Trop de haine
Mardi 7 mai 2013
« Tout va exploser* dans cinq, quatre, trois… »
Lucas ne compta pas plus loin pour sauter à la gorge de Kévin. Seul contre quatre, en plein parc, sans aucun surveillant pour venir les séparer, le jeune homme ne donnait pas cher de lui. Il encaissa les coups et en rendit autant que possible, en se fichant d’abîmer sa main myoélectrique.
La bande de Kévin, à savoir Oscar et Alan rejoints par David, l’avait encerclé avant de lui parler d’Arsène.
— À ton avis, s’il est absent, c’est parce qu’il ne s’est pas raté cette fois ? avait insinué Kévin en faisant craquer ses doigts, prêt à la bagarre.
— T’inquiète, on ira à son enterrement… avec des confettis ! avait renchéri Alan.
— On fera la fiesta au cimetière ! avait continué Oscar.
— Et on enverra une carte de félicitations à ses parents ! avait conclu David.
Trop de haine. Lucas se demandait comment il était humainement possible de dire ça, de penser ça, de vouloir ça !
Il n’avait pu se contenir plus longtemps, d’autant plus qu’il n’avait pas vu Arsène de la journée et que ses messages écrits et vocaux n’avaient trouvé nulle réponse. Sa hantise était qu’il soit passé à l’acte.
— On va te détruire, Pizan, tu nous as assez menacés comme ça !
— Ça faisait longtemps qu’on attendait ce moment !
— Salopard !
À terre, Lucas sentit ses lèvres exploser sous l’effet d’un coup de pied. Il parvint difficilement à mettre une main dans sa poche pour attraper son ultime recours. D’un geste vif, il brandit une bombe au poivre qu’il actionna dans la foulée. Tout en visant chacun de ses agresseurs, il se protégea les yeux derrière un bras.
— Ah, salaud !
— Ça pique !
Kévin et sa bande s’éloignèrent, les paupières crispées par la douleur. Le quatuor gémissait en se frottant les yeux.
— J’suis sûr que c’est interdit, ce truc ! cria David. On va te dénoncer !
— Arme d’autodéfense de catégorie B, récita Lucas. Le flacon contient moins de cent millilitres et, par conséquent, peut être utilisé par des particuliers avec autorisation. Tu veux la voir ? Ou tu préfères que j’en remette une couche ?
— T’es taré de te balader avec ça !
— Dois-je prendre ça pour un oui ? le menaça Lucas en actionnant brièvement la bombe.
— On se casse, ordonna Kévin qui n’en pouvait plus de larmoyer.
— Pauvres types ! leur cria Lucas en rangeant son arme aux piquants effets.
Lui-même avait les yeux irrités. La faute au vent. Il se releva et passa le dos de sa main sur ses lèvres meurtries. Bon sang, ils n’y étaient pas allés de main morte ! Il pissait le sang. Le haut de son tee-shirt était trempé. Il fouilla dans son sac jusqu’à trouver un paquet de mouchoirs. Il en plaqua un contre son menton et tamponna sa peau en douceur en remontant vers sa bouche. Dans le même temps, il observa sa main artificielle. Ouf, pas de dégâts ! Les doigts et le poignet répondaient aux injonctions électriques.
Jamais il n’aurait cru devoir un jour se protéger avec la bombe lacrymogène. Elle était réservée aux potentiels nouveaux kidnappeurs, pas à des trouducs de lycéens !
Son attention se reporta très vite sur Arsène. Tant qu’il n’aurait pas de preuve, il refuserait de croire que son ami avait franchi la ligne de non-retour. Pas alors qu’il avait commencé à se livrer, pas alors que tout était sur le point de s’arranger pour lui !
Pendant une pause récré, il avait demandé par SMS à Salomé où habitait Arsène. Sa copine, absente elle aussi au lycée, lui avait répondu rapidement. Il avait décidé d’y faire un crochet pour en avoir le cœur net, avant de rentrer chez lui. Salomé s’étant inquiétée de son message, il n’avait eu d’autre choix que de lui avouer l’absence d’Arsène, tout en lui épargnant ses sombres conclusions.
Au pied de l’immeuble, Lucas appuya deux fois sur le bouton de l’interphone à côté du nom « Pelletier ». Après une minute, il sonna de nouveau.
« Tu t’attendais à quoi ? Ses parents doivent être au travail. »
Il patienta une vingtaine de minutes, puis se résigna à regagner ses pénates, bien déterminé à revenir tenter sa chance le lendemain.
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Mercredi 8 mai 2013
Répondeur. Salomé raccrocha.
Elle n’avait pas eu besoin que Lucas lui confie ses propres conclusions pour se faire les siennes. Elle imaginait que les parents d’Arsène, furieux que leur fils se soit pris deux heures de colle, l’avaient tué sous leurs coups. Qu’ils avaient caché le corps et faisaient comme s’il était parti en week-end prolongé dans sa famille.
« Non ! Non ! Non ! Arsène est à l’hôpital. Oui, c’est ça ! Avec des côtes cassées et un visage tuméfié, mais vivant ! Il est vivant ! » voulut-elle se persuader.
— Ma chérie, Lucas est là ! lui annonça sa mère en levant la voix pour qu’elle l’entende depuis l’entrée.
— Venez dans ma chambre !
L’adolescente n’avait pas envie de déranger Salômbo, sagement installée entre ses jambes croisées pour sa énième sieste de la journée. Salomé pria fort pour que son petit ami soit porteur de bonnes nouvelles. La tête de Lucas la renseigna : mauvaises nouvelles. Elle fixa un instant ses lèvres gonflées d’un air interrogateur.
— Kévin, Oscar, Alan et David, lui apprit-il. Ils m’ont éclaté les lèvres hier, mais t’inquiète, je leur ai mis la pâtée. Déso si je t’embrasse pas.
Salomé lui envoya un bisou dans les airs. Lucas grimpa dans le lit à ses côtés en se dégageant une place parmi les peluches, frotta son nez contre celui de sa copine en fermant les yeux, puis s’assit sur le matelas, dos contre le mur. Aude s’installa sur la chaise du bureau. Informée par sa fille de l’absence d’Arsène et sincèrement inquiète, elle était aussi impatiente que Salomé d’apprendre ce que Lucas avait à leur apprendre.
— J’ai sonné chez ses parents et cette fois, sa mère a répondu, mais elle a refusé que je monte. Elle disait qu’Arsène était malade et contagieux, qu’il avait besoin de repos, et que du blablabla. Mon cul, ouais ! Et bien entendu, il a perdu son portable, toujours d’après sa mère.
— Je n’ai pas eu de ses nouvelles non plus, soupira Salomé.
— Tu tiens le coup ?
— C’est dur. J’ai peur, Lucas, avoua-t-elle en se blottissant contre lui.
— Moi aussi, admit-il en refermant ses bras sur elle. J’ai obtenu un rendez-vous à l’hôtel de police pour vendredi. Je vais leur dire tout ce qu’on sait. Salomé ? Il… Il m’a donné un carnet, lundi, à la récré. Il écrit des poèmes. Sur lui, surtout. Ses sentiments… Ses questionnements… Est-ce que… tu voudrais les lire ? Je te préviens, ils sont… perturbants.
Salomé secoua la tête.
— Non. C’est déjà difficile pour moi. Je ne veux pas lire ce qu’il peut penser. Je suis sûre que ça va me déprimer.
— Je comprends. Pas de souci.
La décision de sa petite amie le soulageait.
— En te confiant son carnet, on sait au moins qu’il essaye de se sortir de tout ce qui lui arrive, voulut croire Salomé à qui ce constat redonnait quelque espoir.
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Vendredi 10 mai 2013
Toujours aucune nouvelle. Salomé désespérait. Le lycée était fermé pour cause de pont de l’Ascension et elle était bien contente de ne pas y mettre les pieds. Elle avait occupé les deux derniers jours à éplucher les notices nécrologiques du journal local et à passer en revue les drames domestiques.
— Salomé !
L’appel de sa mère la fit sursauter. Elle l’entendit courir dans le couloir. Aude entra en trombe dans sa chambre en brandissant le journal du jour. Salômbo trottinait sur ses talons, comme si elle aussi voulait avoir la primeur de la nouvelle.
Une photo d’Arsène s’étalait en première page. Salomé la reconnut : c’était celle de la photo de classe de cette année. Arsène regardait l’objectif sans sourire, visage neutre. Au-dessus du cliché agrandi, le journal titrait :
DISPARITION INQUIÉTANTE D’UN ADOLESCENT DE ONZE ANS
— Donne, donne ! s’écria Salomé.
La mère et la fille lurent l’article ensemble, chacune tenant un côté du journal. Une tête de chatte noire se glissa entre elles deux. Une page entière était consacrée à l’information et présentait une autre photo sur laquelle Arsène posait avec son diplôme du brevet encadré, un sourire aux lèvres. Salomé reconnut l’intérieur de son appartement.
La disparition d’un adolescent de onze ans a été découverte mardi 7 mai, mais n’a été signalée que deux jours plus tard.
Arsène P., lycéen en première, a disparu dans la nuit de lundi à mardi. Ses parents, ayant constaté la disparition de leur fils du domicile familial, n’ont pas signalé son absence au lycée qu’il fréquente.
Le profil atypique de ce lycéen de onze est souligné par sa mère, Mme P. « Arsène est très intelligent. Il a obtenu haut la main le brevet l’an dernier et doit passer les épreuves du bac de première le mois prochain. » Mme P. alerte également sur la fragilité de son fils : « Nous rencontrons beaucoup de problèmes avec Arsène. Il est instable, maladroit et casse souvent ses affaires, car il ne sait pas gérer ses émotions. Il lui arrive souvent de nous mentir. » M. et Mme P. espèrent que leur fils va bien et le conjure de revenir à leur domicile.
Cependant, les parents du disparu n’ont alerté la police qu’hier, soit plus de quarante-huit heures après avoir constaté la disparition de leur fils. De cela, Mme P. s’explique : « Nous pensions à une simple fugue et qu’il serait de retour le soir même. »
Arsène a les cheveux châtains, les yeux marron, mesure un mètre quarante-deux, porte des bracelets en cuir aux deux poignets et a vraisemblablement emporté avec lui un sac vert qui n’a pas été retrouvé au domicile par ses parents. Il porte probablement un jean, un tee-shirt noir et un sweat blanc et noir. Si vous l’apercevez ou avez des renseignements complémentaires, merci de contacter la police.
— Elle dit n’importe quoi, sa mère, rectifia Salomé. Arsène n’est pas instable, juste mal dans sa peau. Pourquoi elle prétend ça ?
— Afin de décrédibiliser sa parole, suggéra Aude. S’il parle des violences familiales, il risque de ne pas être cru, vu qu’elle prétend qu’il ment souvent.
— Mouais… Ça me paraît louche leur histoire. Des parents qui mettent deux jours à signaler la disparition de leur enfant ? En plus, ça veut dire que la mère a menti à Lucas quand il a sonné chez eux.
— Je suis d’accord avec toi. Ces gens ne sont pas nets. Si ton ami a vraiment fugué, ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne réapparaisse.
Comme pour appuyer ses dires, Salômbo lança un coup de patte dans le journal, l’arrachant de la main de Salomé.
— Et si c’était encore un mensonge ? émit cette dernière d’une petite voix. S’ils l’avaient tué sous leurs coups ?
Aude enlaça sa fille et déposa un baiser sur ses cheveux en la berçant.
— Ils n’auraient pas prévenu la police dans ce cas. Il faut y croire, ma chérie. Il est vivant, garde la foi.
Salomé pleura dans les bras de sa mère. Aude espérait de toutes ses forces qu’Arsène avait vraiment quitté le domicile familial à la faveur de la nuit. S’il était mort, sa fille ne s’en remettrait pas.
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Samedi 11 mai 2013
Lucas et Salomé lisaient le compte-rendu de vendredi dans le journal de samedi, après que Lucas eut parlé à Julien la veille.
Un témoin dénonce les maltraitances que subissait Arsène, l’adolescent disparu depuis mardi.
Un témoin, dont l’anonymat a été préservé, a porté de sombres accusations à l’égard des parents du jeune disparu. Il les accuse de battre leur fils, mais en l’absence de preuves, sa déposition est qualifiée de « honteuse calomnie » par la mère d’Arsène. Une demande de perquisition au domicile des P. a néanmoins été lancée.
De plus, le témoin dénonce le harcèlement scolaire que subirait le jeune Arsène. Il révèle que ce dernier a fait une tentative de suicide deux ans plus tôt, au sein même du collège où il était scolarisé. « Je ne le connaissais pas encore à cette époque. Lorsque j’ai appris ce qui était arrivé, j’ai compris que le harcèlement n’avait pas cessé. » Il soutient avoir été témoin de la violence verbale et physique des autres élèves à l’encontre d’Arsène.
Sollicités, le collège et le lycée concernés n’ont pas souhaité nous répondre.
Nous sommes toujours sans nouvelles d’Arsène, malgré quelques témoignages indiquant sa présence dans plusieurs villes alentour. Des battues ont été organisées dans les bois avoisinants.
— C’est quoi cette histoire de suicide ? s’affola Salomé. T’as tout inventé, pas vrai ? Dis-moi que ce n’est pas vrai !
Lucas était bien embarrassé. Il n’avait pas pensé que sa déposition serait rendue publique.
— Je suis désolée, ma belle, répondit-il à Salomé, mais… c’est malheureusement vrai.
— Non ! Non !
Lucas la prit dans ses bras. Elle explosa en sanglots en répétant :
— Ce n’est pas vrai… Ce n’est pas… pas vrai…
— Chut, lui souffla-t-il.
Il la laissa pleurer et assimiler l’information aussi longtemps qu’il le lui faudrait. Lucas retint ses propres larmes.
— Comment… comment…
Salomé ne put achever sa question.
— Comment je sais ça ? suggéra Lucas. C’est Kévin qui me l’a dit. Ça s’est passé à la fin de sa quatrième, bien avant que tu le rencontres.
Il tut tout le reste. Elle ne demanda pas de détails.
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Dimanche 12 mai 2013
L’édition du journal du dimanche n’apporta aucune information supplémentaire. Les parents d’Arsène se défendaient avec véhémence des accusations portées contre eux et traitaient le témoin anonyme de fabulateur. Quelques signalements semblaient cependant se recouper et localisaient Arsène dans une grande ville à deux heures d’ici. Même si elles devaient être prises avec des pincettes, ces affirmations réconfortaient Salomé et Lucas, car elles prouvaient que leur ami était en vie. Cela ne les empêchait pas de tourner en rond et d’émettre toutes sortes d’hypothèses sur le lieu où il se trouvait. Ils avaient abandonné les appels téléphoniques et SMS.
Salomé n’avait toujours pas digéré ce qu’elle avait appris la veille. Elle se sentait coupable de n’avoir rien vu du mal-être d’Arsène.
— Il cache extrêmement bien ses émotions, tu sais, lui dit Lucas pour la réconforter. Ne t’en veux pas. J’ai moi-même mis du temps à me rendre compte que quelque chose clochait.
Elle se blottit contre lui, pas convaincue. Lucas se creusa la tête pour trouver comment l’aider.
— Tu sais que tu comptes beaucoup pour lui ? Il a écrit un acrostiche sur toi.
Il le récita de mémoire :
— Solaire Amie Lumineuse Oiseau Musicienne Enivrante.
— C’est beau…, commenta Salomé en esquissant un sourire.
— Tu peux m’expliquer d’où vient l’oiseau au « O » de ton prénom ? Vous parlez de piafs dans mon dos ? Ou c’est juste par rapport à ton papier peint ?
Il désigna les oiseaux multicolores qui agrémentaient les murs. Sa petite amie chantonna :
— Elle est comme un oiseau qui s’est égaré / Salomé*…
— OK, je vois, s’amusa Lucas. Toujours votre groupe…
Il se dit que la plupart des références qu’il ne comprenait pas dans les poèmes d’Arsène devaient provenir de leur musique. Dès qu’il rentrerait chez lui, il se promit d’étudier les paroles et de les comparer aux mots de son ami. Peut-être le sens de certains poèmes s’éclaircirait-il ?
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