Samedi 4 mai 2013

Les mains couvrant son nez et sa bouche, Arsène demeura figé et ne fit rien pour retenir ses larmes. Le choc avait été rude.

Quand il avait vu que le clip était celui de sa chanson, celle à laquelle il s’identifiait, il avait senti que ce serait difficile pour lui.

Comme le garçon dans le clip, il avait reçu des boulettes de papier, des coups et des crachats. Comme lui, on l’avait coursé et poussé dans les escaliers. Comme lui, il avait eu des moments d’espoir. Comme lui, sa famille ne se doutait de rien.

Dans le clip, quand le garçon réagissait enfin, il était trop tard. Arsène ne voulait pas finir comme lui.

Ce court-métrage contre le harcèlement scolaire semblait lui être destiné. Il avait repéré et compris la plupart des dénonciations. Par leur silence, leur aveuglement, les autres élèves, les professeurs et même les représentants de l’ordre causaient la perte du harcelé. Tous étaient témoins mais faisaient semblant de ne rien voir. Yeux bandés.

« Et cela, ce n’est pas normal. »

Ce que vivait le garçon du clip n’était pas normal.

« Ce que je vis n’est pas normal. »

Le crescendo dans la violence l’avait bouleversé, jusqu’à la crucifixion qui en rappelait une autre : celle de Jésus.

« La mise à mort de l’innocence. »

Le garçon du clip n’avait rien fait qui puisse justifier toute cette violence à son encontre. Rien ne transparaissait sur son « crime » aux yeux des autres dans les images. Les uniformes effaçaient la hiérarchisation des classes. Ce n’était donc pas son appartenance sociale qui était en cause. Seules les paroles apportaient la réponse, et encore, Arsène ne l’aurait pas devinée s’il n’avait pas fait des recherches. L’homosexualité du garçon était suggérée. Méritait-il pour cela le déchaînement de haine qui le visait ?

Mais moi j’ai le droit*, disait-il dans la chanson.

« Et moi, je mérite vraiment tout cela, tout ce qu’ils me font au lycée ? C’est quoi mon “crime” ? »

Il se rappela tous les surnoms haïssables qu’on lui donnait.

Minus…

« Je suis plus petit que les autres en taille… »

Bébé, le môme, le mioche…

« … et en âge… »

L’intello…

« … et je n’ai pas les mêmes capacités qu’eux. »

Mais leur monde ne m’aime pas, c’est comme ça*

Trop de choses s’entrechoquaient dans sa tête.

Et souvent j’ai de la peine / Quand j’entends tout ce qu’ils disent derrière moi*

Arsène tapa le titre de la chanson dans un moteur de recherches et cliqua sur « Actualités ». De récents articles s’affichèrent. Il en parcourut quelques-uns au hasard. De ce qu’il lisait, le clip avait été censuré par le CSA, au grand agacement du chanteur. Le jeune fan écouta une de ses interviews dans laquelle il disait avoir donné carte blanche au réalisateur. Selon lui, la télévision diffusait des choses bien plus violentes que le clip. Arsène était plutôt d’accord : le petit écran avait diffusé des images qu’il aurait préféré ne jamais voir à son âge. Les guerres, les attentats, les histoires de meurtres, les catastrophes naturelles, l’effondrement des tours du World Trade Center… Tout cela, ce n’était pas du cinéma. C’était la réalité, bien trop choquante pour son jeune âge.

Le clip, une œuvre fictive, ne faisait que dénoncer le harcèlement scolaire.

La bonne nouvelle que voyaient le parolier et le réalisateur dans la décision de censure était que, paradoxalement, elle avait permis au clip de se faire connaître. Les visionnages sur YouTube avaient explosé. Le court-métrage avait aussi libéré la parole en mettant en avant un sujet qui demeurait encore bien trop tabou dans la société. Arsène se demanda si cette vidéo changerait vraiment quelque chose dans son lycée.

Nul doute qu’elle changerait quelque chose dans sa vie.

Car il comptait bien vivre.

¯

Le soir, après que son père l’eut embrassé sur le front et souhaité une bonne nuit, Arsène sortit son carnet noir du tiroir. Il chercha le poème qu’il avait en tête, le relut et ajouta un point d’interrogation au crayon de papier sur le dernier vers.

Et ce mal sur mon dos

Et ce passé sous mes bracelets

Et ces humiliations

Cette peur

Cette terreur

Ce sel sur mes plaies

Ces accusations

Ces mensonges

…

Je les mérite ?