Cette fille au charme délicat

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Mercredi 24 avril 2013

— Elle est à toi* cette belle frimousse ? chuchota Lucas en posant son menton sur l’épaule de sa petite amie.

Elle plaça ses mains sur celles qui enlaçaient son ventre. Salomé tourna la tête vers lui. Une haleine mentholée chatouilla agréablement ses narines.

— Elle est à moi et à toi aussi. On va s’asseoir en attendant Arsène ? proposa-t-elle après l’avoir embrassé du bout des lèvres.

— Avec plaisir ! On l’a perdu il y a combien de salles ?

— Deux ou trois, je dirai.

Ils s’installèrent sur un canapé rouge en face d’une peinture représentant ils ne savaient quelle scène mythologique.

— Les musées, c’est déjà pas trop mon truc, commenta Salomé qui fatiguait, mais avec Arsène qui s’arrête à tous les encarts, c’est le calvaire. Trois heures qu’on se traîne ici.

— Au moins, il pense à autre chose. Ça lui fait vraiment plaisir d’être là.

Ils contemplèrent un moment les divinités peintes, plus ou moins habillées, faisant face à un beau berger qui tenait un fruit doré.

— À ton avis, il fait quoi là, avec sa pomme ? interrogea Lucas.

Salomé avait fermé les yeux et posé sa tête sur l’épaule du jeune homme.

— Si tu savais comme j’m’en fiche, répondit-elle sans rouvrir les paupières.

— Si ça se trouve, il sait pas non plus. Il a l’air un peu pôôôômmé…

¯

Arsène les retrouva tous les deux à moitié endormis, la tête de Lucas sur celle de Salomé. Les autres visiteurs jetaient des regards plus ou moins appuyés ou amusés sur le petit couple qui avait pris une pause. Arsène toucha l’épaule du garçon avachi.

— Hein ? sursauta celui-ci.

— Vous dormiez ?

— Que nenni, mon cher ! Nous méditions.

Salomé, elle, avait vraiment l’air de quelqu’un qui se réveillait d’une sieste prolongée.

— Quel était le sujet de vos méditations ? l’interrogea Arsène en se fendant d’un sourire.

— Savoir ce que ce type fait avec sa pomme.

Lucas montra le tableau.

— Lui ? C’est Pâris, leur apprit Arsène. Et la pomme, c’est celle de la Discorde. Trois déesses se la disputent, car elle a été promise « à la plus belle ». Il y a Héra, avec son paon…

Il la désigna sur la peinture, puis pointa la deuxième :

— Athéna, reconnaissable à son casque, ses armes et la chouette, puis Aphrodite, la plus dénudée.

— Si j’étais Pâris, je donnerais la pomme à Salomé. C’est elle la plus belle !

La jeune fille au charme délicat lui sourit.

— Si Salomé était une déesse, je suis sûr que Pâris la lui aurait offerte, approuva Arsène avant de poursuivre ses explications : Elle échoit cependant à Aphrodite qui lui a promis l’amour de la plus belle mortelle. À cette époque, c’est Hélène, la plus belle, la femme du roi de Sparte, Ménélas. Cela n’empêche pas Pâris de l’enlever. Ménélas, lui, fait tout pour la récupérer. C’est le début de la guerre de Troie.

— Ah ouais ? Tout ça pour une élection de Miss Olympe ?

— J’ai grandement schématisé, c’est un peu plus complexe que cela. Nous continuons ?

— D’attaque, ma belle ?

Salomé soupira et se leva.

— Arsène, je te propose d’aller à ton rythme. Je vais me reposer à la cafète.

— Je t’accompagne ! s’empressa Lucas en la soutenant par la taille. Ça t’ennuie pas de continuer tout seul, frérot ? Je crois que j’ai aussi eu ma dose d’œuvres d’art.

— Allez-y.

L’élève de première les laissa partir devant et savoura la suite de sa visite de l’exposition temporaire. Cette année mettait en valeur les sujets mythologiques et bibliques. Un régal pour lui. Jusque-là, il n’avait effectué que des visites guidées avec ses parents, qui veillaient toujours à augmenter ses connaissances culturelles. Parfois aussi, dans le silence de sa chambre devant son ordinateur, il s’organisait une déambulation virtuelle dans les plus grands musées du monde.

Après avoir erré au milieu des thèmes mythologiques – une de ses nombreuses passions –, il se dirigea vers la salle suivante mettant en valeur des scènes bibliques. Son regard accrocha une représentation d’Azraël, l’ange de la mort. Fasciné par l’archange aux ailes noires, il lut les quelques explications associées avant de revenir sur la peinture. L’homme ailé qui y figurait semblait plus humain que tout autre allégorie de la Mort, telle la Faucheuse. Arsène se dit qu’il aimerait bien qu’un tel être vienne le chercher… avant de chasser cette pensée de son esprit. Ces sombres ruminations revenaient trop fréquemment à son goût, et il luttait pour ne pas se laisser entraîner par elles.

Le vacancier traversa au pas de course les dernières salles consacrées à l’exposition permanente pour rejoindre ses amis au plus vite. Au moins, quand il se trouvait avec eux, il parvenait à éloigner son pessimisme. En terrasse, Salomé lui fit un geste de la main. Le sourire retrouvé, il s’assit à leurs côtés sur une chaise en plastique rouge flanquée d’une célèbre marque de soda. La jeune fille semblait aller un peu mieux.

— Tu veux quoi ? lui demanda Lucas en lui mettant la carte des boissons et gourmandises entre les mains. Je paye.

Lui-même avait pris une limonade à la menthe, accompagnée d’une gaufre bien entamée, tandis que Salomé sirotait un verre de jus d’orange.

— Une grenadine, choisit Arsène, et un moelleux au chocolat.

Il en informa le serveur qui revint rapidement avec la boisson et le gâteau.

— Alors, tu as apprécié ? s’enquit Salomé.

— L’expo temporaire était très enrichissante ! Surtout que j’adore la mythologie, et j’ai découvert plein d’autres trucs !

— Content que ça t’ait plu ! enchaîna Lucas, ravi de voir le visage de son ami s’illuminer.

— Qu’est-ce qu’on peut faire après le musée des Beaux-Arts ? demanda Salomé qui jouait avec son pendentif. On a un peu fait le tour de ce qu’il y avait à voir en ville.

— Nous pouvons aussi juste nous promener, suggéra Arsène avant d’enfourner une bonne part de moelleux. Hmm ! Délicieux !

— Demain ? proposa Lucas en finissant sa gaufre avant de lécher ses doigts saupoudrés de sucre glace.

Salomé refusa. Elle voulait se reposer.

— Il reste quatre jours avant la reprise, indiqua Arsène, cela nous laisse le temps d’organiser une autre sortie en fin de semaine.

— Piscine ? proposa Salomé.

— Euh… Je ne sais pas nager, s’excusa Arsène.

— Je peux t’apprendre, si tu veux.

— Han han… Mauvaise idée la piscine, renchérit Lucas. Mes prothèses sont pas conçues pour faire trempette. Et j’ai pas très envie de les enlever pour nager. Mais vous pouvez en profiter tous les deux si vous voulez. Je resterai sur le bord.

— Je n’y tiens pas plus que cela, se défila Arsène qui ne souhaitait pas exposer son corps, et surtout les marques qui le parsemaient, aux yeux de ses meilleurs amis.

— On laisse tomber alors, n’insista pas Salomé. Et si on allait…

La fin de la phrase de la jeune fille fut rendue inaudible par l’aboiement d’un chien juste à côté de leur table. Lucas fit un bond de frayeur, se leva et s’éloigna à reculons, en gardant le berger allemand en visuel. Sans soupçonner la frayeur qu’avait occasionnée son animal qui avait senti un autre chien, son maître le fit taire avant de continuer sa route. Lucas ne revint que lorsqu’ils se furent suffisamment éloignés à son goût.

— Toi, tu as peur des chiens, le taquina Salomé.

— J’ai eu la trouille, il a aboyé juste à côté de moi ! Et s’il m’avait mordu ?

— Il ne t’a même pas calculé, ce brave toutou.

— Vas-y, rigole ! Vous avez pas de phobie, vous ?

— Si, dit Arsène, mais je ne peux vous en faire part, vous allez vous moquer.

— T’en as trop dit ou pas assez, estima Lucas qui se remettait de son effroi.

— Les ceintures. J’ai peur des ceintures.

— T’es sérieux ?

Salomé trouvait cela tout aussi bizarre.

— Genre, la ceinture de Lucas, ça te fait peur ?

— Non, tant qu’elle est à sa place.

— Comment ça « à sa place » ?

Arsène sentit le terrain devenir glissant. C’était la deuxième fois en peu de temps qu’il ne faisait pas attention à ce qu’il disait. Sa vigilance se relâchait lorsqu’il se sentait bien et en sécurité.

— Euh… oui. Je n’aime pas les ceintures toutes seules, posées quelque part… Je trouve ça… stressant. C’est une phobie, hein, ce n’est pas rationnel.

— Là, quand même, ça m’échappe, s’interrogeait Salomé. C’est inanimé, ça ne peut rien te faire.

Elle sentit un petit coup de genou dans le sien. Lucas lui faisait les gros yeux. Elle regarda de nouveau Arsène qui avait plongé le nez dans sa grenadine et ne semblait pas à son aise. Le déclic se fit. Pourquoi un enfant, qu’elle supposait qu’on battait, aurait-il peur des ceintures ?

« Parce qu’elles sont l’objet de son supplice ! » percuta Salomé.

— Et… Et toi, Salomé, bafouilla Arsène, as-tu peur de quelque chose ?

Elle mit du temps avant de répondre, d’abord parce qu’il lui fallait encaisser l’information (Arsène se prenait des coups de ceinture !) et ensuite parce qu’il lui fallut rassembler son courage pour prononcer :

— Perdre les gens que j’aime.

— Ça, je crois que c’est une peur universelle, dit Lucas en entrelaçant ses doigts aux siens. Si ça peut te rassurer, Arsène et moi on a pas prévu de mourir avant de finir centenaires.

— Au moins, ajouta Arsène, soulagé d’avoir réussi à détourner la conversation.

— Moi aussi, je vivrai centenaire, prophétisa Salomé. On privatisera une maison de retraite rien que pour nous !

— L’enfer pour les aides-soignants ! rit Lucas.

— On fera des courses de déambulateurs ! renchérit-elle. Et je planquerai vos dentiers pour vous faire rager !

— On ne va pas s’ennuyer à notre retraite avec toi ! Ah ah ah ! s’exclama celui qu’elle aimait.

Arsène esquissa un mince sourire.

« Est-ce que j’atteindrai seulement l’âge de la retraite ? »

Après encore quelques idées du même acabit pour occuper leurs lointains vieux jours, Salomé revint sur la peur des chiens de son petit ami :

— Tu avais bien un labrador, non ? On l’a vu sur tes photos de famille. Même que t’avais l’air de bien t’entendre avec lui.

— Tu n’étais pas cynophobe, à l’époque ? demanda Arsène.

— Cyno…, bugua Lucas avant d’en déduire la signification. Non, c’est venu après.

Il parut hésiter, puis se lança :

— Je vous avais dit qu’un jour je vous raconterais pourquoi j’ai été amputé. Ma peur des chiens fait une bonne intro. Vous voulez entendre l’histoire ?

Arsène et Salomé s’entreregardèrent.

— Eh bien… si tu le sens, dit Salomé.

— Vous êtes mes potes. Je sais que vous irez pas le crier sous les toits. Je me sens prêt à vous le confier… si vous le voulez, bien sûr.

Nouvel échange de regards. Une fois de plus, Salomé prit l’initiative :

— OK, alors.

Lucas but une gorgée de son diabolo et montra sa main prothétique.

— C’est des chiens qui m’ont fait ça.

— Ah. Je comprends mieux la trouille que tu as eue. Je suis désolée d’avoir rigolé, s’excusa Salomé.

— Mais non, le sois pas. Je sais au fond de moi que ce berger allemand m’aurait jamais fait de mal, mais ça m’empêche pas d’être tétanisé quand je vois un chien.

Il laissa passer un silence avant d’entamer son histoire :

— J’ai été victime d’un enlèvement alors que j’avais huit ans. Je marchais avec mon père dans la rue à la sortie de l’école, quand un véhicule s’est arrêté à notre hauteur. Un homme encagoulé a menacé mon père avec un pistolet et un autre m’a séparé de lui et forcé à monter dans la voiture.

Lucas sentait encore sa main glisser hors de celle de son père.

— Un coup de feu a été tiré, en l’air heureusement, car mon père essayait de me retenir. Le conducteur est parti très vite, les pneus ont crissé sur le bitume. Mon père courait derrière nous, je le voyais à travers le pare-brise.

Il criait « Lucas ! Lucas ! » en courant de toutes ses forces. Rapidement, il avait été distancé.

— On m’a mis un sac sur la tête, ordonné de me coucher par terre et de me taire. J’arrivais pas à me calmer, je comprenais pas ce qui se passait. La voiture s’est arrêtée et on m’a porté jusqu’à une autre. Mes parents m’ont dit plus tard que le véhicule qui m’a enlevé avait été volé quelques jours auparavant. Il a été retrouvé dans la flotte. On est repartis, moi toujours aveuglé et par terre. On m’a encore ballotté, puis on m’a retiré le sac. J’étais dans une cave. On m’a pris mon cartable et on m’a laissé là. J’ai su après que mes ravisseurs avaient fait une demande de rançon auprès de mes parents. Je sais pas vraiment combien de temps je suis resté là, mais j’étais pas maltraité. C’était pas le palace, c’est sûr, mais j’avais un matelas pour dormir, un seau en guise de toilettes, je mourrais ni de faim ni de soif… Juste d’ennui et de peur. Mes ravisseurs prenaient garde de jamais dévoiler leurs visages quand ils venaient me voir. Je savais même pas combien ils étaient. Ils me parlaient très peu malgré toutes mes questions. J’avais si peur ! Surtout que je comprenais vaguement ce qu’était une rançon. Dans ma tête de gamin, j’étais persuadé que je reverrais jamais ma famille. Mes parents avaient une semaine pour répondre à leurs exigences. Il fallait que la somme soit en petites coupures, livrée à tel endroit, telle heure, sans flic…

Lucas fit une pause pendant laquelle il but un coup. Ses amis n’osaient rien dire.

— Un jour, c’est une femme qui est descendue. Je l’avais encore jamais vue. Elle n’avait pas masqué son visage et elle tenait deux gros chiens agités par leur collier. Ils m’ont tout de suite fait flipper, tous les trois, mais c’est d’elle que j’ai eu le plus peur. Je sentais qu’elle était folle à lier. Elle parlait d’argent, de mes parents, de combats de chiens et de paris… C’est un peu flou dans ma tête, je comprenais rien à ce qu’elle disait. Je crois qu’elle voulait savoir lequel de ses chiens m’étriperait en premier. Et là… elle… elle les a lâchés sur moi. Tout ce dont je me souviens c’est d’avoir hurlé quand ils m’ont sauté dessus. Là, j’ai un trou de mémoire, un blocage. Je…

Lucas se mordit les lèvres. Depuis un moment, il tournait nerveusement son verre entre ses mains. Salomé posa sa paume sur son bras.

— Tu n’es pas obligé de continuer.

— Ça va aller.

Il reprit :

— Je me suis réveillé à l’hôpital… avec un bras et une jambe en moins, et des compresses sur le côté. On m’a raconté qu’un homme au visage dissimulé m’avait abandonné devant les urgences, alors que j’étais inconscient. J’ai tout de suite été pris en charge. Quelqu’un m’a reconnu grâce à ma photo qui avait été diffusée dans le journal local. La police a été prévenue puis mes parents. Le chirurgien a pas attendu leur avis pour m’opérer. C’était l’amputation où j’y passais. Ma main était trop abîmée pour être sauvée, et ces salopards de clebs m’avaient à moitié bouffé le mollet. Ça a été un traumatisme… inimaginable. Je voulais pas en parler, j’avais des crises d’angoisse et je détestais mon nouveau corps. Ma mère, mon père et mes sœurs se relayaient à l’hôpital. Les flics sont venus me voir un jour et m’ont dit qu’ils avaient chopé mes ravisseurs, grâce à la vidéosurveillance autour de l’hôpital. Ils souhaitaient entendre mon témoignage. J’ai mis quelques mois avant de pouvoir en parler. Le procès a duré des années avant que le verdict tombe. La femme a été internée en hôpital psychiatrique, et les autres ont écopé de dix à trente ans de prison. Les chiens – des pitbulls, on m’a dit – ont été euthanasiés. Depuis, les chiens et moi… Voilà, voilà. Sauf Weepy, le labrador qu’on avait. Lui, je savais qu’il me ferait jamais de mal. Il est mort il y a trois ans, et il était hors de question qu’on en reprenne un.

Il but la fin de son verre.

— Elle est… violente, ton histoire, dit Arsène qui ne savait comment réagir.

— Ouais… Mais, même si j’en garderai des séquelles à vie, elle est surtout passée.

Salomé se pencha vers lui et l’embrassa sur la joue.

— Tu t’en es sorti, c’est l’essentiel.

Elle prit ensuite sa main myoélectrique pour la porter à ses lèvres.

— Et je t’aime comme tu es.

Arsène se demanda s’il devait faire la même chose (embrasser Lucas sur la joue puis sur la main), mais estima que ce serait trop bizarre.

— Moi aussi, je t’aime comme tu es, dit-il plutôt avant de se rattraper : Mais c’est purement amical, hein ?

Il déclencha l’hilarité de ses meilleurs amis.

— Moi aussi, je vous aime. Toi d’amour, précisa Lucas en se tournant vers Salomé, et toi d’amitié, termina-t-il en regardant ensuite Arsène.

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