À la vie

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Vendredi 12 avril 2013

À y croire*, elle s’en sortirait peut-être. Ce troisième jour d’hospitalisation l’avait beaucoup fait réfléchir. Pour la première fois, malgré la douleur de la perte de Sarah, elle voulait s’en sortir. La pulsion de vie prenait le dessus sur la pulsion de mort. Sa sœur n’était plus. Elle commençait seulement à l’accepter et à ne plus désirer la rejoindre.

Salomé avait trouvé quelqu’un qui lui donnait envie de continuer, qui la rendait heureuse, vivante : Lucas. Elle voulait savoir ce qu’une vie avec le jeune homme lui promettait. Que du beau, du bon, du bien, se disait-elle. Elle sentait qu’elle pouvait lui faire confiance, qu’il serait toujours là pour l’aider et la soutenir, que, même s’il ne la comprenait pas, il ne la jugerait pas.

Sa deuxième motivation pour aller mieux tenait en un autre prénom : Arsène. Depuis que Lucas lui avait parlé de ses soupçons, elle avait réfléchi à la manière dont elle pourrait aider son ami en souffrance. Ses pensées, pour une fois, n’étaient pas centrées sur elle-même ou son alimentation. Néanmoins, la première vraie réponse qu’elle trouva fut : « Aller mieux moi-même. » Si elle se portait mieux, elle aurait plus d’énergie pour soutenir Arsène.

Ce serait difficile, mais elle avait fait un grand pas en avant aujourd’hui. Elle qui avait toujours nié être malade acceptait dorénavant d’être considérée ainsi. Elle s’était également résignée à porter une sonde naso-gastrique, ce qu’elle avait toujours refusé. Le petit tuyau de trois millimètres inséré dans sa narine droite jusqu’à son estomac lui permettrait une renutrition en douceur. Le soir, avant la nuit, elle n’aurait plus qu’à raccorder un produit de nutrition à sa sonde et à dormir le dos légèrement relevé. Elle espérait que ce nouvel outil temporaire l’aiderait vraiment à lutter contre son anorexie mentale.

Prendre soin d’elle pour soutenir les autres, en particulier ses amis. À Arsène. À la vie.

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Dimanche 21 avril 2013

En ce deuxième dimanche de vacances, Lucas avait invité ses amis chez lui. Lui et Salomé avaient convenu d’être aussi souvent que possible avec Arsène afin qu’il côtoie ses parents au minimum pendant les deux semaines de congés. Leur jeune ami avait bien refusé quelques invitations, arguant qu’il devait travailler ou qu’il allait chez sa tante, mais il avait tout de même été de la plupart des sorties : cinéma, bar à jeux, simple promenade… Salomé et Lucas le trouvaient un peu plus joyeux que d’habitude.

Aujourd’hui, ils avaient prévu une séance musicale avec la projection d’un concert sur l’écran géant que Lucas déroulait électriquement sur le mur.

— Installez-vous, les jeunes !

Arsène et Salomé n’avaient pas attendu sa recommandation pour se prélasser dans les fauteuils inclinables. À leur portée se trouvaient quelques gâteaux et jus de fruits, sans oublier l’indétrônable boîte de Tic Tac, qu’ils pourraient déguster à loisir. Lucas ferma les volets pour obscurcir la pièce, puis s’assit et inséra le DVD dans le lecteur à ses côtés.

— Rien que pour ça, je voudrais un château, rêva Salomé.

C’était l’idéal pour les projections privées à l’égal d’un cinéma. Bien qu’elle ait déjà visionné le concert au Stade de France une fois, elle était aussi excitée et impatiente qu’Arsène qui ne l’avait jamais vu. Elle se tourna vers Lucas et lui fit un clin d’œil. Il lui répondit en joignant l’index et le pouce en un « o ».

Ils n’avaient plus qu’à profiter du spectacle.

¯

— C’était sensationnel ! s’exclama Arsène à la fin du deuxième DVD en se laissant retomber sur son fauteuil.

— Tu en doutais ? le taquina Salomé.

— Absolument pas !

Il avait tout aimé. Ensemble, les deux fans avaient crié comme des dingues, chanté, agité les bras aux encouragements du chanteur et répondu à ses sollicitations vocales. Salomé avait pleuré sur la chanson qui lui rappelait sa sœur. Lucas s’était délicatement levé de son fauteuil pour aller l’enlacer, le temps de quelques minutes. Quand Arsène avait su la date du concert, il n’avait pu s’empêcher de calculer qu’il avait eu lieu deux mois et seize jours après le décès de Sarah.

Les deux garçons s’étaient vite habitués à la présence de la sonde dont le tuyau était collé en permanence sur la joue et le cou de Salomé. Elle avait craint leurs regards, mais ils avaient juste dit : « OK, c’est bon, ça ne change rien pour nous. » Elle ne les en aimait que plus. Elle avait vu leur grand sourire et leur air réjoui. La jeune fille avait alors compris qu’ils s’étaient inquiétés pour elle et que savoir qu’elle se prenait enfin en charge les rassérénait.

Lucas ôta le DVD du lecteur et se mit debout en faisant craquer son dos tout en commentant :

— Vous êtes des barjots !

— C’est juste toi qui es largué, rétorqua sa petite amie.

— Aussi, en convint-il. Je sais pas lequel d’entre vous s’est le plus égosillé, mais vous m’avez crevé les tympans !

Il rouvrit les volets et remonta l’écran.

— As-tu d’autres concerts en DVD ? demanda Arsène, avide d’en découvrir de nouveaux.

— Je n’ai que celui-là, regretta Salomé, mais je pense sérieusement investir !

— Ce serait fabuleux de les voir en vrai, tu ne trouves pas ? rêva le jeune fan.

— C’est pas pour demain. M’étonnerait qu’ils viennent dans notre trou perdu. Y a même pas un zénith à des kilomètres à la ronde.

— Promis, lança Lucas, quand j’aurai mon permis, j’emmènerai Alice et le Chat du Cheshire à un de leurs concerts. Vous serez sous la surveillance du Lapin Blanc, vous êtes prévenus ! En attendant, vous pouvez toujours demander à vos parents.

— Compliqué avec ma mère, estima Salomé. Il faudrait que ses congés tombent en même temps.

— Elle peut les prendre bien à l’avance, tu sais. Et tes parents, Arsène ?

— Je doute que ce soit la peine de les solliciter.

— Ah, pourquoi ? voulut savoir Lucas.

De nouveau sur ses gardes, Arsène ne sut que répondre. Il bafouilla un :

— C’est que… ils… ils sont bien occupés par leur travail. Ma mère est infirmière et est contrainte par des horaires irréguliers, et mon père dirige un laboratoire. Mais ça ne se passe pas très bien à son boulot. Alors… Je ne veux pas les embêter.

Lucas n’insista pas et ramassa les verres vides et les bouteilles de jus de fruits, tandis qu’Arsène, tout en mordant dans un dernier sablé aux amandes, se chargeait de rassembler les paquets. L’après-midi était passée trop vite à son goût. Ces presque trois heures de concert avaient défilé en un rien de temps.

La maman de Salomé se présenta vers dix-huit heures. Aude covoitura Arsène, ce qui convenait bien à ce dernier qui pouvait ainsi prolonger les bons moments. Durant le trajet, lui et Salomé se refirent le concert :

— … et l’intro de malade !

— … et quand il a fait des pompes sur le carré central !

— … et quand sa nièce est montée sur scène !

— … avec Dimitri !

— … et les écrans géants !

— … et t’as vu les ours en peluche ?

— On est arrivés, les prévint Aude qui s’en voulut de les couper dans leurs joyeux élans.

— Déjà ? s’étonna Salomé.

— Mon immeuble, c’est celui-ci, lui rappela son ami en le pointant du doigt. Merci Aude.

— Maman, est-ce que je peux le raccompagner ?

— Vas-y, ma chérie, lui permit-elle.

— Euh… tu n’es pas obligée, voulut l’en dissuader Arsène en sentant la panique le gagner.

— Mais si ! Ce sera aussi l’occasion pour moi de rencontrer enfin tes parents.

Contrarié, le lycéen descendit de la voiture.

— Pas trop longtemps, Salomé ! lui enjoignit Aude. Je suis mal garée.

— Je ferai vite.

Suivi malgré lui par l’adolescente, Arsène plaça son bip sur le bouton du digicode pour déverrouiller l’entrée.

— D’habitude, je monte à pied, mais nous allons appeler l’ascenseur. Ce sera moins fatigant pour toi.

— Je te remercie.

Arsène lui paraissait bien nerveux, tandis qu’ils patientaient devant l’ascenseur. Ils s’y engouffrèrent quand celui-ci arriva, et Arsène pressa le numéro 4.

— Surtout, ne leur dis pas qu’on a regardé un concert, d’accord ? débita le jeune fan. Je leur ai fait croire que nous allions travailler.

— Travailler ? Un dimanche de vacances ?

— S’il te plaît, ne leur dis rien.

L’ascenseur atteignit le quatrième étage. Arsène se casa en travers de la porte sans sortir.

— Promets que tu ne diras rien.

Salomé avait l’impression qu’il la suppliait.

— Promis.

Il la remercia d’un sourire pincé et s’avança sur le palier.

— J’habite ici, indiqua-t-il en montrant le 7.

Il entra sans frapper. Salomé découvrit une entrée qui laissait présager un appartement de belle taille.

— Maman, papa, je suis de retour.

Arsène lui fit signe de le suivre dans le salon d’où provenaient des bruits de télévision. La jeune fille observa l’environnement dans lequel vivait son ami. Rien de bien particulier. Elle constata toutefois l’absence de photos de famille sur les meubles en bois.

Les parents d’Arsène regardaient un documentaire sur un sujet probablement médical, vu les explications du commentateur.

— Maman, papa, je suis là.

La mère sursauta.

— Ah, tu es rentré. Je ne t’avais pas entendu.

— Je vous présente Salomé, dit Arsène en désignant la visiteuse-surprise.

— Je suis ravie de vous rencontrer, monsieur et madame Pelletier.

— Nous aussi, Salomé, assura Tatiana tandis que son mari mettait le documentaire en pause et se levait à son tour.

— Bonjour, jeune fille. Arsène nous a souvent parlé de toi.

— En bien, j’espère, s’amusa Salomé qui détaillait leurs attitudes l’air de rien.

« Ils n’ont même pas dit bonjour à leur fils. »

— Il nous a précisé que tu es bonne travailleuse et qu’il aime bien réviser avec toi, enchaîna la mère. C’est bien, continue comme ça et tu feras de grandes choses.

— Moi aussi, j’aime bien nos révisions communes. Il m’aide beaucoup, vous savez.

Salomé n’aimait pas trop leurs regards furtifs qui se posaient sur le tube de sa sonde. Elle prit les devants :

— Je souffre d’anorexie. C’est pour ça que j’ai une sonde.

— Arsène nous en a parlé. C’est une bonne chose d’avoir accepté cette sonde. J’espère que cela t’aidera, lui souhaita Tatiana.

Ces paroles pleines de sollicitudes rappelèrent à Salomé celles d’Arsène : sa mère était infirmière. Tandis qu’elle détaillait sa physionomie, elle tenta de se rappeler si elle l’avait déjà croisée dans les couloirs de l’hôpital. Non. Le visage de cette femme ne lui disait rien.

— Il faut manger plus, conseilla le père qui, lui, avait l’air de bien savourer la bonne chère.

— Ce n’est pas aussi simple que cela, rétorqua la lycéenne qui détestait ce genre de phrases toutes faites tant elles trahissaient l’ignorance de ceux qui les prononçaient.

— Arsène, tu ne veux pas lui montrer ta chambre et ta collection ? proposa Tatiana d’un ton affable.

— Sa mère patiente au pied de l’immeuble, lui indiqua son fils.

— Elle peut attendre encore cinq minutes, lui assura Salomé qui avait très envie de découvrir l’antre de son ami.

Arsène capitula. Il passait derrière le canapé, quand son père lui donna une tape sur l’arrière de la tête.

— Vos chaussures.

Il montra le vestibule en un geste brusque. Arsène eut un petit mouvement d’esquive.

« Comme s’il s’attendait à s’en prendre une », analysa Salomé.

Les deux lycéens retournèrent à l’entrée pour se débarrasser de leurs souliers. Arsène invita ensuite sa meilleure amie à entrer dans sa chambre. Comparée au reste de l’appartement, elle était plus réduite que ce à quoi s’était attendue Salomé. Sur sa gauche se trouvait un bureau sur lequel trônait un ordinateur portable. Deux étagères remplies de classeurs et de livres, qu’elle jugea trop sérieux pour un garçon de onze ans, le flanquaient de part et d’autre. Les titres indiquaient clairement les deux grands thèmes : mathématiques et techniques de mémorisation. Sur le mur, une horloge d’une sobriété à mourir d’ennui indiquait l’heure. En face de l’entrée, une fenêtre laissait passer la luminosité extérieure. Le lit d’Arsène se trouvait juste en dessous. Une armoire contre le mur de droite accompagnée d’un placard complétait l’ensemble.

C’était tout.

Cette chambre n’avait aucune personnalité : le papier peint était terne, monochrome, tout comme les draps et les oreillers. Aucun jeu, jouet ou peluche ne jonchait le sol, nulle figurine sur les étagères, zéro dessin ou poster sur les murs, pas de chaîne Hi-Fi. Même la poussière était aux abonnées absentes.

« C’est pas une chambre d’ado, ça ! »

Elle était effarée. Si elle vivait là-dedans, elle deviendrait vite cinglée et dépressive. Ce lieu était une ode au travail, pas aux loisirs. Elle s’approcha d’un tableau au-dessus du bureau. Ah non, c’était son diplôme de brevet encadré.

Salomé se pencha à la fenêtre. La vue sur le parking de l’immeuble n’était pas terrible. Même pas un arbre pour égayer un peu le paysage. Quand elle se retourna, elle vit que son ami n’avait pas bougé de l’entrée, comme s’il n’osait pas pénétrer dans son coin personnel.

— C’est nul, hein ? murmura-t-il. Je n’ai pas une chambre aussi amusante que la tienne ou aussi grande que celle de Lucas.

— Elle manque un peu de fantaisie, reconnut Salomé. Tu n’as même pas une peluche ?

Arsène secoua la tête de droite à gauche.

À cet instant, son ami lui fit vraiment pitié. Elle comprenait mieux pourquoi il ne les avait jamais invités chez lui.

— C’est quoi la… la « collection » dont parlait ta mère ?

— Je doute que cela t’intéresse.

Il lui montra ses livres de mathématiques et d’arithmétique.

— Voilà ce qu’elle appelle ma « collection ». En réalité, elle m’a tout offert pour Noël ou mon anniversaire. Je ne collectionnerais jamais ça de moi-même.

— Tu aurais dû mettre mon cadeau en plein milieu pour que ça dénote un peu. Au fait, tu l’as rangé où ?

À l’heure qu’il était, la biographie devait dormir sur une étagère dans un autre foyer. Comment lui dire qu’il ne l’avait plus en sa possession ?

— Hem… Je l’ai prêté, inventa-t-il en restant vague. Mes autres livres sont rangés dans le placard, là.

Il s’empressa de l’ouvrir. La plupart des ouvrages provenaient du corpus d’œuvres à lire pour les cours. Cependant, Salomé remarqua certains classiques de la littérature dont lui avait parlé son ami lorsqu’ils discouraient sur leurs livres préférés : des Jules Verne, un Bob Morane[1], Bilbo le hobbit, La Fameuse Invasion de la Sicile par les ours[2], Harry Potter[3]…

— Je te conseille celui-là, dit-il en délogeant L’Histoire sans fin[4]. Prends-le, je te le prête.

Elle le remercia en feuilletant rapidement le livre aux pages décorées de gravures. Ce beau pavé écrit serré l’impressionna, mais elle promit de le lire.

— Je vais y aller.

Salomé salua les parents d’Arsène, rappela à ce dernier qu’ils se voyaient le mercredi pour visiter un musée et quitta l’appartement.

Dans l’ascenseur, elle souffla un grand coup.

Dans la voiture, elle débriefa ce qu’elle avait vu avec sa mère, qu’elle avait mise dans le coup : le covoiturage et la visite-surprise aux parents de son ami n’étaient pas dus au hasard.

Dans sa chambre pleine de couleurs, de peluches et de classeurs en vrac, elle appela Lucas, lui aussi averti de ce qu’elle allait entreprendre.

— Alors ? Ils sont comment ?

— Je crois qu’on a raison. Ils le frappent. Le père, du moins. Je l’ai vu faire, une tape pas méchante sur le crâne, mais ensuite, il a eu un geste un peu sec et Arsène s’est instinctivement reculé.

Elle lui décrivit aussi le comportement des parents, qui avaient quasiment ignoré leur fils, et la chambre dépouillée et sans vie de leur ami.

— Il avait l’air d’avoir honte que je voie ça, ajouta Salomé. Comme s’il savait qu’il n’avait pas une chambre qui le reflétait lui. Il a fait une comparaison avec les nôtres, et en disant « C’est nul », en parlant de la sienne. Qu’est-ce qu’on peut faire, Lucas ?

— J’en sais rien.

— Ah ! se souvint Salomé. Avant qu’on entre chez lui, il m’a demandé de ne pas dire qu’on avait regardé un concert. Il a dit à ses parents qu’on allait travailler. Bon, je n’ai pas eu à mentir, car ils n’ont pas posé de questions.

— Il a peur d’eux, c’est clair, analysa Lucas. À mon avis, ils lui mettent la pression au niveau scolaire.

— Comment l’amener à nous en parler ?

— Aucune idée. Je lui ai suggéré, indirectement, de trouver un moyen de communication qui lui permettrait de s’exprimer, comme je t’en ai déjà parlé. Mais j’ai pas l’impression qu’il a saisi le truc, vu que je lui ai fait croire que je parlais de toi.

— Peut-être qu’il aura le déclic un jour ? espéra Salomé.

— Peut-être… Souhaitons que ce sera pas trop tard.

[1] De Henri Vernes.

[2] De Dino Buzzati.

[3] De J. K. Rowling.

[4] De Michael Ende.

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