Vers le plus beau

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Comme une étoile filante* scintillait dans le ciel noir, Arsène fit un vœu tandis que la voiture de ses parents repartait dans son dos.

« Que la nouvelle année qui se profile soit meilleure que celle qui finit. »

Il appuya sur l’interphone à droite de l’impressionnant portail en fer forgé. Derrière s’étendait une grande allée bordée de cyprès. D’où il se trouvait, et malgré ses yeux écarquillés, il n’apercevait pas le château.

— Dépêche, pria-t-il en sautillant d’un pied sur l’autre.

Oui ? entendit-il enfin grésiller.

— Le froid me mord les doigts ! Ouvre !

À vos ordres, messire !

Un clang, et le portail pivota. Arsène s’engouffra sous le couvert des cyprès à la lueur de son portable. L’atmosphère nocturne lui donnait l’impression d’être dans un conte de fées, version dark.

« Mais les contes de fées sont dark, de toute façon. Du moins, les versions originales », se fit-il la remarque.

Devant lui, une masse apparut entre les arbres. Le château se dressait comme une ombre mouchetée de taches de lumière qui s’échappait des fenêtres.

— Waouh…

Style Renaissance, estima-t-il à partir de ce qu’il en voyait dans la pénombre. Il n’arrivait pas à croire que son ami vivait dans un tel endroit de rêve ! Une lumière éclaira le porche et la porte s’ouvrit sur Lucas. Arsène, encore au loin, agita son téléphone pour capter son attention, coupa la lampe torche et accéléra le pas.

— Hello ! T’es pas venu en carrosse ?

— Salut ! Mes parents m’ont déposé à la grille.

— Bienvenue dans le manoir hanté, l’accueillit le fils des châtelains en prenant une voix de revenant. Allez, entre vite te mettre au chaud.

Derrière lui, Salomé esquissa un signe de la main pour saluer le nouvel arrivant.

— Coucou, p’tit frère !

Il se débarrassa de son manteau et porta ses affaires dans la chambre que lui avait préparée son ami. Ensuite, il profita d’une visite des lieux commentée. Le château de Pizan appartenait à la famille depuis sept générations, comme le lui apprit Lucas en détaillant quelques tableaux de ses ancêtres.

Les meubles provenant de différentes dynasties, les horloges sophistiquées et délicates, les portraits aux murs, les cheminées ouvragées, les tapis, les sculptures, les rideaux, la marqueterie… Tout était resté dans son jus, avec, par-ci par-là, quelques touches de modernité : l’électricité, l’informatique, une cuisine des plus récentes…

— Vous devez être super riches ! commenta Arsène, bluffé par tant de merveilles.

— Plutôt, oui, lui accorda Lucas. Mais cherche pas à savoir d’où provient notre source miraculeuse, on cultive le secret dans la famille. Tu parles pas de ce que tu vois, OK ? Pas envie que les autres de la classe sachent.

— Promis.

Arsène se sentait privilégié d’être ainsi mis dans la confidence.

— Tu sais, poursuivit Lucas, être riche, c’est pas si chouette que ça. Même si c’est l’argent qui m’a permis d’avoir un suivi médical au top et des prothèses à la pointe de la technologie, c’est aussi à cause de lui que j’ai perdu mon bras et ma jambe. Comme je le disais à Salomé, je vous raconterai un jour. Pour l’instant, place au réveillon !

— Il faut d’abord qu’on t’avoue un truc, p’tit frère, lui dit Salomé.

Arsène se doutait de ce que ce serait. Lucas l’avait prévenu qu’il comptait faire sa déclaration. Le jeune garçon croisa les doigts pour son ami en espérant que le dénouement serait le meilleur.

Salomé et Lucas se rapprochèrent et entrelacèrent leurs mains en souriant.

— On est ensemble depuis moins d’une heure, lui apprit l’adolescent.

— Je me réjouis pour vous, les amis !

— Tu ne m’en veux pas ? voulut s’assurer Salomé.

— Pourquoi ? Ne t’avais-je pas prévenue que je n’étais pas prêt ? Pour être honnête, je ne pense pas que je le serai un jour. Alors, je suis satisfait que tu ne m’aies pas attendu.

À vrai dire, cela le soulageait d’un poids. Ne pas répondre aux attentes amoureuses de son amie l’avait fait culpabiliser et il avait craint de la faire plonger un peu plus dans sa maladie.

— On va porter un toast ? proposa Lucas.

— Allez, go ! lança Salomé.

¯

— Arsène, une goutte de champagne ?

Installés sur une grande table rectangulaire en bois, les trois amis préparaient l’apéritif. Lucas avait déjà servi un verre d’eau à sa nouvelle copine.

— Je n’ai jamais bu d’alcool, avoua Arsène.

— Tu veux essayer ?

Le jeune garçon hésita, mais estimant que ses parents ne l’apprendraient jamais et qu’il ne craignait rien, il accepta. Lucas versa aussi un peu de liqueur de cassis dans sa coupe en lui assurant que le goût n’en serait qu’amélioré. Tous trois trinquèrent en se souhaitant une bonne fin d’année. Arsène sirota son verre, attentif aux sensations que l’alcool lui procurerait. Les deux garçons piochèrent dans les gâteaux salés et cacahuètes. Ni l’un ni l’autre n’insista pour que Salomé mange davantage, mais il leur sembla qu’elle garnissait son assiette un peu plus que d’habitude quand ils arrivèrent au plat de résistance. Elle et Lucas s’adressèrent des regards tendres et des petits sourires timides tout le long du dîner.

Après le fromage et un temps de digestion, le four sonna. Lucas s’éclipsa et revint avec une belle galette des Rois réchauffée.

— Oh, j’adore ça ! s’exclama Arsène, ravi.

Lucas sourit sans rien dire. Cela lui faisait plaisir de voir le visage de son ami s’illuminer. Au lycée, son camarade était plus souvent la tête ailleurs et ne riait pas beaucoup. Là, il était pleinement avec eux et semblait profiter de chaque instant. En bon hôte soucieux de ses invités, Lucas s’occupa du service et accorda une généreuse part à Arsène. Pour Salomé, il suivit ses directives et transféra un morceau de la taille d’un doigt dans son assiette.

Arsène se régala, trop heureux d’être là. Même si, raisonnable, il n’avait bu que la moitié de son verre, l’alcool l’avait désinhibé et il se sentait bien. À mesure que le temps s’égrenait, ses pensées se détachaient de tout ce qui n’allait pas dans sa vie. Depuis combien de temps son esprit n’avait-il pas mis de côté ses tracas ? Arsène ne savait plus exactement. Trop.

Gourmand, mais le ventre plein, il termina lentement sa part de galette. Personne n’avait eu la fève.

— Cadeaux ? proposa Lucas en déblayant la table.

Salomé et Arsène rapatrièrent le tas de papier coloré devant la cheminée. Ils s’installèrent dans les fauteuils et le canapé et s’échangèrent leurs cadeaux de Noël. Arsène offrit De l’autre côté du miroir[1] à Salomé. Quand il avait su qu’elle n’avait jamais lu la suite d’Alice au pays des merveilles, il avait sauté sur l’occasion. Pour Lucas, il avait eu plus de mal à trouver une idée après le maillot de sport. Il avait décidé de poursuivre dans la même veine et lui avait acheté deux petits haltères. L’un et l’autre de ses amis le remercièrent chaleureusement.

Salomé reçut un collier de la part de Lucas dont elle détailla le pendentif : un lapin sautillant blanc crème sur fond doré.

— Suivez le lapin blanc, chère Alice, susurra Lucas.

— Vous vous êtes donné le mot, pas vrai ? rit Salomé.

— Même pas ! se défendirent les garçons.

L’amoureux se glissa derrière sa copine pour attacher le fermoir. Il en profita pour l’embrasser sur la joue.

— Il est assorti à qui aujourd’hui, ce lapin blanc ? s’enquit Lucas en observant les oreilles de Salomé. Ah, au lapin blanc, comme ça tombe bien ! Et puis à Alice. Un beau duo.

— Je suis Alice et toi le lapin blanc ? s’amusa la jeune fille.

— Et Arsène le Cheshire cat ?

Miaou ! miaula Arsène.

Ils pleurèrent de rire. Arsène se dit qu’il avait trop bu, mais constata qu’il s’en foutait, trop heureux d’avoir fait rire ses amis. Lucas lui tendit cinq petits paquets.

— Du chocolat ! s’exclama le susmentionné chat du Cheshire quand il en ouvrit un.

Les autres emballages camouflaient d’autres plaquettes, chacune d’une saveur différente : gingembre, pain d’épices, verveine, bergamote et… amandes ! Malgré le copieux repas qu’il venait d’ingurgiter, le jeune garçon en saliva d’avance et ne put se retenir. Il cassa un morceau de chocolat aux amandes.

— Merci, Lucas ! En voulez-vous ?

Contre toute attente, Salomé en accepta un demi-carré. Ce fut à son tour de tendre ce qu’elle offrait à ses deux amis. Lucas déballa un DVD : Invictus.

— Cool, ça faisait longtemps que j’avais envie de le voir. Merci !

Il déposa un rapide baiser sur ses lèvres, ce qui la fit rosir. Arsène fit comme s’il n’avait rien remarqué et ouvrit son paquet.

— Un MP3 !

C’était le plus beau cadeau qu’il pouvait recevoir. Enfin il pourrait de nouveau écouter sa musique !

— Depuis que tu m’as dit que tu avais noyé le tien, j’ai prié pour que tu n’en rachètes pas un tout de suite, précisa la jeune fille. Je voulais trop te l’offrir.

— Merci !

Il se leva pour l’embrasser sur la joue.

— Je l’ai bourré de plein de musiques, ajouta-t-elle, l’œil pétillant. Je sais que tu vas les apprécier.

— Merci, merci ! répéta Arsène, aux anges.

C’était le plus beau réveillon auquel il avait jamais participé.

— En parlant de musique, j’ai vu que tu avais un piano, poursuivit Salomé à l’intention de Lucas en montrant celui installé contre un mur de la salle de réception. Ça vous dit quelques chansons ?

— Affirmatif ! acquiesça Arsène.

Pendant que Salomé s’installait, le benjamin du groupe demanda au fils des châtelains s’il en jouait.

— Non, pas moi. Mes sœurs, oui.

— Ah oui, tu me l’as déjà dit, se souvint-il. Combien as-tu de sœurs ?

— Deux, et toutes deux mes aînées. On a neuf et onze ans d’écart et on se voit pas souvent, parce que l’une est à Nouméa et l’autre à Manhattan.

— N’est-ce pas trop difficile à gérer ces milliers de kilomètres entre vous ?

— On se fait des Skype de temps à autre pour garder le lien. Je te montrerai des photos d’elles. Chut, maintenant ! Place au concert !

Les deux garçons déplacèrent légèrement le canapé pour mieux voir la pianiste avant de s’affaler dessus. Salomé jeta un regard malicieux à Arsène.

— On va commencer fun. Prêt ?

— Vas-y !

Il reconnut l’air dès les premières notes et embraya avec les paroles truffées de références cinématographiques et horrifiques :

Dans les bras de Miss Paramount / Magie noire, Satan mon Amour*…

La musicienne enchaîna avec le premier grand tube du groupe, qui retraçait les exploits d’un aventurier à la Indiana Jones. Arsène eut du mal à suivre, car le rythme paraissait beaucoup plus lent au piano, alors que la version originale était survoltée. Il préféra se taire après quelques ratés.

Le choix de la chanson suivante lui plut beaucoup. Il aimait bien le refrain, basique, mais puissant et libérateur. Salomé chanta les premiers vers en jetant des petits coups d’œil à Lucas :

Embrassez le garçon sur la bouche*…

Arsène la rejoignit au refrain, que Lucas mémorisa avant de pousser lui aussi la chansonnette lorsqu’il revint après le deuxième couplet :

Moi, je veux viiiivre / Viiiivre / Viiiivre / Encore plus fort !*

— Waouh, elle déchire celle-là ! commenta Lucas.

— Et encore, t’as pas entendu la VO, avec les guitares saturées, lui précisa Salomé. Là, au piano, c’est la version soft. Une dernière ?

— Yeees !

Aux premières notes, Arsène sut qu’elle avait choisi ce morceau pour Lucas. Il la laissa chanter.

Est-ce que tu veux encore de moi ? / Est-ce qu’on s’aimera encore longtemps / Quand on sera vieux ou bien morts ?*

Elle enchaîna avec un passage au piano sans paroles, en le savourant, les yeux fermés, puis entonna le refrain :

J’attends mon âge avec toi !*

La chanson se termina sous les applaudissements des deux garçons.

— Bravo ! Tu joues super bien, la complimenta Lucas.

— Ma mère est prof de piano au conservatoire. Je baigne dedans depuis que je suis toute petite.

— Ça empêche pas que t’as du talent.

Lucas se leva pour aller l’embrasser. Il sentit que la jeune fille commençait à se lâcher lorsqu’elle se pendit à son cou. Encore une fois, Arsène tourna la tête, gêné. Ses yeux tombèrent alors sur une horloge aux deux aiguilles pointant vers le haut.

— Il est minuit passé, les amis. Bonne année !

— En route vers le plus beau ! s’exclama Lucas en faisant tourner Salomé dans ses bras.

[1] De Lewis Carroll.

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