Où vas-tu ?
Jeudi 4 avril 2013
Les yeux noirs* de Kévin s’attardaient sur Lucas. Celui-ci lui sourit et lui envoya un bisou du bout des lèvres. Kévin fit comme s’il n’avait rien vu et se retourna vers Emma. C’était si facile de se débarrasser de lui. Un petit sourire narquois au coin des lèvres, Lucas reporta son attention sur Salomé et Arsène qui discutaient, une fois de plus, de leur groupe préféré. Son regard glissa sur les bracelets de son jeune ami, mais il s’en détourna bien vite. Difficile d’agir comme s’il ne savait rien. Sa décision de ne rien changer à son attitude, du moins jusqu’à ce qu’il ait l’avis de sa psychologue, lui pesait. Il avait hâte d’aller tout déballer à la professionnelle. Avec sa petite amie, il avait convenu de ne pas en parler au lycée et de privilégier SMS et appels. Nul doute qu’ils auraient encore de nombreuses discussions sur le sujet.
¯
Jeudi 11 avril 2013
Arsène retrouva Lucas en solo à une table du self. Épaules voûtées et la tête entre les mains, ce dernier triturait une mèche de cheveux entre deux doigts.
— Est-ce que ça va ? lui demanda Arsène en s’installant en face de lui.
Son meilleur ami soupira.
— Bof. Salomé va pas bien, alors moi non plus, je vais pas bien. Elle veut même pas me voir.
— Elle reviendra. Il lui faut du temps.
— Je sais pas quoi faire pour l’aider, et j’aimerais tellement… tellement qu’elle aille mieux. Tu ferais quoi, toi, à ma place ?
— Je lui ai promis une oreille attentive si elle avait besoin.
— Moi aussi, je le lui ai dit.
L’air désemparé, Lucas émietta son pain dans son assiette, sans faire mine de manger. Depuis quelques jours, il semblait à Arsène que Lucas avait abandonné son attitude suspicieuse envers lui pour se concentrer sur Salomé. Tant mieux, estimait le jeune garçon. Cela lui était désagréable d’esquiver ses questions intrusives et de devoir fuir ses amis. Maintenant que Lucas avait lâché l’affaire, il n’aurait plus besoin d’être sur le qui-vive.
— J’ai vu ma psy, hier, reprit l’élève de seconde. Je lui ai raconté… pour Salomé. Déjà, depuis lundi, je sentais qu’elle était ailleurs… avec sa sœur peut-être, et ça fait quelques jours que j’ai beaucoup de mal à communiquer avec elle. Tu sais ce qu’elle m’a conseillé, ma psy ? De trouver un autre canal de communication. Si les SMS, le téléphone ou le face à face ne fonctionnent plus, on peut essayer autre chose : le dessin, la musique… Tu crois que ça marcherait ?
— Propose-lui, l’idée est bonne, acquiesça Arsène tout en les servant en eau.
— Tu serais elle, tu ferais quoi si je te demandais ça ?
— Je t’enverrai des musiques qui sont proches de mes ressentis, j’imagine.
Lucas se perdit dans ses pensées et Arsène put entamer son plat de dinde aux petits pois. Son ami semblait préoccupé, au point d’oublier sa présence, ce qui ne lui était jamais arrivé. Il voulut le rassurer et répéta :
— Elle va revenir. Laisse-la prendre le temps qu’il faut.
— Combien de temps ? Combien de temps avant qu’elle aille mieux ?
— Le temps qu’il faudra.
Lucas poussa un nouveau soupir.
— J’ai l’impression d’entendre ma psy, mais c’est toi qui as raison. Faut pas la brusquer. J’ai qu’à prendre mon mal en patience. J’aimerais tant…
— Hé, Pizan ! le héla Kévin en passant dans l’allée. Alors, on n’a pas sa p’tite chérie pour lui faire du pied sous la table ?
Dans son sillage, Oscar, Alan et Emma se moquèrent. Lucas leur adressa un majeur dressé. Tandis que le quatuor de crétins quittait le restaurant scolaire, Arsène s’étonna de n’avoir eu droit à aucune remarque désobligeante. Cela faisait une semaine que les autres lui fichaient une paix royale. Il ne pouvait que s’en réjouir, même s’il ne s’expliquait pas leur changement d’attitude.
— Tu sais, reprit-il, si toi aussi tu as besoin d’une oreille attentive, pour n’importe quoi, je répondrai présent.
— Merci, frérot. Toi et Salomé vous êtes les deux personnes en qui j’ai le plus confiance, alors si j’ai besoin, comme tu dis, j’hésiterai pas. Prépare-toi à m’entendre jacasser !
Lucas lui octroya un clin d’œil complice avant d’ajouter :
— Sache que toi aussi tu peux te confier à Salomé et moi. Un Tic Tac ?
¯
Le soir, dans son lit, Arsène repensa à cette conversation. Ce n’était pas bête cette idée d’utiliser un autre moyen de communication si le reste ne marchait pas. Il songea à son propre cas. Comment aurait-il pu parler de son mal-être d’il y a deux week-ends ? Ni à l’oral ni par SMS. Hors de question.
« Avec les photos ? »
Depuis qu’il possédait un portable, il photographiait ses blessures et conservait les clichés dans son ordinateur en les nommant du jour où ils avaient été pris. Les dates s’empilaient les unes sur les autres pour former une véritable collection de bleus, plaies et bosses.
Il se souvint du jour où ils s’étaient pris en photo avec Salomé, dans le parc, au tout début de leur amitié. Elle avait bien failli voir par inadvertance une image de son dos abîmé. Il se redemanda, comme à l’époque, si elle avait eu le temps de le voir avant qu’il ne le cache.
Non, définitivement non, il n’était pas prêt à exposer son corps meurtri aux yeux d’un autre. Dans quelle autre direction aller ?
« Avec mes poèmes ? » s’interrogea-t-il en sortant son carnet noir de sa table de nuit.
Il lut le dernier qu’il avait écrit, juste après le châtiment infligé par son père.
Mal mal mal
Mal de la vie
Mal d’envie
Envie de ne plus avoir de vie
De vie noire
Noire comme le manche d’une lame
Lame à l’envers c’est mal
Mal de l’âme
L’âme du mal
Mal mal mal
Mal de la vie
Ce texte pouvait se lire en boucle infinie. Non, jamais il ne pourrait confier cela à son ami ! C’était bien trop intime.
Son portable s’illumina. Lucas.
Des nouvelles de Salomé ?
Non.
Ses mots lui revinrent en mémoire : son meilleur ami lui faisait confiance. Arsène estimait que c’était réciproque. Pourtant, ces derniers temps, il s’était défié de Lucas plus d’une fois. Cela signifiait-il qu’il n’avait pas confiance en lui ?
« Non », se nia-t-il.
Alors, pourquoi n’arrivait-il pas à lui confier ce qui n’allait pas ? Pourquoi faisait-il semblant de ne pas avoir de problèmes ? Pourquoi mentait-il ? Les amis devaient tout se dire avec honnêteté, non ? Salomé lui avait bien raconté pour sa sœur. Quoi de plus intime que cela ? Qu’est-ce qui le retenait vraiment de parler ? De dire que son père… ? Que sa mère… ? Que Kévin, Alan, Oscar, David et tant d’autres… ?
« Je n’arrive même pas à me le dire dans ma tête. »
Il s’empara de son stylo à encre noire et écrivit ce qui lui passait par l’esprit.
Un mur
C’est comme dans ma tête un mur
Que je ne cherche pas à franchir
Ni même à effleurer
De peur de ce que je vais découvrir
Trouver
Où aller ?
Le silence est mon arme
Et s’il suffisait d’une larme
Ce mur pour le briser ?
Annotations
Versions