Les gens tout de même

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Mardi 8 janvier 2013

— Ils sont tous les mêmes*, commenta Salomé en remarquant que les regards s’attardaient sur sa main dans celle de Lucas. On va faire jaser dans les couloirs.

— On s’en fout, estima son petit ami.

— D’accord avec toi ! Je trouve ça malheureux d’être le centre de leurs commérages, comme si on faisait quelque chose de répréhensible.

— J’ai toujours trouvé les discussions adolescentes d’une pauvreté absolue et d’un ennui à mourir, glissa Arsène.

Lucas se mit à rire, encore une fois bluffé par le langage soutenu de son ami.

— Tu m’étonneras toujours, frérot. Et t’as bien raison. Y a quand même mieux comme discussions que de savoir qui sort avec qui.

Avant Noël, le rapprochement entre Kévin et Emma figurait en tête de liste des sujets les plus populaires du lycée. Nul doute que Salomé et Lucas leur voleraient un temps la vedette.

Salomé changea de conversation :

— Au fait, tu as la date de ta prochaine compétition ?

— Le vendredi 15 février, à quinze heures. Juste après notre première Saint-Valentin.

Il embrassa sa petite amie sur les lèvres. Arsène se retint de sourire tandis que quelques paroles lui venaient en tête : Moi je n’aime pas la Saint-Valentin / Je hais le monde entier*.

— Roh, flûte, on pourra même pas venir t’encourager, s’attrista Salomé.

— Je vous raconterai.

— Hé, de Machin-Chose !

Les trois amis se tournèrent vers l’élève tout en muscles qui venait de héler Lucas. Kévin s’approchait d’eux, suivi d’Oscar, d’Alan et de quelques autres.

— Après tous ces mois, t’arrives toujours pas à te souvenir de mon nom de famille ? s’étonna ironiquement Lucas. Je savais que t’avais un pois chiche dans la tête, mais là il s’agit plutôt d’un Alzheimer précoce. Gros bras, petite cervelle.

Kévin se renfrogna.

— Vous sortez ensemble ? questionna-t-il en désignant le nouveau couple.

— Tu sais te servir de tes yeux ? Tu viens de nous voir nous embrasser, alors t’en conclus quoi ? Vas-y, c’est facile.

Arsène et Salomé rirent de sa répartie qui infantilisait Kévin. Celui-ci durcit son visage, irrité qu’on se fiche de lui.

— Alors, on se demandait avec les potes : quand vous déciderez de passer aux choses sérieuses, t’auras pas l’impression de coucher avec un squelette ?

Les rires cessèrent net. Une main myoélectrique attrapa brutalement Kévin par le col. Dans l’élan et sous la violence du choc, le provocateur fit quelques pas en arrière et trébucha, juste retenu par la poigne de Lucas. Ce dernier arma son bras gauche et abattit son poing sur la pommette de celui qui avait osé insulter sa copine.

— Bagarre ! cria un élève.

Aussitôt, les lycéens se ruèrent autour des deux pugilistes. Kévin rendait les coups autant que Lucas lui en portait. Ils agrippèrent leurs vêtements en cherchant à se faire tomber.

— Espèce de branleur ! hurla Lucas.

Les deux lycéens churent. Lucas avait le dessus et gifla Kévin à toute volée qui répliqua en lui bourrant les côtes de coups de poing. Un surveillant se fraya un chemin tant bien que mal dans l’attroupement. L’adulte ceintura Lucas qui, en remarquant qui le retenait, cessa de vouloir se battre.

— Il m’a frappé le premier, monsieur ! le dénonça Kévin, appuyé par ses acolytes.

— Lève-toi ! ordonna le surveillant.

Il empoigna les deux belligérants et les mena au pas de course hors de vue.

Choquée par cette violence, aussi verbale que physique, Salomé peinait à digérer l’insulte. « Squelette ». Elle entendait parfois ce mot, murmuré par les autres dans son dos. Il lui faisait toujours aussi mal. À la fois satisfaite de la punition de Kévin et inquiète des risques qu’avait pris Lucas, elle se tourna vers Arsène. Il était blanc comme un linge.

— Ça va ?

Non, ça n’allait pas. Il venait de découvrir que Lucas pouvait être aussi violent que son père.

¯

Je suis exclu du lycée jusqu’à la fin de la semaine. J’ai maaaaaal aux côtes ! Il y est allé fort, l’enfoiré !

Le SMS de Lucas venait de lui parvenir en ce début de soirée. Arsène n’avait pas revu son ami depuis l’altercation et ne sut pas trop quoi lui répondre. Il se contenta de deux mots.

Pas cool.

Il se retint de lui écrire qu’il l’avait mérité. La violence dont son ami avait fait preuve ne décollait pas de sa rétine. Il avait cru voir un avatar de son père, frappant quelqu’un d’autre que lui. Quelques mots de Lucas adressés à Kévin, à la rentrée, quand il l’avait défendu dans les vestiaires, lui revinrent : « Comporte-toi encore une fois comme un glandu, et je te casse en deux. Je te jure, je le fais. Le dernier à qui c’est arrivé m’a valu un renvoi définitif de mon ancienne école. » Ce n’était donc pas la première fois que le jeune homme avait libéré sa colère en jouant de ses poings. Cela avait dû être grave pour qu’un renvoi soit prononcé à son encontre, et cela terrifiait Arsène. Il ne voulait pas d’un ami violent. Et s’il le frappait un jour ? Et s’il frappait Salomé ?

Avec le temps, il parvint à relativiser l’événement. Depuis qu’ils se connaissaient, c’était la première fois qu’Arsène voyait son ami perdre son sang-froid. Parce qu’on avait manqué de respect à Salomé. Oui, Kévin, fidèle à ses habitudes, avait agi comme un idiot, se répétait le garçon, mais est-ce que cela légitimait les coups qu’il avait reçus ?

« Non, on ne frappe pas quelqu’un ainsi, même avec une bonne raison. »

Sa réflexion se bloqua. Pourquoi ne parvenait-il pas à l’appliquer à son propre père ? Pourquoi acceptait-il que Roger le batte, même quand il n’avait aucune raison ?

« C’est un adulte, il sait ce qu’il fait. »

Cette réponse ne le satisfaisait pas complètement. Du haut de ses dix-sept ans, Lucas lui paraissait adulte, lui aussi. Alors, pourquoi trouvait-il anormal que son ami tabasse quelqu’un et normal que son propre père lui colle des raclées ?

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