C’est une belle journée

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Pour mourir là et partir vers le ciel*.

Arsène fredonnait pour évacuer son stress, mais comme d’habitude, il n’avait pas sélectionné la chanson la plus joyeuse. Il n’avait pas réussi à s’amuser au stade tant la peur lui avait noué le ventre. Jamais il n’avait ressenti cette sensation avec une telle puissance.

Fébrilement, il rangea son MP3, ouvrit la porte de son immeuble et monta les marches le plus lentement qu’il put. Pourquoi n’habitait-il pas au dernier étage ? Il aurait ainsi grappillé quelques secondes avant que la porte ne se referme sur lui. Il arriva bien trop vite à son goût devant le seuil. Une grande respiration. Une expiration. Il entra.

— Le voilà, entendit-il.

Il perçut ensuite le bruit d’un téléphone qu’on raccroche.

— Arsène ! Viens ici !

Le jeune garçon ôta ses chaussures et pénétra dans le salon. Sa mère, assise sur une chaise à côté du fixe, fronçait les sourcils. Les traits de son visage naturellement sévère trahissaient une colère latente.

— Je peux savoir où tu étais ?

Il tenta :

— Au lycée.

— Ne me mens pas, asséna-t-elle en se levant. Je sais que tu n’étais pas en cours cette après-midi, ton lycée a appelé. Où as-tu été traîner ?

— Au stade, avoua-t-il, les yeux fuyants. Salomé et moi, nous souhaitions encourager Lucas.

— C’est du joli ! explosa Tatiana en frappant le buffet du poing. Qu’est-ce qui t’a pris de quitter l’enceinte de l’établissement ?

— Pardon… Cela ne se reproduira pas.

— J’y compte bien ! Attends voir que ton père rentre. Dans ta chambre.

Arsène se précipita dans son antre. Il avait déjà envie de pleurer. Pour s’occuper l’esprit, il se changea, laissa son survêtement en boule par terre, et essaya de se mettre à ses devoirs, mais la concentration le fuyait. D’habitude, il parvenait à penser à autre chose quand il s’attelait à son travail. Cela lui permettait de se vider la tête, de ne plus penser aux insultes des autres élèves et aux humiliations dont il était victime. Pour lui, travailler avait toujours été un refuge synonyme de bonnes notes, elles-mêmes synonymes de validation de son année, sa motivation première, car il espérait bien sauter quelques niveaux dans la foulée grâce à ses excellents résultats. Objectif atteint, puisqu’il passerait une partie du bac dans quelques mois.

Son état d’esprit était à l’opposé lorsqu’il savait qu’il allait se prendre une raclée. L’attente lui était insupportable tant il voulait en finir au plus vite avec le passage à tabac. Cela faisait quelques minutes qu’Arsène contemplait les mêmes mots de son cours d’Histoire. Il levait régulièrement le nez sur sa pendule (son entêtant tic-tac le mettait sur les nerfs), puis le replongeait dans ses notes lues la seconde précédente et aussitôt oubliées. Les techniques de mémorisation qu’il tentaient d’appliquer se brouillaient dans son esprit. Devant tant d’inefficacité, il préféra croiser les bras sur son bureau et y enfouir son visage.

Les battements de son cœur explosèrent quand il entendit son père rentrer et il se redressa en sursaut. Tout tremblant, il alla espionner la discussion en plaquant son oreille à sa porte. Par-ci par-là, il captait quelques mots : « stade », « honte », « lui passer l’envie », « pas au visage ! ». Après cette dernière parole de sa mère, Arsène ne voulut pas en écouter davantage. Il retourna s’asseoir en se disant qu’au moins Roger ne le frapperait pas à la tête. Maigre consolation.

Il sursauta de nouveau quand la porte s’ouvrit à la volée.

— Alors comme ça, tu sèches les cours, petit con ? Tu vas voir ce que tu vas voir !

La face rougeaude, Roger referma derrière lui. Tétanisé, Arsène attendait que le déchaînement commence.

— Ton dos !

Maladroit dans ses gestes, Arsène fut trop long à obéir aux desiderata de son père qui le saisit par le col et déchira son vêtement en voulant le lui enlever.

— Tu fais l’école buissonnière, alors ? Tout ça pour aller applaudir ton petit camarade ? Mais qu’est-ce que tu as dans la tête ?

Roger le poussa contre le mur.

— Bouge pas !

Un morceau de fer lui cingla l’échine. Arsène se força à rester statique. La ceinture, il connaissait. S’il n’y avait que cela, ce ne serait pas si terrible. Il tiendrait bon. Son père y allait fort, pourtant, plus que d’habitude, et la sentence durait, durait… Son dos était en feu. Il s’affaissa peu à peu en sanglotant et finit par se recroqueviller sur ses genoux, la tête entre les mains. Les coups continuaient de pleuvoir. Il tressaillait à chacun.

Quand dix secondes passèrent sans nouvel impact, il jeta un œil craintif sur son père. Celui-ci passait sa ceinture dans les boucles de son pantalon.

« C’est terminé », pensa Arsène, soulagé.

Une grosse main lui agrippa l’épaule.

— Relève-toi.

L’enfant battu eut du mal à se remettre sur ses jambes flageolantes tant son dos le lançait. Sans ménagement, son père le jeta sur le lit. Roger plaça un genou sur ses reins pour l’empêcher de se défiler et emprisonna le cou de son fils entre ses mains avant de commencer à serrer.

« Il va me tuer ! » s’angoissa Arsène qui comprenait avec effarement que son châtiment n’en était qu’au prélude.

— Pourquoi t’es comme ça, hein ? Pourquoi tu nous apportes que des misères à ta mère et moi ? Après tout ce qu’on fait pour toi ! Je me tue au boulot pour rapporter de l’argent et te faire vivre… payer tes études… Pourquoi tu gâches tout, à faire que des conneries ? Alors que tu es promis à un brillant avenir !

Là, tout de suite, son avenir était sur le point de s’éteindre définitivement. Arsène suffoquait en se débattant. Il avait l’impression que son cerveau se détraquait, que ses sens ne répondaient plus, jusqu’à ce que son père relâche la pression. Il respira de nouveau, plus mort que vif.

Un coup dans les côtes.

Non, il ne crierait pas.

Un autre.

Non…

Sa volonté faiblissait.

Un troisième lui arracha un gémissement.

— Je ne veux pas entendre un bruit ! fulmina son père qui recommença à l’étrangler.

« Pitié, faites qu’il m’ôte la vie ! »

Encore des coups, de l’autre côté cette fois.

— J’espère que t’as compris la leçon.

Roger agrippa son fils par les cheveux et tira en arrière.

— La prochaine fois, je te viole. Te voilà averti.

Il abandonna sa victime sur son lit et claqua la porte. Cette fois, c’était vraiment terminé. Haletant, Arsène se redressa avec mille précautions, encore choqué par les dernières paroles de son père.

— Il n’y aura pas de prochaine fois, se répéta Arsène en boucle en se massant la gorge. Il n’y aura pas de prochaine fois.

Filer droit. Ne plus suivre les impulsions de Salomé. Rompre avec ses amis, s’il le fallait.

Il méritait ce qui lui arrivait. Il était un mauvais fils. Il décevait ses parents. Il ne répondait pas à leurs attentes. Il n’avait que ce qu’il méritait. Il se sentait mal… si mal… Il… Il fallait qu’il sorte le couteau !

Assuré que ni son père ni sa mère ne feraient irruption, il entailla sa peau, jusqu’à ce que le tourbillon de ses pensées se calme, jusqu’à ce qu’il se concentre entièrement sur les plaies qu’il s’infligeait. Il se soigna et s’allongea. Aucune position ne lui convenait. Ses côtes, son dos, son cou, ses cuisses… Son être tout entier lui faisait mal. Physiquement. Mentalement.

Pour essayer de se changer les idées, il déverrouilla son portable. Deux SMS.

Ça va, mec ? Ils t’ont dit quoi tes parents ?

Arsène l’effaça. Il ferait comme s’il n’avait rien reçu. L’inquiétude de Lucas ne le toucha même pas.

Deuxième message.

C’était une belle journée aujourd’hui ! Trop fun ! :D Merci de m’avoir accompagnée dans ma folie. Ma mère m’a juste grondée, ouf ! Et de ton côté ? Bisous

— Une belle journée…, murmura-t-il du bout des lèvres.

Le visage d’Arsène se contracta. Il effaça le SMS sans répondre. Pour la première fois depuis qu’il la connaissait, il ressentit de la colère envers Salomé. Comment avait-elle pu lui demander de sécher les cours ? Elle pouvait y aller seule, si elle désirait tant applaudir son chéri ! À quoi avait-il servi ? À tenir la chandelle ? Il s’était senti invisible, laissé sur le côté, pendant que les deux tourtereaux roucoulaient.

« Me considère-t-elle toujours comme son ami ou ne suis-je qu’un bouche-trou pour elle ? Je suis sûr qu’elle était consciente des risques que je prenais juste pour elle. Quelle ingrate ! Elle se fiche bien de ce qu’il peut m’arriver. »

Un peu plus tard, il se leva, se positionna face au miroir de son armoire et cadra son portable sur son cou, ses côtes, puis son dos. Quatre photos de plus pour sa triste collection.

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