[Sans titre]

8 minutes de lecture

Noir et blanc

Une enseignante écrit au tableau.

Crissement de la craie.

Un élève en uniforme, tête baissée, main sur le front, se concentre.

Une fille tresse ses cheveux.

Deux mains, dans le dos, derrière la chaise, froissent une feuille.

Bruit du papier.

Un autre élève rit doucement.

Le premier élève lève les yeux vers le tableau et poursuit sa prise de notes.

Un autre élève se retourne vers le premier, puis mordille son crayon, un sourire en coin. Assuré de ne pas être vu par l’enseignante, il lance sa boulette de papier sur lui. Un deuxième élève reproduit son geste.

Bruit du papier qui le heurte.

Une main anonyme lance une troisième boulette.

Sur la tête.

L’élève, impassible, ne bronche pas.

Une autre main lance une quatrième boulette.

Puis c’est le déluge.

Une autre main lance un stylo.

Bruit du stylo qui tombe au sol et rebondit.

L’enseignante, qui écrit toujours au tableau, amorce un geste pour se retourner, mais l’avorte.

Chuchotements.

Une goutte de sang perle sur la joue du premier élève, comme une larme. Il ferme les yeux.

Bruit de la sonnerie.

¯J’apprends ici que ma vie ne sera pas facile

Chez les gens¯

On retrouve l’élève dans le couloir bordé de casiers. On le voit de face, puis de dos, uniforme noir sur chemise blanche et cravate rayée.

¯Je serais trop différent pour leur vie si tranquille

Pour ces gens¯

Il se dirige vers son casier.

¯I want to see you¯

Gros plan sur la serrure fracturée.

Il l’ouvre. Des lambeaux de papier toilette pendent à l’intérieur. Le miroir qui en orne la porte est brisé. Il le prend, regarde son reflet fracturé, toujours impassible. Seul un soupir et des mâchoires contractées viennent trahir une émotion.

Regard face caméra, puis noir. Il vient de plaquer sa main dessus pour que l’on cesse de le filmer.

¯J’aime pourtant tout leur beau monde

Mais leur monde ne m’aime pas, c’est comme ça¯

Ralenti. Il court, en chaussettes sur le bitume.

¯Et souvent j’ai de la peine

Quand j’entends tout ce qu’ils disent derrière moi¯

Ralenti toujours. Il se retourne tout en continuant de courir et regarde derrière lui, visage apeuré.

¯Mais moi j’ai le droit quand tu te réveilleras¯

Fondu. Changement de décor. Un lustre pend d’un haut plafond au-dessus d’une table rectangulaire imposante et bien garnie où siègent quatre personnes. Le père, à la place du chef, la fille à sa droite et la mère à sa gauche, le garçon à côté de la mère.

La caméra revient sur le garçon, en costume blanc, cette fois-ci. Regard baissé, pas de sourire.

¯Oui, j’ai le droit de te faire ça¯

À côté de lui, une main appelle la sienne dont les ongles sont vernis. La mère, blonde, lève les yeux et efface les traces de vernis de son fils.

¯Quand tu te réveilleras¯

La fille, une brunette, applaudit, bouche ouverte sur un sourire éclatant. Le père à la calvitie prononcée et aux petites lunettes rondes sourit également et semble amusé. La mère agite la main devant son visage presque hilare.

Le garçon, lui, ne partage pas la bonne humeur de sa famille.

Zoom sur son œil.

Dans sa chambre aseptisée aux murs plaqués de boiserie et au grand lit, il reproduit des gestes de boxeur, vêtu d’un short et d’un tee-shirt blanc. Gauche, droite, garde, droite, gauche, garde. Un doigt d’honneur à la caméra. Une prise d’élan et un coup du poing gauche à la caméra qu’il pointe ensuite du doigt.

¯Le droit d’ouvrir tes jambes quand tu te réveilleras¯

Deux mains chopent le ballon de basket tandis que deux autres le manquent. Un rebond sur le parquet. L’élève harceleur, à fond, crie quelque chose d’inaudible en pointant un endroit hors champ du doigt. Un autre élève lance la balle. L’entraîneur chauve, sifflet autour du cou, supervise le match.

¯Oui, j’aime ça¯

Cinq élèves en maillot de sport attendent sur le banc de touche. Un autre est assis devant. Lui est au milieu. Il baisse la tête.

¯Le goût du lait sur ta peau, j’ai le droit¯

L’entraîneur l’appelle. Étonné, l’élève relève la tête et se désigne.

Deux mains attrapent le ballon de basket. L’élève le lance. Panier.

¯¯

Heureux de sa victoire, il se retourne. Ceux sur le banc de touche crient et l’applaudissent.

¯Oui nous sommes en vie¯

L’élève leur fait un signe de la main en souriant. Des pom-pom girls agitent leurs pompons.

La fierté illumine son visage… avant qu’un ballon ne l’atteigne en plein front.

¯Comme tous ceux de nos âges¯

Une pom-pom girl baisse ses pompons et dévoile ses yeux dissimulés derrière un bandeau. Sur le banc de touche, les élèves, tournés vers la scène qui vient de se produire, ont eux aussi les yeux bandés.

De nouveau en uniforme, l’élève est penché au-dessus d’un lavabo, les mains à plat de part et d’autre. Il lève son visage vers le miroir.

¯Oui nous sommes le bruit¯

Il s’examine quand soudain des silhouettes floues apparaissent dans son dos.

¯Comme des garçons en colère¯

Il se retourne et dévoile sa joue qui n’est pas de la même couleur que son épiderme. Cinq élèves le guettent. Zoom sur eux.

L’élève est jeté du haut d’un escalier, à l’extérieur. Son vol plané est interrompu par l’image de filles, yeux bandés, jouant à la corde.

L’élève est jeté à terre, ses harceleurs sont vus en contre-plongée. Derrière eux, on aperçoit les colonnes de l’établissement. Ils le rouent de coups de pied et de poing. L’élève crache un jet de sang. L’un des harceleurs lui crie dessus. Un autre le frappe. Un autre lui crache dessus. Image rapide du visage meurtri de l’élève.

¯Je comprends qu’ici c’est dur d’être si différent¯

Deux mains ouvrent la braguette de leur propriétaire. Visage dégoûté de l’élève alors qu’on lui urine dessus. Il essaie de se protéger.

¯Pour ces gens¯

Visages qui rient, crient, pendant que d’autres élèves jouent aux cartes dans la cour, yeux bandés. L’un d’eux, yeux bandés, tourne la tête vers la scène. Retour sur le visage de l’élève harcelé.

¯Quand je serai sûr de moi un petit peu moins fragile, ça ira¯

Une fille, yeux bandés, chuchote quelque chose à une autre élève.

L’élève est maintenu à terre, les bras écartés, par deux de ses camarades, tandis qu’un troisième, derrière eux, observe la scène, mains dans les poches.

Un élève porte une grande poutre en bois, aidé d’un deuxième, regard dur, qui tient également une corde enroulée autour de son épaule.

Retour sur l’élève harcelé qui se débat et crie. Deux mains le maintiennent par les épaules et le forcent à se coucher sur la poutre. Il semble abandonner la lutte.

¯I want to see you¯

Le harceleur en chef lui indique de se taire d’un doigt sur la bouche.

Dans la cour de récréation, des filles, yeux bandés, jouent toujours à la corde.

Le poignet du harcelé, maintenu sur la poutre, est percé par un gros clou, enfoncé d’un coup de maillet.

Hurlement.

Visage souffrant.

Un sang épais s’écoule de la blessure.

Le harcelé, chargé de la poutre comme fardeau, est mené par la cravate par le harceleur en chef.

Une croix se dresse dans les airs. Ralenti. Une corde est lancée à son sommet.

¯¯

Le harcelé lève les yeux vers l’instrument de torture. Il comprend ce qui l’attend.

¯Oui, nous sommes le bruit¯

Le harceleur en chef tire sur une corde, aidé de ses comparses, pour hisser sa victime en haut de la croix.

¯Comme un cerf en colère¯

Certains élèves, yeux bandés, filment avec leurs téléphones. D’autres, yeux bandés, regardent la scène.

¯Oui, nous sommes le fruit¯

Le harceleur en chef tire toujours sur la corde, dans un dernier effort. Le harcelé s’élève vers le haut de la croix. Les élèves, yeux bandés, regardent toujours, sans bouger.

¯Comme des filles en colère¯

Le harcelé parvient au sommet. Il redresse la tête. Le harceleur en chef le regarde. Une fille, yeux bandés, se détourne. Un garçon, yeux bandés, regarde toujours.

¯Tu me donnes ta vie¯

Le harcelé, visage ensanglanté, baisse la tête. Du sang goutte de ses chaussures.

¯Et nous traverserons les ciels¯

L’un des harceleurs lance une guirlande électrique sur la croix, puis insère la prise. Gros plan sur l’élève sur la croix, ligoté, percé de clous et illuminé d’une guirlande électrique.

L’un des harceleurs se permet une pause cigarette, avant de retirer une mitraillette d’un sac.

Trois harceleurs, arme en main, s’alignent. L’un d’eux lève son arme. Au plan suivant, il vise la caméra, ferme un œil.

Retour sur le harcelé qui regarde vers le bas. Son visage et le col de sa chemise sont maculés de sang.

Retour sur l’élève qui vise la caméra. Il tire.

Le coup atteint le harcelé en pleine poitrine, faisant même voler sa cravate.

Tous les harceleurs tirent, qui au pistolet, qui à la mitraillette. Les coups fusent, en rafale, transpercent le torse de celui toujours sur la croix, sans défense. Les douilles volent.

¯J’ai le droit à tous les endroits¯

Bruit d’une sirène. Deux policiers débarquent dans la cour, arme au poing, yeux bandés. L’un vise les harceleurs qui cessent de tirer et regardent les nouveaux arrivants.

¯De te faire ça, à tous les endroits¯

Le harceleur en chef s’explique par de grands gestes, lève les bras comme s’il n’était pas coupable. Le premier policier, yeux bandés, regarde vers la croix.

Gros plan sur le visage ensanglanté du harcelé.

¯J’ai quand même bien le droit oui de te faire ça¯

Le policier, yeux bandés, le vise, hésite, vise le harceleur en chef qui, une main sur la poitrine, montre de l’autre, toujours armée, l’élève sur la croix.

Le policier, yeux bandés, vise de nouveau le harcelé.

Le harceleur en chef, main armée levée, semble satisfait du choix du policier.

¯Oui, j’ai le droit oui, de te faire ça¯

Le policier, yeux bandés, tire.

Le Taser atteint le harcelé qui s’arque et rejette la tête en arrière, chemise plus ensanglantée que jamais.

Zoom sur les portes de l’établissement qui s’ouvrent. Un homme, veste sombre sur chemise à carreaux et chapeau de cow-boy, siffle.

Bruit de sifflet.

Le harceleur en chef, bras le long du corps, ressemble maintenant à n’importe quel élève. Il n’a plus d’arme. L’un des policiers, yeux bandés, bat en retraite. Le harceleur en chef s’éloigne. Le premier policier, yeux bandés, s’éloigne à reculons, arme baissée.

Les élèves, yeux bandés et vus de dos, se ruent vers l’escalier menant à l’intérieur de l’établissement.

Deux mains anonymes ferment des rideaux blancs à une fenêtre.

¯À nos gloires¯

Ralenti. Le harceleur en chef s’éloigne doucement, sac sur une épaule. Il se retourne pour voir sa victime.

¯Ici-bas pour se revoir¯

Plan large sur la croix illuminée par la guirlande électrique. Tête en arrière, le harcelé semble mort.

Petit rictus satisfait du harceleur en chef qui reprend tranquillement son chemin.

¯À nos rages¯

Tout à coup, une dizaine de religieuses, costume noir et voile noir surmontant un tissu blanc, surgissent en courant dans la cour.

¯On a le droit de se voir

À la gloire¯

Des feuilles, qu’elles tiennent dans leurs mains, s’envolent à leur passage.

¯Ici-bas pour se revoir

À nos gloires…¯

Plan large sur la croix et lent zoom sur le harcelé qui ne bouge plus. Sur les dernières notes, il bascule sa tête vers l’avant, regarde la caméra et murmure un « merci » quasi inaudible.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Clémence ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0