Dans les brumes de décembre

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Mardi 1er janvier 2013

« Un vent glacial souffle et domine* le domaine des Pizan. Le temps semble s’être arrêté sur le présent. »

Accoudé à une fenêtre, Arsène contemplait le parc du château nappé de brume qui s’offrait à sa vue quand lui étaient venues ces quelques phrases. Il les garda dans un coin de sa tête en se promettant d’écrire un poème une fois rentré chez lui.

— On va faire un tour ? proposa Lucas.

Ils s’emmitouflèrent dans leurs parkas, bonnets, écharpes et bottes fourrées avant d’aller affronter le froid saisissant de l’extérieur. Le trio déambula au milieu des arbres dans les allées qui divisaient le parc en quartiers. Ici et là, les promeneurs tombaient sur des statuettes épuisées par le temps, celui qui passe et le mauvais. Un peu plus loin, ils s’arrêtèrent un instant devant un bassin rempli de carpes. Fasciné par le domaine de son ami, Arsène suivait les poissons des yeux.

Au bout d’une heure de promenade matinale, le petit groupe décida de rentrer se réchauffer. Les garçons terminèrent les restes de la veille et se régalèrent de la fin de la galette des Rois, au plus grand bonheur d’Arsène qui ne laissa aucune miette de frangipane. La fève échut à Lucas qui couronna Salomé comme reine après moult révérences. Amusée, attendrie, la jeune fille masqua son rougissement en croquant dans une pomme, les yeux brillants d’émotion. Elle pencha un peu la tête pour que ses longs cheveux camouflent ses joues. À la fin de leur collation, tous trois burent un chocolat chaud à l’ancienne préparé par le fils des châtelains.

L’après-midi, Lucas remit une bûche dans la cheminée et sortit un album de photos. Le trio se réfugia sous des plaids dans le canapé pour le feuilleter.

— Tenez, les voilà, mes frangines, les présenta-t-il en s’arrêtant sur le cliché de deux jeunes filles aussi blondes que lui. Alix et Émilie.

Sur une autre photo, elles posaient devant le château familial en compagnie de leurs parents, Charles et Sandra, et de leur benjamin, tous très bien habillés.

— Ooooh, le petit Lucas, le charria Salomé. Tu as quel âge, là ?

— Les photos datent un peu. Je dois avoir sept ans, et elles seize et dix-huit.

Ils parcoururent ensemble les autres pages. Arsène s’attardait sur les images du père, qu’il n’avait pas encore eu l’occasion de croiser. L’homme aux moustaches fournies, cheveux coupés court, avait une prestance autoritaire aidée en cela par un regard vert d’eau perçant. Il se demanda si cet adulte souriant levait la main sur son fils de temps à autre. Tous les pères devaient agir comme le sien, non ?

L’ultime photo représentait Lucas, enserrant un labrador blanc crème par le cou. L’animal, assis, la langue pendante, se laissait faire et regardait hors champ, tandis que Lucas souriait de toutes ses dents en fixant l’objectif.

— Là, je devais avoir huit ans, commenta le fils des châtelains. C’est la dernière photo que mes parents ont prise avant que je me retrouve en pièces détachées.

— T’étais mignon, estima Salomé en se blottissant contre lui.

Étais ? s’indigna faussement son petit ami.

— Tu l’es toujours.

Elle l’embrassa sur la joue, comme pour se faire pardonner, ce qui parut fonctionner vu le sourire épanoui de Lucas. Ce dernier referma l’album.

— As-tu des photos plus récentes ? demanda Arsène.

— Non. Pas de moi, en tout cas. Après mon amputation, j’ai plus voulu qu’on me prenne en photo. Je piquais une crise dès que je voyais un appareil pointé sur moi.

— On a fait des photos toute la soirée, rappela Salomé. Ça ne te gêne pas ?

— Tant que vous me les montrez pas, non. Ou juste celles où on voit pas mes prothèses. J’ai encore un peu de mal avec mon image de handicapé. C’est bizarre, parce que ça me gêne pas d’en parler, mais les photos, non, je peux pas.

— Compris, acquiesça Salomé.

Lucas se dégagea des bras de sa copine pour aller ranger l’album.

Et ton parfum est clandestin dans ma main*, chantonna la jeune fille.

— C’est joli, ça, commenta son amoureux en ouvrant la porte d’un buffet et en insérant le classeur entre deux autres. C’est de toi ?

— Eh eh, non ! À ton avis, c’est de qui ?

Elle échangea un regard complice avec Arsène.

— OK, j’ai compris. Faudra que je m’instruise sur votre groupe, sinon vous allez me larguer !

— Au fait, lança Salomé tout à trac, on n’a pas parlé de vos bonnes résolutions. Vous en avez ?

— Te rendre heureuse ! répondit Lucas du tac au tac avec un sourire charmeur tout en refermant le buffet.

Arsène se taisait. Il avait pensé : « ne plus m’automutiler » ou « éviter les coups le plus possible », mais il ne pouvait pas leur balancer cela.

— Avoir mon bac, annonça-t-il à la place en se disant que c’était d’une banalité affligeante.

— Tu l’auras haut la main, n’en douta pas Salomé. Quant à moi… mmh… Aller mieux. Vous m’aidez déjà beaucoup, vous savez.

— Oh, ma Salomé !

Lucas revint vers elle, la prit sous les aisselles et la fit tourbillonner dans les airs. Elle s’esclaffa de bonheur.

— On sera toujours là pour toi ! Pas vrai, Arsène ?

— Toujours !

— Viens là aussi, frérot !

L’adolescent déposa Salomé et se jeta sur son petit camarade, qui eut un moment de panique à l’idée qu’on le touche, le souleva dans les airs et lui fit faire l’avion. Arsène se détendit et rit. Lucas se fit la réflexion que le petit garçon aurait dû être plus léger que sa copine. Pas l’inverse.

Désorienté, il reposa son ami en riant et s’appuya contre un meuble, le temps que le tournis passe.

— C’est amusant ! s’exclama Arsène qui titubait vers le canapé, avant de s’y vautrer au milieu des plaids abandonnés comme s’il avait bu.

— Tes parents ne te faisaient pas faire l’avion ? demanda Salomé.

— Peut-être quand j’étais petit, supposa-t-il.

« Jamais est plus probable », estima-t-il en silence.

D’un regard vers l’horloge comtoise du salon, Lucas remarqua qu’il restait une heure à tuer avant l’arrivée d’Aude.

— Qu’est-ce qu’on fait en attendant ?

— Ça vous dit un « cadavre exquis » ? proposa Arsène.

— Pardon ? réagit Lucas, interloqué. Tu veux manger qui ?

— C’est un jeu littéraire. On y joue parfois avec mon cousin et ma cousine. Tu connais, Salomé ?

— Ça me dit quelque chose…, dit-elle en plissant les yeux, concentrée pour extirper le principe de ce jeu de ses souvenirs.

— Il nous faut trois feuilles et trois crayons.

Lucas s’empressa de les fournir. Arsène expliqua les règles.

— Sur notre feuille, on va tous inscrire un nom, propre ou commun, puis on la plie pour cacher ce qu’on a mis. Ensuite, on passe notre feuille au suivant et il doit inscrire un verbe transitif.

— Rappelle-moi ce qu’est un verbe transitif, please, demanda Lucas.

— C’est un verbe qui est suivi d’un COD ou d’un COI. Comme « aimer », « prendre », « vendre »… « venir », « disparaître » ou « surgir », ça ne marche pas par contre. Tu vois ?

— OK. Et… ?

— On replie la feuille, on passe au suivant qui doit écrire un COD. Même chose avec les compléments circonstanciels de manière, de lieu et de temps. À la fin, on lit les phrases qui en résultent. C’est trop drôle, tu verras !

Le fils des châtelains paraissait sceptique, tandis que Salomé souriait d’avance.
— C’est parti ! lança-t-elle.

Arsène et Salomé s’appliquèrent à trouver des mots originaux ou amusants. Pour sa part, Lucas, plus sportif que littéraire dans l’âme, posa ses mots dès qu’ils lui venaient en tête, sans vraiment se la creuser pour trouver mieux. Quelques échanges de papier plus tard, chacun déplia la feuille et lut la phrase sans queue ni tête à haute voix. Arsène commença :

— La cheminée du château mange un piano en levant le petit doigt au lycée de Triffouillis-les-Oies le jour de son non-anniversaire.

Lucas rit et commenta :

— T’as raison, c’est marrant !

— À mon tour ! intervint sa nouvelle petite amie. Le Chapelier fou démonte une piste d’athlétisme en sifflotant à la lune sous la pyramide du Louvre aujourd’hui même. Ah ah ! N’importe quoi ! C’est aussi bon que les dialogues d’Alice au pays des merveilles !

Arsène chassa des larmes de rire du coin de ses yeux, tandis que Lucas enfouissait sa tête dans l’accoudoir du canapé, le corps secoué de soubresauts. Salomé riait de les voir rire.

— Hé ! Hé ! À toi, Lucas !

Le jeune homme déplia la dernière feuille, lut rapidement en silence et explosa de nouveau de rire.
— Allez ! le pressa Salomé.

— Le… Le Cheshire cat, hoqueta Lucas, chatouille… une galette des Rois… en… en faisant la danse du ventre…

Lucas n’arrivait plus à aller plus loin. Ses deux amis riaient à gorge déployée.

— … à… à Versailles… dès l’aube levée ! finit-il difficilement.

— Elle est trop bonne celle-là ! La meilleure ! décréta Salomé.

Ils repartirent pour un nouveau tour, leur imagination ne connaissant plus de limites. Puis Arsène leur proposa un autre jeu littéraire.

— On écrit une question qui commence par « Qu’est-ce que », puis notre voisin de gauche écrit une réponse qui commence par « C’est », mais sans lire la question, bien sûr, sinon ce n’est pas drôle.

Chacun reprit son crayon, enthousiasmé par ce nouveau défi. Ils s’échangèrent les papiers, inscrivirent leur réponse, et Lucas fut le premier à lire en prenant un air interrogatif et inspiré :

— Qu’est-ce qu’un piano sans touches ? C’est…

En voyant la suite, il explosa de nouveau de rire.

— C’est Lucas sans ses Tic Tac !

— Ah ah ah ! rit Salomé. Tu serais perdu sans tes bonbons ! Arsène, tu nous lis ta phrase ?

— Qu’est-ce que le bonheur ? C’est un livre ouvert à la page 16. On vérifie ?

— Attends, je vais chercher De l’autre côté du miroir, s’enthousiasma Salomé en bondissant du canapé.

Lucas la regarda filer, un sourire attendri sur les lèvres.

— Dis donc, Roméo…, s’amusa Arsène.

— Je suis si heureux, frérot, t’imagine même pas. Je passe le meilleur Jour de l’an de ma vie, soupira-t-il en s’allongeant sur le canapé, les bras en croix.

— Moi aussi, lui assura le petit garçon en se renfonçant dans un coussin moelleux.

Il hésita à ouvrir la dernière feuille et à en prendre connaissance avant les autres, mais retint sa curiosité. Les petits pas de Salomé résonnaient déjà sur le parquet. Ils l’entendirent avant de la voir :

— Vous voulez entendre le grand secret du bonheur dissimulé à la page 16 ?

— Vas-y !

Elle se rassit entre les deux garçons, le livre déjà ouvert à la bonne page.

***

Sur la table, tout près d’Alice, il y avait un livre. Tout en observant le Roi Blanc – car elle était encore un peu inquiète à son sujet, et se tenait prête à lui jeter de l’encre à la figure au cas où il s’évanouirait de nouveau –, elle se mit à tourner les pages pour trouver un passage qu’elle pût lire… « car c’est écrit dans une langue que je ne connais pas », se dit-elle.
Et voici ce qu’elle avait sous les yeux :

YKCOWREBBAJ
Sevot xueutcils sel ; eruehlirg tiatté lI
: tneialbirv te edniolla’l rus tneiaryG
; sevogorob sel tneialla xuetovilf tuot
.tneialfinruob sugruof snohcrev seL

Elle se cassa la tête là-dessus pendant un certain temps, puis, brusquement, une idée lumineuse lui vint à l’esprit : « Mais bien sûr ! C’est un livre du Miroir ! Si je le tiens devant un miroir, les mots seront de nouveau comme ils doivent être. » Et voici le poème qu’elle lut :

JABBERWOCKY
Il était grilheure ; les slictueux toves
Gyraient sur l’alloinde et vriblaient :
Tout flivoreux allaient les borogoves ;
Les verchons fourgus bourniflaient.

***

— C’est ça le bonheur ? s’interrogea Lucas.

— Mais oui ! acquiesça Salomé avec sérieux. C’est l’imagination ! L’absurde, le non-sens ! Tout ça rend la vie plus supportable si on la prend moins au sérieux.

— À débattre… T’en penses quoi, Arsène ?

Avant qu’il puisse répondre, une sonnerie les fit sursauter.

— Ah, ça doit être ta mère, devina Lucas en se dirigeant vers l’interphone.

En tête à tête, Salomé et Arsène se dévisagèrent, un peu déçus.

— Déjà, soupira la lycéenne.

— C’est passé trop vite, en convint son ami qui regrettait déjà ce temps suspendu.

— Tu n’as pas encore lu le dernier papier. Vas-y !

— Qu’est-ce que le sens de la vie ? C’est… – ça va te faire plaisir. C’est quand je regarde Salomé.

What ? C’est toi ou c’est Lucas qui a mis ça ?

— À ton avis ? répliqua-t-il d’un air amusé.

Lucas revint à ce moment-là.

— Tu voudrais pas demander à ta mère si tu peux rester ici jusqu’à la rentrée ?

— Pour que tu puisses me regarder ? Il paraît que c’est le sens de la vie. Ou, du moins, de ta vie.

— Hein ?

Salomé lui montra le bout de papier dans les mains d’Arsène.

— C’est toi-même qui l’as écrit.

¯

Aude ramena Arsène chez lui. Il fut accueilli par des parents qui lui souhaitèrent une belle année pleine de réussite. Leur fils leur souhaita la santé et pria intérieurement pour que son père ne le frappe plus, un vœu qu’il formulait chaque année, mais qui ne s’était encore jamais réalisé. Il lui restait six mois à tenir avant de passer le bac de première ; vingt avant de partir étudier loin d’ici. Après ces moments hors du temps qu’il avait vécus avec ses amis, les meilleurs du monde, il était plein d’optimisme.

¯

Un vent souffle et domine

Le domaine des Pizan

Le temps s’est arrêté sur le présent

Et avec est partie ma triste mine

Chocolat et MP3

Piano et photos

À la fin de l’année

Est né

Lucas et Salomé

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