Je n’ai plus envie de perdre mon temps
Vendredi 29 mars 2013
« … à réciter tout ce que je sais déjà, se chantait Arsène, en attendant Salomé au self. J’ai trop d’ennemis / Je reste à l’écart*. »
S’il pouvait danser sans s’attirer les quolibets de ses camarades, il le ferait volontiers, mais il contint son envie de se trémousser et de bouger la tête en rythme. Il ne manquerait plus qu’on lui attribue un nouveau surnom. Ses pensées occupées par la mélodie et les paroles, le monde autour n’existait plus, comme s’il dressait un mur entre lui et l’hostilité des autres.
— Ça me saoule ! lâcha Salomé en s’asseyant bruyamment en face de lui. Ça tombe trop mal.
— Parlerais-tu de la course ? devina Arsène, brusquement tiré de ses rêveries.
— Évidemment !
Lucas courait l’après-midi même.
— Sans déc, pourquoi ils organisent ça en pleine semaine ? En plus, c’est au stade juste à côté, râla la lycéenne. Et nous, on est coincés ici.
— Sûr que j’aurais préféré aller l’encourager, approuva Arsène en songeant aux terribles deux heures de sport qui l’attendaient.
Le pire moment de la semaine. Cependant, il avait trouvé la combine pour donner moins de prise à David : il venait directement en jogging au lycée, remplaçait ses chaussures de ville par des baskets dans les toilettes du gymnase et y patientait le temps que les autres se changent. Il ne déposait ses affaires dans le vestiaire que lorsqu’ils en étaient tous sortis. À la fin du cours, il se hâtait de les récupérer, sans prendre le temps de se changer (hormis ses baskets, toujours en se planquant dans les toilettes), et se délassait sous la douche une fois chez lui. Cette technique limitait les risques, même s’il craignait pour son sac.
Salomé pinaillait dans sa salade de tomates, le seul plat qu’elle avait pris avec une assiette de petits pois.
— Vous verrez-vous ce week-end ? demanda son ami pour lui remonter le moral.
— Pas prévu. On s’appellera ce soir, par contre. Trois jours sans le voir ! Tu te rends compte ?
— J’imagine.
En vrai, Arsène n’imaginait rien du tout. Un tel attachement à un être au point de ne pas supporter de le voir pendant trois jours lui paraissait curieux. Lui ne ressentait pas de manque de ses amis le week-end… sauf dans les moments où tout son corps le faisait souffrir.
Il essaya de lui changer les idées, mais il voyait bien que la jeune fille n’accordait qu’une maigre attention à leur conversation.
— Tu sais quoi ? déclara-t-elle tout à trac. On n’a qu’à y aller. Fuck les cours !
Cette idée le mit mal à l’aise.
— Tu n’es pas sérieuse ?
— Si. Je vais louper quoi ? Trois heures de cours qui me font chier. Je n’ai plus envie de perdre mon temps. Je dirai lundi que je ne me sentais pas bien et puis voilà. T’auras qu’à faire comme moi.
— L’excuse va passer, tu crois ? émit-il d’une voix mal assurée.
— J’en sais rien ! Les profs sont habitués à mes absences, alors oui, ça peut marcher. T’es partant ?
Arsène pesa le pour et le contre. De loin, le contre l’emportait. Si ses parents l’apprenaient – et il ne doutait pas qu’ils l’apprendraient –, la punition serait des plus terribles. Il en avait déjà le cœur qui battait la chamade. Le week-end s’annoncerait des plus terribles s’il faisait l’école buissonnière.
D’un autre côté, il avait envie de faire plaisir à Salomé. Le 10 avril et le triste anniversaire qu’il véhiculait arrivaient à grands pas, alors si elle pouvait penser à autre chose, au moins pendant une après-midi, il l’y aiderait.
— Comment fera-t-on pour sortir ? lui murmura-t-il.
Le sourire qui illumina le visage de sa meilleure amie lui indiqua qu’il avait pris la bonne décision… pour elle.
Pas pour lui.
¯
— Go !
Les deux sprinters se précipitèrent vers le portail non surveillé et se ruèrent à l’extérieur de l’enceinte. Salomé éclata d’un rire euphorique.
— On a réussi ! Le bus, maintenant.
Il était prévu qu’elle lui paye le ticket, car il n’avait pas d’argent sur lui.
— C’est grisant, non ? estima Salomé une fois confortablement assise. Je me sens comme Alice qui plonge dans le terrier du lapin.
— Un peu effrayant quand même, corrigea Arsène qui regrettait déjà l’escapade.
— Profite ! On pensera aux conséquences plus tard.
Justement, non, Arsène ne parvenait pas à ne pas penser aux conséquences. Dans quel état serait-il dans quelques heures ?
Ils arrivèrent au stade une demi-heure après leur évasion. La course de Lucas avait lieu dans le cadre d’une rencontre amicale entre clubs du même département, et non d’une compétition officielle. La piste d’athlétisme était bordée de rambardes derrière lesquelles s’élevait un seul gradin, sur lequel avaient pris place les familles et amis.
Salomé repéra les parents de son petit copain.
— Qu’est-ce qu’on fait ? On se planque ou on va les voir ?
— Autant signaler notre présence, estima Arsène.
Il se sentirait aussi plus rassuré avec des adultes, même s’il les connaissait peu. Le duo d’amis se hissa dans les tribunes à la hauteur des parents de Lucas. La mère observait les pistes à la jumelle, tandis que le père consultait son portable.
— Bonjour monsieur et madame de Pizan, saluèrent Arsène et Salomé.
— Oh, les enfants, mais que faites-vous ici ? s’étonna Sandra en abaissant les jumelles.
— On voulait voir Lucas, avoua Salomé.
— Vous avez l’autorisation de vos parents ?
L’air gêné des deux fugueurs lui éclaircit la situation.
— Hmm. Je vois. Bon, puisque vous êtes là, asseyez-vous donc.
Son mari referma son portable et se pencha pour les saluer. Arsène avait rarement vu cet homme, que Lucas décrivait comme strict et en même temps assez souple. L’enfant ne savait trop que penser de lui. Il se demanda une nouvelle fois si derrière ces moustaches et cet intense regard vert d’eau se cachait quelqu’un qui battait son fils.
« Tous les pères battent leurs enfants, non ? » se demanda-t-il une nouvelle fois en songeant au sien qui l’attendrait avec la ceinture le soir même.
— Lucas est déjà passé ? s’enquit Salomé.
— Pas encore. Dans… dix minutes, répondit Charles de Pizan en consultant sa montre.
Salomé trépignait. Arsène posa une main sur la sienne.
— Calme-toi, lui enjoignit-il en craignant qu’elle ne consume son énergie.
Trop souvent, il avait été témoin de ses instants de faiblesse pour être totalement serein. Sandra prêta ses jumelles à la jeune fille pour l’occuper et lui indiqua où chercher son fils. Salomé le repéra. Il portait le dossard numéro 3 sur un maillot bleu et discutait avec une adolescente à la peau noire plutôt mignonne. Sa petite amie fit une grimace. Elle zooma sur la sportive, la détailla de haut en bas et remarqua la prothèse qui remplaçait sa jambe gauche. La lycéenne revint ensuite sur Lucas et son regard s’attendrit : son petit ami avait beaucoup d’allure avec sa lame en carbone. Elle adorait le voir avec, mais n’avait jamais osé le lui avouer.
Un haut-parleur annonça le départ imminent du deux cents mètres et pria les athlètes de se mettre en place. À cet instant, Salomé constata que toutes les catégories étaient confondues : hommes, femmes, valides, handicapés.
— C’est normal, ça ? demanda-t-elle à Sandra après le lui avoir fait remarquer.
— Ils ne sont pas assez nombreux dans le département. Lucas est tout seul dans sa catégorie. Sa voisine aussi. Ils sont en T64, c’est la classification qui désigne les athlètes amputés d’une jambe sous le genou.
— Chut ! ordonna Charles, tendu comme un arc vers les pistes.
Le stade se tut. Les sportifs, en position, concentrés, attendaient. Dès que le top retentit, les encouragements fusèrent.
— Allez, Lucas, allez ! criait Charles en se levant à moitié de son siège.
— Vas-y, chatoooon ! l’accompagnait Sandra, les mains en porte-voix.
— Défonce-les ! hurlait Salomé en brandissant le poing.
Arsène ne participait pas à l’enthousiasme général, alors que la jeune fille et les deux adultes se déchaînaient à ses côtés. Lucas semblait donner son maximum, mais il perdit du temps dans le virage. En queue, derrière les valides, il ne renonça pas pour autant et franchit la ligne d’arrivée en huitième position.
Sandra et Charles se levèrent en l’applaudissant. Le père siffla pour le féliciter. Son fils, pour l’instant penché en avant à reprendre son souffle, ne manquerait pas de relever la tête et de les apercevoir. Quand il se redressa, Lucas tapa dans la main de la fille portant une prothèse et échangea quelques mots avec elle. Puis, il chercha ses parents dans les gradins. Les grands signes qu’ils lui faisaient l’aidèrent à les trouver. Il leva une main et remarqua enfin Salomé et Arsène. Étonné mais ravi de leur présence, l’athlète leur adressa un coucou et envoya un baiser du bout des doigts à sa petite amie qui fit semblant de l’attraper avant de dessiner le contour d’un cœur avec ses doigts.
— Descendez le voir, si vous voulez, indiqua Sandra, qui se recoiffait d’une main.
Salomé ne se le fit pas dire deux fois.
— Bouge, Arsène !
Le garçon se leva mollement, et ils rejoignirent les barrières entre les gradins et les pistes.
— Bonjour, ma belle, dit Lucas, essoufflé et en nage, en embrassant Salomé.
— Bonjour, mon beau ! Bravo pour ta course ! le félicita-t-elle.
— Bwarf, j’ai fini huitième sur neuf.
— On s’en fout !
Son petit camarade était d’accord avec elle.
— Vous avez séché les cours ? leur demanda Lucas.
— Yep !
— Et elle en est fière ! Arsène, je parie que c’est elle qui a eu l’idée.
— Pari gagné, acquiesça son ami.
— Vous êtes pas dingues ? Qu’est-ce qu’ils vont dire, vos parents ?
— J’m’en moque ! dit Salomé.
Arsène affirma la même chose, même si rien n’était plus faux.
— Si vous le dites…, voulut les croire Lucas.
Il s’accouda aux barrières et désigna la fille à la lame de carbone qui vidait consciencieusement une bouteille d’eau.
— Elle, c’est Clarisse. On se retrouve souvent sur les rencontres amicales comme celle-là. La dernière fois, c’est elle qui m’a battu. Les queues de peloton, ça nous connaît bien.
— Vous courez ensemble depuis longtemps ? voulut savoir sa petite amie.
— Quatre ou cinq ans, je dirai. Mais on ne se voit que pendant les compètes, elle est dans un autre club. Clarisse !
La sportive aux longues tresses noires termina de boire et se dirigea vers eux.
— Je te présente Salomé, ma copine, et Arsène, un ami. Salomé, Arsène, voici Clarisse, la prochaine championne paralympique !
— Ah ah ! s’esclaffa la concernée. Dans une autre vie, peut-être ! Salut Salomé, salut Arsène, je suis contente de vous rencontrer enfin. Lucas me parle souvent de vous.
— Enchantée aussi, dit poliment Salomé, tandis qu’Arsène proférait un « bonjour » ténu.
— Avec Clarisse, reprit Lucas, on voudrait monter une équipe de relais handi. Problème, nous sommes que deux sur quatre. Vous avez pas prévu de vous faire amputer, par hasard ? plaisanta-t-il.
— Si, répondit Salomé. Du cœur. Comme ça, je pourrai te le donner !
— Écoutez-moi ça comme c’est pas meugnon ! rit Clarisse. Allez, les amoureux, je vous laisse !
L’athlète rejoignit sa propre famille un peu plus loin.
— Elle a l’air cool, commenta Salomé.
— Elle l’est ! Je suis sûr que vous vous entendriez bien. Si elle habitait pas si loin, je l’inviterais à mes anniversaires ou à d’autres fêtes. Elle est à plus de deux heures de route d’ici.
Lucas entrelaça ses doigts à ceux de sa petite amie.
— Je suis content que tu sois là. Si j’avais su ça avant la course, ça m’aurait donné des ailes. Je leur aurais fait bouffer la terre battue aux valides !
Le mot « battue » emporta Arsène dans ses pensées. Plus le temps avançait, plus il avait peur. Son regard se perdit dans le vide. Ses meilleurs amis continuaient à discuter, comme les amoureux inconscients du monde autour d’eux qu’ils étaient.
Il n’aurait pas dû venir. Il n’aurait pas dû céder à son envie de faire plaisir à Salomé. C’était une connerie monumentale, la pire de son répertoire. Sa punition serait donc la pire qu’il aurait jamais connue. Non, il n’aurait pas dû, il n’aurait jamais…
— Hé, tu rêves, Arsène ? Qu’est-ce que tu zyeutes comme ça ? lui demanda Salomé.
— Euh, rien…
— Eh, tu as flashé sur Clarisse ? le charria Lucas.
Arsène resta muet, mais détourna le regard. Il ne s’était même pas rendu compte qu’il avait laissé traîner ses yeux sur la sportive. Peu importait ce que ses amis croyaient tant qu’il gardait ses pensées pour lui.
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