyborg !

Cette remarque arracha un sourire à Lucas qui regarda de nouveau sa main en écartant les doigts devant lui.

— Un jour, je vous raconterai comment ça m’est arrivé. Merci de m’avoir dit que c’est pas à cause de ça. J’avais cru…

— Je te comprends. Moi aussi j’ai ressenti ça quand Arsène m’a dit non. J’ai cru que c’était moi le problème. Mon physique.

— Tu es la personne la plus ravissante que je connais, lui assura Lucas.

Il y eut un blanc avant que le fils des châtelains ne le brise :

— Bon, je crois qu’on a tous deux un énorme manque d’estime de soi.

— C’est vrai que je suis rarement satisfaite de ce que je suis ou de ce que je fais, se livra Salomé.

Chacun parla de sa mésestime de soi, de ses peurs, de ses parades pour y faire face – le sport pour Lucas, le contrôle de ce qu’elle mangeait pour Salomé. Ils se découvrirent de nombreux points communs malgré la différence entre maladie, que Salomé niait toujours, et handicap. Cette discussion à cœur ouvert renforça les sentiments de Lucas, et il lui sembla que Salomé lui souriait plus franchement et que quelque chose se passait.

Au bout d’une demi-heure de discussion à bâtons rompus, et contre toute attente, elle déclara :

— Je crois que tu as raison. J’attendrai Arsène en vain.

Puis, après une courte pause, elle lui demanda :

— Embrasse-moi.

Il ne se le fit pas répéter une deuxième fois.

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