Dépêche-toi

15 minutes de lecture

Lundi 1er avril 2013

… avant qu’ils ne t’attrapent / ne te rattrapent ou ne te battent*.

Arsène coupa son MP3 en arrivant devant le lycée. Jamais il n’avait eu aussi peu envie d’y mettre les pieds. La sonnerie retentit dès qu’il franchit l’enceinte. Parfait ! Il éviterait Salomé et Lucas et leurs questions embarrassantes. Il avait fait le mort tout le week-end et ignoré leurs SMS. Avec le recul, il se dit qu’il aurait dû leur faire croire que tout allait bien. Ne pas répondre était le meilleur moyen de déclencher leur suspicion.

À la récré, il ne put faire autrement que de les rejoindre.

— Bah alors, frérot ? s’enquit Lucas. Encore un problème de portable ?

— Hmm hmm.

Arsène ôta son sac de ses épaules et le posa entre ses pieds. Son dos lui faisait encore mal, tout comme ses côtes, surtout que David avait réveillé la douleur en lui assénant une grande claque entre les omoplates. Ses yeux s’étaient aussitôt embués. Il avait aussi pris soin d’enfiler un pull à col roulé pour masquer les marques violettes sur son cou.

— Tiens ? remarqua Salomé. Tu t’es chopé un poisson d’avril.

Elle décrocha le découpage en papier du pull de son ami et ne l’informa pas de l’inscription obscène écrite dessus. L’adolescente le froissa et l’emporta dans une corbeille à papier.

Arsène comprit mieux la tape brutale de David. Il pouvait s’attendre à d’autres « blagues » de ce genre aujourd’hui.

Lucas revint à la charge :

— Ça va ?

— Oui, pourquoi ?

« Fais croire que tout va bien. »

— Ils t’ont dit quoi, tes parents, pour vendredi ?

Arsène feignit de ne pas l’avoir entendu et se tourna vers Salomé qui revenait.

— As-tu passé un bon week-end ?

— Plutôt pas mal, même si ma mère m’a privée de sorties. J’m’en fiche. Et toi ?

— J’ai commencé les révisions pour le bac. J’ai aussi regardé quelles universités seraient susceptibles de m’intéresser après le bac.

— Tu te verrais bien dans quoi ?

— L’ingénierie, les maths…

Il ne débordait pas d’enthousiasme à l’idée d’aller dans un de ces établissements. En réalité, c’était sa mère qui avait fait la sélection et les préinscriptions.

— Et toi, à quel métier te destinerais-tu ?

— Ça va, j’ai encore le temps d’y réfléchir. Deux années ! L’an prochain, j’irai en Littéraire.

— Et toi, Lucas ?

En se tournant vers son ami, il constata que celui-ci le fixait avec des yeux de sniper.

« Il se doute de quelque chose ! » s’alarma Arsène.

— J’ai pas encore décidé, lâcha le lycéen.

¯

Mercredi 3 avril 2013

On peut s’appeler ?

Le SMS de Lucas sur le coup des quatorze heures l’étonna. Ils s’étaient quittés deux heures plus tôt après la demi-journée de cours. Qu’avait-il de si important à lui dire qu’il ne lui avait pas dit dans la matinée ?

Oui, je suis dispo.

Il l’appela dans la foulée.

— Salut, ma belle.

— Coucou, mon beau.

— Écoute, je voulais te parler, mais c’était trop délicat de le faire au lycée. Je voulais pas qu’Arsène soit dans les parages ou qu’on puisse nous entendre. C’est au sujet du Cheshire cat.

Salomé eut un mauvais pressentiment.

— Que se passe-t-il ?

— Il m’inquiète.

— Comment ça ?

— Ben, y a plusieurs choses qui m’ont mis la puce à l’oreille. Je crois qu’il nous cache des trucs.

— Tu peux préciser ?

— Déjà, j’aimerais que tu me dises si tu as remarqué quelque chose de bizarre depuis que tu le connais.

Elle n’eut pas à réfléchir.

— Y en a pas qu’une. Il est un peu perché en temps normal.

— Je te parle de choses vraiment bizarres, qui t’ont paru anormales sur le coup, en dehors de son intelligence hors norme, de son vocabulaire du xviiie siècle ou de ses lectures sur la fission nucléaire.

— Il y a une fois, oui, c’était vraiment étrange, se remémora la jeune fille, et je me suis dit qu’il ne me disait pas la vérité. Je l’ai invité à venir fêter notre brevet chez moi, quand on a eu les résultats. Je suis allée m’asseoir pendant qu’il appelait ses parents. Il mettait vachement de temps à revenir, alors je suis allée voir ce qu’il fabriquait. Je l’ai retrouvé derrière le collège, en larmes. Il pleurait parce que sa mère avait refusé de le laisser venir chez moi. Ça, c’est ce qu’il m’a dit. Je trouvais sa réaction disproportionnée, car c’était de vrais torrents de larmes. Il a mis du temps à se calmer. En plus, il avait explosé son portable par terre.

— Lui faire ça ? s’étonna Lucas.

— C’est ce que je me suis dit aussi, ça ne collait pas avec l’image que j’avais de lui. Il y avait autre chose, j’en étais persuadée. Juste après, il a été très désagréable avec une journaliste qui voulait l’interviewer. Je ne l’avais jamais entendu parler comme ça à quelqu’un. C’était… comme s’il la détestait personnellement.

— Hmm. Autre chose ? Quand tu l’as rencontré, par exemple, il était comment ?

— Seul. Et quand je dis seul, c’est vraiment tout seul. Seul à sa table en cours, seul à la cantine, seul à la récréation… Il n’avait pas d’amis.

— Et ses parents ? Tu les as déjà rencontrés ?

— Jamais.

— Il t’a déjà parlé d’eux ?

— Pas que je me souvienne. Où veux-tu en venir avec toutes tes questions ?

— Promis, je te dirai, mais après. Tu le trouves pas bizarre depuis lundi ?

— Si. Il est moins causant que d’habitude. J’ai aussi l’impression qu’il nous évite.

Arsène s’était toujours débrouillé pour arriver peu avant la sonnerie le matin. Il passait du temps dans les toilettes aux récréations, se dépêchait de déjeuner le midi et disait ensuite qu’il devait aller au CDI. Salomé et Lucas ne l’avaient quasiment pas vu.

— Tu me dis maintenant ? le pressa sa petite amie qui triturait nerveusement son pendentif de lapin.

— Comme toi, j’ai l’impression qu’il nous évite, parce qu’il veut esquiver nos questions. Il nous a jamais dit comment ça s’était passé avec ses parents vendredi soir. Il a toujours dévié la conversation. Je suis sûr qu’il a reçu nos SMS, mais qu’il a fait semblant de pas les voir.

— Il n’avait peut-être pas envie de raconter comment il s’est fait engueuler ? supposa Salomé.

— C’est clair qu’il a pas envie, mais je pense pas qu’il se soit fait qu’engueuler.

— Bah, tu sais, la plupart des parents punissent leurs enfants quand ils font des bêtises. Privés de dessert, privés de sorties…

— À mon avis, c’est plus grave que ça.

Il y eut un silence des deux côtés du téléphone.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? s’alarma Salomé.

— Je veux pas accuser sans preuve… mais je pense que ses parents le maltraitent.

— T’es pas sérieux ?

Salomé se laissa tomber sur son lit, en prenant soin de ne pas déranger Salômbo qui y dormait à pattes fermées. Dans le mouvement, elle écrasa un ours en peluche qu’elle retira de sous ses fesses.

— Mon instinct me dit que c’est ça. Un jour, il m’a dit qu’il aimerait voir un psy, mais que ses parents refusaient. Rien que ça, ça signifie bien qu’il est en souffrance. Et quand il est pas venu à mon anniversaire ? Je trouve la coïncidence « portable HS » plus « maladie » trop… belle, même si c’est pas le mot, pour être vraie. C’est sûr qu’il avait une sale tête le lundi d’après, mais je crois pas que ce soit dû à la maladie. Et puis, il pouvait nous prévenir par mail ou en utilisant le fixe.

— C’est vrai, concéda Salomé, de plus en plus atterrée. Il connaît nos numéros par cœur, il n’avait même pas besoin d’aller les récupérer dans son portable.

— Et le week-end dernier, son portable était de nouveau HS. Je trouve ça un peu gros.

— Mais… si c’est vrai ce que tu dis ? Qu’est-ce qu’on peut faire pour l’aider ?

— Je sais pas, car il nous dira rien. Écoute, je dois voir ma psy la semaine prochaine. Je lui en parlerai. Je te dirai comment elle nous conseille d’agir. Pour l’instant, faisons comme si on savait rien.

— Tu la vois quand ?

— Mercredi prochain à dix-sept heures.

— OK, alors ne m’appelle pas. Je sais que… que je n’irai pas bien.

— Pourquoi ?

— C’est ce jour que… que Sarah…

Sa voix se brisa.

— OK, j’ai compris. On en rediscutera plus tard. Tu voudras que je vienne ?

— Je ne sais pas. Le plus souvent, je n’ai envie de voir personne. Je ne viendrai pas en cours, ça c’est sûr.

— Si tu as envie que je sois là, tu peux me prévenir au dernier moment, tu sais.

— Merci, murmura-t-elle.

— Je serai toujours là pour toi. Dans les bons comme dans les mauvais moments.

— Merci, répéta sa petite amie. Lucas ? Demande à tes parents ce qu’ils pensent d’Arsène. Je vais faire pareil avec maman.

— Bonne idée ! Au revoir, ma belle. Je t’aime !

— Au revoir, mon beau. Je t’aime aussi !

Salomé était sonnée. Arsène, maltraité par ses parents ? Et elle n’aurait rien vu ? Elle analysa sa relation amicale avec lui en gardant cette idée en tête. Sûr qu’il n’était pas très souriant. Il ne semblait pas avoir eu une enfance des plus épanouies (ne pas connaître le Monopoly !). Il ne parlait que travail, notes, diplôme, études… mais aussi musique et littérature. Cela lui fit penser à la biographie qu’elle lui avait offerte pour son anniversaire. Elle se souvint du jour où il lui avait proposé de la lui prêter. Elle avait décliné puisqu’elle la possédait déjà. À ce moment-là, il avait eu une absence et s’était empressé de partir. En temps normal, ils auraient discuté au moins quelques minutes de leur groupe favori. À d’autres reprises, il lui avait semblé que son ami était en proie à un violent sentiment, comme la fois où ils avaient joué à Action ou vérité. Elle se creusa la tête pour retrouver la question qui avait eu l’air de l’embarrasser. Ah oui ! Quelque chose du genre « Quelle est la chose la plus folle que tu aies faite ? ». Le sourire de son ami s’était aussitôt volatilisé et il avait prétendu ne pas avoir de réponse. À ce moment-là, Salomé s’était dit qu’il leur dissimulait ce qui lui était venu à l’esprit. Mais quoi ?

Elle se rappela aussi la rentrée, pendant laquelle elle l’avait trouvé très anxieux. Elle lui avait fait peur involontairement à son arrivée et elle avait perçu la panique la plus totale dans ses yeux et sur son visage avant qu’il ne se maîtrise. Et quand elle lui avait donné le nom des élèves qui étaient dans leur classe de seconde ? Là encore, il lui avait semblé qu’Arsène avait eu un moment de terreur pure avant qu’il se reprenne et retrouve une expression neutre.

« C’est vrai que les autres ne sont pas tendres avec lui, se nota-t-elle. Toutes les fois où ils l’appellent le mioche ou l’intello… »

Tous ces faits combinés lui murmuraient la même conclusion que celle de Lucas : il se passait quelque chose de grave autour d’Arsène.

¯

Les derniers mots de Salomé avaient donné une idée à son petit ami. Il doutait que ses parents aient remarqué quoi que ce soit, car ils avaient rarement vu Arsène. Cependant, d’autres pourraient sans doute lui donner de plus amples informations. Il fit défiler son répertoire jusqu’à tomber sur le nom de Clarisse. Ce serait la première qu’il appellerait.

Leur conversation fut courte, car elle avait peu de temps.

— Il avait pas l’air à la fête, lui dit la coureuse, quand il lui eut demandé son avis honnête sur Arsène. Il paraissait être complètement ailleurs. Je l’ai trouvé très distant.

— OK, merci, c’est tout ce que je voulais savoir. Je te retarde pas plus longtemps.

Cela confirmait bien ce qu’il pressentait : si son ami n’avait pas été « à la fête », c’était sans doute parce qu’il appréhendait le retour chez ses parents. Il s’en voulut de ne pas l’avoir remarqué, trop occupé à dévorer Salomé des yeux.

Lucas cliqua ensuite sur un deuxième prénom.

— Allô ?

— Kévin ? C’est Lucas.

— Qui ça ?

— Lucas de Machin-Chose, le singea son interlocuteur.

— Comment t’as eu mon numéro, toi ? Qui te l’a balancé ?

Au loin, dans le téléphone, il entendit une voix féminine demander. « C’est qui ? »

— On s’en fout, poursuivit Lucas. Tu t’es jamais demandé comment les flics ont eu tes coordonnées ? Je les leur ai données, tiens ! J’ai bien fait de garder ton numéro, tu vas me rendre service.

La voix féminine insistait.

— Dans tes rêves !

— OK. Alors, j’annule mon annulation de plainte.

— Fais pas ça ! Ça va, je t’ai plus cherché de noises depuis. J’ai payé.

— Payé ! s’insurgea le lycéen. Deux heures de colle, tu appelles ça payer !?

Tandis qu’il parlait, il entendit un « C’est l’autre con de Pizan », suivi d’un « Raccroche ».

— T’aurais pris bien plus cher si je t’avais traîné au tribunal, enfoiré ! s’énerva Lucas. Et puis, t’as la mémoire courte ! Tu te rappelles en début d’année, quand je t’ai tabassé ? T’avais pas insulté Salomé, peut-être ?

— Connard, fous-moi la paix ! J’suis pas tout seul, là.

— T’es avec Emma, c’est ça ? Vous vous amusez bien sous les draps ?

— Eh ! Ça te r’garde pas c’qu’on fait !

— J’vous laisse vous bécoter, mais avant tu vas répondre à mes questions. Sinon, la plainte !

— OK, Pizan, capitula Kévin. T’as intérêt à pas être long. Tu veux savoir quoi ?

Lucas essaya de se calmer. Pas gagné.

— Tu connais Arsène depuis combien de temps ?

— Qu’est-ce ça peut t’foutre ?

— La plainte, Kév, pense à la plainte.

— Tu fais chier ! Trois ans.

— Ça t’arrivait souvent de l’embêter comme quand je t’ai collé la honte dans les vestiaires ? Tu t’en souviens, à la rentrée ?

— Ça va, ça va, écrase. On l’apprécie pas beaucoup, ce mioche, alors oui, on aime bien plaisanter avec lui.

— « Plaisanter » ? Genre vous lui faites des chatouilles et vous le bombardez de confettis ? ironisa Lucas.

— Joue pas au débile, Pizan, t’as compris.

— Je comprends que vous l’emmerdiez sévère. C’est sûr, c’est une proie facile quand on a le courage d’une huître comme toi.

— T’as fini avec tes questions ?

— Vous l’appelez bien « le taré » de temps en temps ?

— Ouais.

— Pourquoi ?

— Il t’a jamais raconté ?

— Réponds. Dépêche-toi.

— Il t’a jamais racontéééé ! Eh, Emma, il lui a jamais raconté quand il s’est… T’es sûr que c’est ton pote ? En même temps, ouais, y a pas de quoi être fier de ce qu’il…

— Arrête de lambiner.

Lucas rageait. Il sentait que l’autre prenait un malin plaisir à le faire languir.

— Quand tu vas savoir ça, obligé que tu l’appelles « taré ». Parce qu’il faut l’être !

— Tu te magnes ?

Un timbre féminin affirma :

— C’est trop dégueu, si tu racontes, je me casse.

— Mais, reste !

— Oh ! le rappela à l’ordre Lucas.

— Il s’est taillé les poignets en plein cours d’anglais, lâcha enfin Kévin . C’était dé-gueu-lasse !

Lucas ne s’attendait pas à cela.

« Quoi ? Il a fait quoi ? »

— Tu mens, nia-t-il, sous le choc.

— Ah, juré, non ! T’as qu’à demander aux autres, lui enjoignit-il avant de chuchoter à une autre interlocutrice : Emma, reviens !

— C’était… c’était quand ?

— Fin de la quatrième. Emma ! Oh, et puis flûte !

En un rapide calcul, Lucas compta qu’Arsène avait tout juste dix ans.

— Tu… tu y as assisté ?

— Toute la classe était là. Tu m’as écouté ? C’était en plein cours. La prof notait quelque chose au tableau et elle a beuglé quand elle s’est retournée. Nous, on a pas compris tout de suite. Faut dire que le mioche est toujours au premier rang, parce que c’est un gros fayot. Elle s’est jetée sur lui et a dit d’aller chercher le directeur, d’appeler le SAMU, tout ça, tout ça. C’est là qu’on a vu tout le sang sur la table. Il y était allé franco, le p’tit !

Lucas avait la nausée. Il avait envie d’étrangler Kévin pour sa manière désinvolte de raconter cette tragédie.

— Y a même des filles qui sont tombées dans les pommes. La prof a fait évacuer la salle, mais avec les mecs, on a tout observé. On a même pris quelques photos. J’étais sûr qu’il était cané. C’est que quelques jours plus tard qu’on a appris que, ben non, il était toujours vivant.

Comme Lucas se taisait, il ajouta :

— Tu me crois pas ? Vérifie dans le journal, ça a fait dix lignes dans la rubrique « Chiens écrasés ». Tu veux peut-être les photos ?

— Je te crois, se força à dire Lucas. Et ensuite ?

— Ensuite ? Ben, on l’a pas revu de la fin de l’année. Mais il était là à la rentrée de la troisième. On a halluciné grave avec les potes ! On l’a harcelé pour qu’il nous dise pourquoi il avait traumatisé la prof et les filles, mais il a jamais rien lâché, ce taré.

Lucas explosa :

— Mec, appelle-le encore une fois comme ça, je te jure que je vous refous la plainte au cul, à toi et à tes connards de potes ! Si j’entends que ton débile de frère fait des misères à Arsène, idem. Tenez-vous à carreau avec lui, compris ?

— Eh oh, j’ai juste répondu à tes questions, alors fous-m…

Lucas lui raccrocha au nez. Il resta longtemps dans la même position, toute colère évacuée, à ressasser ce que lui avait appris Kévin. Arsène avait fait une tentative de suicide. À dix ans ! Ses parents n’étaient pas le seul problème. L’école en était un aussi, sinon il n’aurait pas choisi d’être en plein cours pour s’ouvrir les veines.

« Mais dans quel merdier tu es ? »

Lucas chassa d’une main tremblante les gouttes qui perlaient au coin de ses yeux.

« Ses bracelets », réalisa-t-il.

Un moyen de cacher les cicatrices. Même en sport, il les remplaçait par deux straps de maintien. Lucas ne se souvenait pas l’avoir vu sans rien aux poignets.

« Et ses parents qui le refoutent dans la même école, la même classe de débilos, et qui refusent qu’il voie un psy ! Mais qui agirait comme ça ? »

Il n’avait qu’une envie : ramener Arsène ici et lui interdire de retourner au lycée et de fréquenter ses géniteurs.

« Surtout, ne pas parler de ça à Salomé. »

Elle ne le supporterait pas. L’anniversaire du décès de sa sœur approchait et elle n’avait pas besoin de ce nouveau coup dur. Il retenta sa chance auprès d’Arsène.

Salut mec, excuse-moi d’insister mais j’ai vraiment l’impression que tu vas pas bien. Tu veux en parler ?

Son message resta lettre morte, comme il s’y attendait.

¯

Le soir, au dîner, Salomé questionna sa mère :

— Comment tu le trouves Arsène ?

— Physiquement, tu veux dire ? demanda Aude, étonnée par la question.

— Non, de manière générale.

— Pour être honnête, il me met un peu mal à l’aise. J’ai parfois l’impression d’être devant un adulte dans un corps d’ado.

— Et à part ses facultés ?

— Où veux-tu en venir, ma chérie ? Il s’est passé quelque chose ?

— Réponds, s’il te plaît.

Aude prit quelques secondes, le temps de trouver comment formuler ses pensées.

— Il… Il me paraît triste. Tout le temps. Même quand il rit. Il a une lueur dans le regard… Je ne sais pas, il y a quelque chose qui ne va pas chez lui, comme si… comme s’il était cassé à l’intérieur.

Aude tut le fait que le garçon lui faisait penser à sa propre fille au moment où sa jumelle était décédée. Plus rien n’illuminait son regard. L’étincelle était revenue depuis qu’elle s’était fait de nouveaux amis, mais parfois, Aude la surprenait encore à être ailleurs, perdue, à mille lieues de son corps physique.

Salomé lui raconta sa conversation avec son petit ami. Aude en pâlit d’effroi.

Presque deux ans plus tôt…

C’est le moment. La professeure inscrit l’exercice au tableau. Il a quelques secondes devant lui.

Le matin même, il a dérobé un cutter dans les affaires de bureau de ses parents. La lame est là, sortie de quelques centimètres, prête à l’emploi. Un geste lui suffit. Son poignet gauche ruisselle. Écartant la douleur de ses pensées, il fait passer le cutter dans son autre main, affaiblie, et s’entaille le poignet droit, moins profondément.

Il est calme, apaisé, serein, et observe avec un intérêt curieux le liquide rouge qui tache son cahier.

Par ce geste, il espère alerter les autres sur sa souffrance, même s’il compte bien ne plus être là pour voir si ce résultat escompté est atteint. Tout sera bientôt fini pour lui. Adieu les coups, les moqueries, les insultes et les humiliations !

Le flot abondant emporte son énergie. Sa tête lui tourne.

Un hurlement.

De très loin, il lui semble entendre l’enseignante. Des ordres sont criés, il sent qu’on le touche. Sa dernière pensée cohérente est un souhait pour qu’on échoue à le sauver. Puis il perd connaissance.

En ce vendredi 27 mai 2011, Arsène vient d’avoir dix ans.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire Clémence ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0