T'écrire un carnet noir

7 minutes de lecture

Et je fuis l’extérieur*

Je m’enferme à l’intérieur

Sur moi on n’écrira rien

Si ce n’est deux dates

Gravées dans du marbre

Lucas relâcha son souffle sans même s’être rendu compte qu’il avait retenu sa respiration. Lire le carnet d’Arsène se révélait pire que tout. C’était comme plonger dans les méandres de son cerveau d’enfant trop adulte, de sa souffrance brute, de son mal-être physique et mental.

Les poèmes n’étaient pas datés. Difficile pour Lucas de savoir à quelle période de sa vie ou même dans quel contexte son ami les avait écrits. La plupart étaient d’une noirceur profonde, mais quelques-uns dénotaient les espoirs passagers qu’avait éprouvés le rédacteur. D’autres retraçaient des tranches de vie. Beaucoup étaient sibyllins aux yeux de Lucas.

Une fois qu’il eut terminé sa lecture, il reprit tout du début pour les décrypter. Il ne s’attarda pas sur la lettre qui accompagnait le carnet. Dedans, Arsène lui demandait surtout de ne pas mêler Salomé à cela, afin de la protéger. Lucas était plutôt d’accord, sauf que, lors de sa deuxième lecture, il se dit qu’une autre analyse que la sienne ne serait pas superflue. Il devinait, derrière tous ces mots à vif, des références, des allusions, qu’il ne pouvait pas comprendre. Il s’appesantit plus longtemps sur les acrostiches de prénoms parsemés au fil des pages.

« On s’en sort bien avec Salomé », constata Lucas.

Solaire

Amie

Lumineuse

Oiseau

Musicienne

Enivrante

Lame de carbone

Utopiste

Cool

Ami

Solide

Même Salômbo avait le sien.

Si belle

Aile de corbeau

La beauté personnifiée

Ô Salombo !

Merveilleuse et fidèle

Bombay

Oh, Salômbo !

Le portrait de ceux de leurs classes était moins flatteur.

Au premier

Loser

Au dernier

N

Kasse-toi

Et

Va

Inventé la

Nullité

On

Sait

Comment c’est

A l’intérieur de ta tête :

Rien il n’y a

Doit-on

Avoir

Vraiment

l’Ignorance d’un

Débile ?

Les fautes dans le prénom de Kévin amusèrent Lucas. Cependant, ces mots trahissaient trop la haine d’Arsène à l’encontre de ces quatre personnes pour que cet amusement dépasse le stade du rictus.

Lucas ne savait pas qui se cachait derrière deux autres prénoms, mais supposa qu’il s’agissait de ses parents. Les mots qu’utilisait Arsène pour qualifier son père le glaçaient.

Tantôt

Aimante

Tantôt

Indifférente

A la fois

Négligente et attentionnée

Ambiguïté

Rage

Orage

Gueulard

Enragé

Roger

Le jeune homme ignorait également qui était Hortense, que semblait adorer Arsène, mais supposa qu’il s’agissait de sa grand-mère, vraisemblablement décédée d’après ce qu’il avait lu.

Arsène s’était aussi prêté à l’exercice avec son prénom suivi de son nom. Lucas se fit plus attentif en relisant l’acrostiche.

Abîmé

Raté

Sali

Etouffé

Nul

Etrange

Punching-ball

Etranglé

Loser

Liquéfié

Emietté

Tailladé

Inutile

Ennuyeux

Rase-bitume

La manière dont se voyait son ami lui fit mal. Il n’aurait jamais cru qu’Arsène, si brillant dans les études, avait si peu d’estime pour lui-même. Il se disait « raté », « loser », « inutile » et « ennuyeux », ce que rejetait complètement Lucas. Le reste devait désigner toutes les maltraitances qu’il subissait. « Étranglé, vraiment ? » s’alarma Lucas. Ce mot était-il à prendre au sens premier ou de manière métaphorique ? L’une comme l’autre hypothèse ne plaisaient pas à Lucas qui avait l’impression de redécouvrir son ami. Il avança dans sa lecture jusqu’au poème final, puis feuilleta machinalement les pages vierges suivantes. Soudain, il crut apercevoir quelques gribouillis. Il revint en arrière et lut les deux mots écrits avec une encre noire qui ressortait sur le papier blanc.

College Boy

Lucas fronça les sourcils.

« Collégien ? »

Arsène n’était plus au collège depuis cette année, si bien que Lucas ne comprenait pas ce que son ami souhaitait transmettre par cette paire de mots qu’il tourna dans sa tête. Est-ce qu’ils désignaient quelqu’un ? Pourquoi en anglais ?

Il était sûr d’avoir déjà vu ces deux mots quelque part, mais où ? Il hésita à appeler Salomé. Peut-être aurait-elle la clé de lecture qu’il lui manquait ? Finalement, il opta pour une recherche sur Internet. Sans grand espoir, il se leva du lit où il était affalé et s’assit à son bureau. Contrairement à ses prévisions, les résultats lui prouvèrent qu’il avait eu une bonne intuition. Une chanson du groupe qu’aimait Arsène portait ce titre. Il y avait même un clip. Récent. Lucas lança la vidéo.

¯

Le jeune homme quitta sa chambre comme un zombie à l’heure du dîner. Il en était sûr maintenant : ce n’était pas de simples plaisanteries qu’Arsène subissait au lycée. Cela allait bien plus loin. Ce qui s’était passé au self et après le prouvait. Après avoir visionné le clip, Lucas avait appelé Salomé pour avoir quelques éclaircissements. Sa version plus détaillée que celle d’Arsène lui prouva que ce dernier avait dissimulé une grande partie de l’affaire.

— Oh, toi, il y a quelque chose qui ne va pas, flaira sa mère sitôt que Lucas entra dans la cuisine.

Le père, inquiet, se tourna vers son fils qui tenait un carnet noir à la main.

— Je confirme, dit-il en délaissant la surveillance de la poêlée de légumes qui constituerait leur dîner. Qu’y a-t-il ?

L’adolescent se laissa choir sur une chaise.

— Je voudrais aider un ami, mais je sais pas comment.

— Tu veux nous en parler ? offrit Sandra en s’asseyant en face de lui.

— C’est Arsène…

Charles coupa le feu sous la poêle et rejoignit sa femme et son fils à table. Lucas leur raconta leurs soupçons avec Salomé avant que ces derniers ne se transforment en certitudes. Il décrivit leurs ruses pour essayer d’en savoir plus et amener Arsène à se confier, puis l’aveu de Kévin, l’envoi de SMS pleins de colère du garçon, le revirement soudain de celui-ci le matin même…

— Il m’a confié un carnet, indiqua Lucas en le mettant sur la table, en me disant que c’était son moyen de communication. Il écrit des poèmes, mais pas sur la pluie et le beau temps. Ouvrez à n’importe quelle page et lisez.

Charles et Sandra sélectionnèrent des poèmes au hasard. Le père tritura un bout de sa moustache blonde tandis que la mère pinçait les lèvres. De petites rides soucieuses plissaient leurs fronts.

— C’est grave, commenta Charles.

— Qu’est-ce que je peux faire ? voulut savoir Lucas.

— Il faut signaler les maltraitances. Appelle Julien, va au commissariat et raconte-lui tout ce que tu viens de nous dire. Emporte le carnet. De notre côté, on va alerter les services de protection de l’enfance. Il faut le sortir au plus vite des griffes de ses parents et lui trouver un autre foyer. Il est hors de question qu’il retourne au lycée.

— S’il veut pas ? questionna Lucas. S’il m’en veut de vous en avoir parlé ?

— Fiston, si tu ne fais rien, si nous ne faisons rien, ce serait de la non-assistance à personne en danger.

— Il n’a que onze ans, renchérit Sandra en posant sur lui ses yeux noisette dont il avait hérité. Un enfant de onze ans n’est pas censé écrire des choses pareilles, ajouta-t-elle en levant le carnet entre eux.

— Sais-tu s’il est chez lui ? s’enquit Charles.

Lucas assura que oui. Même qu’il ne devait pas passer un bon quart d’heure s’il avait informé ses parents de la retenue qui lui était injustement tombée dessus. « Promis, ce sera la dernière fois », lui envoya en pensée son meilleur ami. L’idée de la raclée qu’il subissait peut-être en ce moment même balaya toutes ses craintes. Il sauverait son ami, qu’il le veuille ou non.

— Je l’appelle.

Il dégaina son téléphone et appuya sur le nom d’Arsène dont la photo de profil avait été prise lors du réveillon. Le jeune garçon souriait sagement, sans montrer ses dents, une coupe vide de champagne entre deux doigts.

Répondeur.

— Il a coupé son portable. Bon, je lui en parlerai demain. Et… pour Salomé, je fais quoi ?

Ses parents n’avaient pas de réponse. Ils convinrent cependant qu’il valait mieux l’en informer en douceur, en dévoilant la situation petit à petit. Lucas craignait qu’elle ne rechute alors qu’elle était déterminée à se battre contre sa maladie.

— J’appelle Julien.

C’était ce policier qui avait suivi son dossier lorsqu’il s’était fait enlever. Depuis, ils avaient sympathisé, tissé des liens d’amitié, et Lucas ne doutait pas que l’agent ferait tout pour sortir Arsène de cette situation.

— Allô, Julien ?… Oui, ça va ?… Écoute, il faudrait qu’on se voie… Non, c’est pas pour moi, c’est pour un ami qui… à qui il arrive des trucs moches. Quand est-ce qu’on peut se voir ?… Vendredi soir ? Pas avant ?… Purée, ça tombe mal tous ces jours fériés… OK. Dix-sept heures.

Dépité, Lucas raccrocha. Son père posa une main sur son avant-bras gauche.

— Pendant ces jours fériés, ton ami n’aura pas à aller à l’école. Invite-le ici à passer ce week-end prolongé.

Son fils lui sourit, ravi de la suggestion. Ils échangèrent un regard de connivence. Sandra interrompit leur communication muette :

— As-tu remarqué le poème à la fin du carnet ?

— Il y en a un dernier ?

Sa mère lui tendit le petit cahier en le maintenant ouvert à l’ultime page. Les quatre lignes semblaient avoir été écrites récemment.

Arsène, c’est comme « harcèle »

À trois lettres et un son près

Arsène

Celui qu’on harcèle

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