La vie est sale boy
Lundi 29 avril 2013
SOUS SES ÉTOILES* fluorescentes collées au plafond, Salomé rêvassait. Elle avait tenu bon, mais ces vacances riches en sorties l’avaient épuisée physiquement, tout comme ce qu’elle ne pouvait plus nier l’épuisait mentalement. Au fond d’elle, elle avait cru que Lucas et elle s’étaient raconté des histoires sur les parents d’Arsène. Force lui était d’accepter la réalité. Il y avait trop de choses louches autour de son meilleur ami.
La rentrée n’avait pas amélioré sa fragilité. Elle avait eu droit à des remarques plus ou moins blessantes sur sa sonde, qu’elle ne pouvait dissimuler derrière ses cheveux autant qu’elle l’aurait voulu. Heureusement que Lucas s’était chargé de rembarrer tous les importuns ! Elle se rendait compte qu’elle l’aimait de plus en plus. Depuis qu’il avait raconté son enlèvement, elle avait aussi envie de le protéger, car elle avait perçu de nouvelles fêlures malgré son assurance, autres que celles qu’il lui avait confiées lors du réveillon.
Tendant un bras vers sa table de chevet, elle prit une poche de nutrition contenant une préparation semi-liquide élaborée par sa nutritionniste, puis la brancha à une tubulure. Elle suspendit ensuite la poche en haut d’un pied à perfusion, opéra encore quelques branchements à la pompe, purgea l’air dans le tuyau et, une fois fait, le raccorda à sa sonde. Deux trois manipulations, et elle activa la pompe afin qu’elle fasse passer la nutrition jusque dans son estomac pendant trente minutes.
— Allez, fais ton boulot, l’encouragea-t-elle à mi-voix.
La lycéenne se glissa entre ses draps, ajusta ses coussins et se lova contre eux, en une position semi-assise. Dorénavant habituée à ces gestes rituels, elle devait s’avouer que la sonde lui était d’une grande aide.
Salômbo avait observé la manœuvre et, dès que l’adolescente se fut installée confortablement, elle s’invita sur ses pieds. Après avoir malaxé la couette, elle se coucha, pattes repliées sous elle et queue enroulée autour de son corps. Un bâillement laissa entrapercevoir ses petits crocs. L’image des dents blanches sur un fond noir – car les yeux avaient disparu derrière des paupières d’ébène – rappela à Salomé une phrase de son livre préféré : « J’ai souvent vu un chat sans grimace, mais une grimace sans chat, je n’ai jamais de ma vie rien vu de si drôle. » La jeune fille pouffa, se pencha sur son animal de compagnie, l’enlaça en le gratifiant d’un bisou sur le haut du crâne et lui souhaita bonne nuit. Elle éteignit sa lampe de chevet. Devant elle, deux billes d’ambre la contemplaient.
Avant de dormir, Salomé envoya le même message à Lucas et Arsène :
Bonne nuit :)
Lucas répondit aussitôt.
Merci ma belle ! Toi aussi !
La réponse d’Arsène arriva quelques minutes plus tard. Il avait choisi de répondre par un extrait de chanson.
Ferme les yeux, le temps s’en va…*
Bonne nuit à toi aussi.
-
Mardi 30 avril 2013
— Hé, minus !
Arsène fit volte-face et se retrouva nez à nez avec Kévin. Il chercha ses comparses des yeux, mais nulle tête rousse ou visage pailleté d’acné ne le suivait. Ce n’était pas dans les habitudes de Kévin d’agir seul. Peu rassuré, celui qui avait appris à craindre ses semblables accéléra le pas.
— Faut que j’te cause.
Sans retirer les écouteurs de ses oreilles, Arsène répondit :
— Je n’ai pas le temps.
Son suiveur l’empoigna par l’épaule et le poussa vers un banc. Les alentours du parc n’offraient aucun potentiel secours à Arsène qui se demandait à quelle sauce il allait être mangé. Depuis le lundi, les autres avaient recommencé à lui balancer des méchancetés. À croire que la trêve était terminée. Il ôta ses écouteurs et planqua prudemment son MP3 à l’abri dans une poche. Il n’appréciait pas l’air malsain de Kévin qui faisait toujours cette tête quand il s’apprêtait à lui jouer un tour.
— Que me veux-tu ?
— Juste te parler. Faut que je te dise un truc sur Pizan.
-
Vendredi 3 mai 2013
Lucas trépignait dans son immense chambre alors que le soleil commençait à se coucher. Depuis mardi soir, ni lui ni Salomé n’avaient de nouvelles d’Arsène. Zéro réponse à leurs SMS. Au lycée, leur ami les évitait de nouveau. Il déjeunait en décalé, se cachait ils ne savaient où et ne venait plus les voir aux récréations. Que s’était-il passé ? Lucas avait essayé une dizaine de fois de l’appeler, laissé des messages sur son répondeur, envoyé texto sur texto… Salomé avait fait de même de son côté. Rien ne paraissait pouvoir faire sortir Arsène de son silence.
Mec, réponds, stp ! On s’inquiète avec Salomé.
Lucas attendit… attendit. Ce mutisme lui laissait présager le pire. Puis, de rage, il balança son téléphone sur son lit et contempla sans les voir les couleurs flamboyantes du crépuscule en se mordillant les ongles. Un bleu nuit remplaça bientôt les rose-orangé se reflétant sur les nuages.
Un bip.
Lucas se rua sur son portable. Il le crut à peine quand il vit que c’était Arsène et ouvrit le message, le cœur battant.
Pourquoi as-tu appelé Kévin il y a quelques semaines ?
« Merde, il sait… »
Lucas était au bord de la panique. La conversation s’annonçait délicate.
Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Tu n’as pas répondu à ma question.
Le lycéen chercha quelle attitude adopter. Mentir ? Dire la vérité ?
« Bon, on va arrêter de finasser. Je crois qu’il est temps de jouer franc-jeu », décida-t-il.
Il m’a raconté pour ta tentative de suicide.
Cela t’amuse de fouiller dans mon passé ?
Non ! Je voulais seulement savoir pourquoi il te traitait de taré. Je pouvais pas savoir ce qu’il allait me dire.
C’est à moi que tu aurais dû demander. Pas à lui.
Pardon. Je voulais pas te blesser en te posant une question aussi directe.
Trop tard. Tu as perdu ma confiance.
Ce mot le glaça. Ce n’était pas le moment qu’Arsène lui témoigne de la méfiance ! Vite, rattraper le coup.
Je voulais juste comprendre pour t’aider. C’était pas pour te nuire.
L’as-tu dit à Salomé ?
Non. Je peux t’appeler qu’on en discute ?
Non. Ni maintenant ni jamais. Laisse-moi tranquille.
L’affaire s’engageait mal si Arsène refusait le dialogue. Comment manœuvrer ?
Tu manques à Salomé et à moi aussi. Tu viendras nous voir lundi ? Promis, je dirai rien.
La réponse en capitales d’Arsène ne fut pas celle escomptée.
MAIS FOUS-MOI LA PAIX ! TU N’AVAIS PAS À AGIR AINSI ! JE PENSAIS POUVOIR TE FAIRE CONFIANCE ET EN FAIT TU ES COMME LES AUTRES. JE TE CROYAIS HONNÊTE ET TU M’AS TRAHI ! POURQUOI AVAIS-TU TANT BESOIN QUE CELA DE SAVOIR POURQUOI ON M’APPELLE LE TARÉ ? TU AS DÛ BIEN TE MARRER…
JE TE DÉTESTE.
Pétrifié par tant de véhémence, Lucas sentit qu’aucun de ses arguments ne ferait changer Arsène d’avis. Il tenta encore.
Ça m’a pas fait marrer du tout, crois-moi. Je te demande pardon si je t’ai blessé. C’était involontaire.
Il n’eut pas de réponse.
-
À genoux, sur son lit, Arsène tapait du poing dans son oreiller pour évacuer sa colère. Depuis que Kévin lui avait raconté sa conversation avec Lucas, il avait l’impression de perdre pied. Son meilleur ami avait osé fouiller dans son passé et extirper à son ennemi ce qu’il aurait voulu garder enfoui pour toujours. Comment avait-il pu le trahir ainsi ? Comment avait-il pu faire comme si de rien n’était toutes les fois où ils s’étaient retrouvés pendant les vacances ? Que savait-il d’autre ? Et dire qu’il l’avait pris pour modèle, comme un grand frère…
Le garçon frappa une nouvelle fois, rata son oreiller et se cogna la main dans la tête de lit. Il se retint de crier et se recroquevilla sur le matelas, le poing endolori serré dans sa paume. Les larmes coulèrent sur ses joues. D’un geste fébrile, il extirpa le couteau du tiroir.
« Et maintenant ? Qu’est-ce qui m’empêche de me l’enfoncer dans le ventre ? Je n’ai plus d’amis… »
En rejetant Lucas, il perdrait Salomé. Entre eux deux, elle choisirait forcément son petit copain. Il la regretterait. Elle au moins n’avait jamais cherché à connaître son passé. Son amitié était sincère.
« Fais une croix sur elle aussi. »
Arsène hésita à ajouter de nouvelles plaies à celles, tout aussi récentes, de son dos. Il avait encore eu droit à la ceinture ce soir. Sa faute : un verre cassé.
« Je mérite tout cela. Je ne mérite pas d’avoir des amis. Même eux, il m’est impossible de leur faire confiance. La vie est sale boy. »
Allez, c’était décidé. Mieux valait en finir. Il leva l’arme. L’écran de son portable s’alluma. Curieux, il laissa retomber son bras et regarda qui lui écrivait. C’était encore Lucas.
Qu’est-ce que je peux faire pour me faire pardonner ?
« Rien ! » ragea Arsène en pensée en éteignant son téléphone afin de ne plus être dérangé.
Allez, c’était le moment. Ses parents ne le découvriraient que le lendemain matin. Personne pour le sauver, cette fois.
Il serra le manche dans ses mains… puis repensa au SMS de Salomé datant d’hier soir. Elle l’informait de la sortie d’un nouveau clip. Il ne lui avait pas répondu, mais il se dit qu’avant d’aller au paradis – ou en enfer, peu importe qui voudrait bien de lui –, il aimerait bien le visionner. Salomé n’avait pas précisé de quelle chanson il s’agissait. Arsène le découvrirait demain lorsque sa mère irait faire les courses.
Ensuite, plus rien ne le retiendrait.
« Comme le dernier souhait d’un condamné. »
-
Un coup de lame, excuse-moi
Azraël m’effacera de son grand livre, regarde ça
Je tutoie la Faucheuse, ne t’en fais pas
Je monterai dans la charrette de l’Ankou, ne m’en veux pas
Je traverserai le Styx, à présent laisse-moi
Je découvrirai qui, de Dieu, Hadès ou Hel, m’accueillera
Est-ce qu’une fois dans l’au-delà on voudra bien de moi ?
Mériterai-je Paradis ou Valhalla,
Enfers, shéol ou rien de tout cela ?
Annotations
Versions