Je disparais
Lundi 13 mai 2013
— Tu veux me voir* ? À cette heure ?
Ce coup de fil matinal la mettait hors d’elle. Aude passa son téléphone d’une main à l’autre tandis qu’elle enfilait sa veste tant bien que mal.
— Je travaille aujourd’hui… Eh bien, oui ! Il y a eu deux jours fériés suivis d’un pont la semaine dernière au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, alors je vais travailler ce lundi, exceptionnellement.
Sur un pied, la mère de Salomé enfila d’une main des chaussures de ville confortables. Son équilibre, déjà précaire, fut mis à mal par une Salômbo d’humeur câline qui se frotta contre ses jambes. Aude la repoussa, mais le félin revint aussitôt à l’attaque. De peur de finir par terre, elle s’assit sur une chaise basse et termina l’opération tout en poursuivant la conversation :
— Pourquoi tu veux me voir ? C’est urgent ? Important ?… Tu ne veux pas me le dire par téléphone ?…
Elle chercha son sac à main, pesta de ne pas le trouver et pesta un peu plus quand elle remarqua enfin qu’il était sous son nez, sur le meuble de l’entrée.
— Salomé ne va pas bien, tu le sais, ça ? Alors, si tu veux me voir, déplace-toi, exigea-t-elle en se regardant brièvement dans le miroir. Je ne laisse pas ma fille.
Elle réajusta une mèche de cheveux, songea qu’elle aurait au moins pu mettre du fond de teint pour cacher ses cernes, mais se dit qu’elle enverrait cueillir des pâquerettes ceux qui oseraient la moindre critique sur son apparence.
Quelqu’un sonna à la porte.
« Quoi encore ? » s’exaspéra Aude à bout de nerfs.
— Bon, il faut vraiment que j’y aille…
Énervée, prête à rembarrer l’importun du matin, elle prit ses clés de voiture sur la table d’entrée et les fourra dans sa poche.
— On verra ça plus tard ! Tu vas me mettre en retard. Tu n’as qu’à…
Elle ouvrit la porte tout en empêchant son animal de compagnie de sortir et interrompit sa conversation téléphonique en constatant qui avait sonné. Aude resta un moment bouche bée.
— Je te rappelle.
Elle raccrocha au nez de son ex-mari.
— Arsène ?
¯
Lucas et Salomé trouvèrent la matinée longue et pénible, d’autant plus qu’ils devaient côtoyer ceux qui avaient si longtemps harcelé Arsène. Chaque fois qu’il les voyait, Lucas avait envie de se jeter sur eux, tandis que Salomé s’imaginait en train jouer aux fléchettes avec leurs têtes pour cible. Moroses, ils affichaient une tête d’enterrement, reflet de leur week-end de cinq jours sans nouvelles de leur ami. Leurs camarades ne s’étaient pas privés de se moquer et de se réjouir dans le dos des professeurs de l’absence du « mioche ». Lucas avait bien failli perdre plus d’une fois son self-control. Salomé l’avait rappelé au calme. S’il se faisait exclure encore une fois, elle ne supporterait pas de venir en cours seule. Son petit ami, qui ne désirait pas qu’elle se retrouve isolée face aux harceleurs, s’était laissé fléchir, mais il lui fut difficile de ne pas réagir aux piques qu’on leur lançait.
Au self, Salomé regarda en douce son portable, dans l’espoir d’avoir un mot d’Arsène.
« Tiens, un message de maman ? »
Elle cliqua dessus. Aussitôt, tout son visage s’illumina. Lucas le remarqua.
— Des nouvelles ? lui chuchota-t-il, plein d’espoir.
Elle lui fit passer discrètement son téléphone sous la table.
Arsène est à la maison. Il va aussi bien que possible. Ne dis rien à personne. Et ne sèche pas les cours.
Les lycéens auraient tout abandonné sur place sans ce dernier conseil. Les trois heures de cours de l’après-midi furent un supplice et ils auraient été bien en peine de se souvenir de ce que les professeurs leur avaient enseigné tant ils trépignaient. Dans le bus, ils se serrèrent l’un contre l’autre, trop heureux pour pouvoir parler. L’émotion leur nouait la gorge. À leur arrêt, Salomé se rua dehors et courut, oubliant que Lucas ne pouvait pas la suivre à ce rythme.
— Attends-moi ! lui cria-t-il. Je peux pas courir comme un lapin sans ma lame de carbone !
Stoppée net, la jeune fille l’attendit en trépignant d’impatience.
— Dépêche !
— Dépêche, dépêche, grommela l’estropié, j’aimerais t’y voir. Je suis au max, j’te signale.
Dès qu’il la rattrapa, ils poursuivirent leur route en marche rapide.
— Maman ! cria Salomé, essoufflée, en entrant chez elle.
Aude se précipita vers les adolescents trop turbulents.
— Chut ! Arsène dort.
Les questions se bousculèrent, si bien qu’Aude n’en comprit aucune.
— Stop ! Stop. Il est arrivé ce matin, alors que je m’apprêtais à aller au boulot. J’ai annulé ma journée pour pouvoir prendre soin de lui. Il n’a rien voulu ou pu me dire. Je crois qu’il était trop épuisé pour parler. Je l’ai fait manger, boire, il a pris une douche et je lui ai dit qu’il pouvait se reposer dans ta chambre. Je lui ai aussi proposé de prendre un de mes comprimés.
— Un tranquillisant, précisa Salomé à Lucas.
— Ce qui signifie qu’il ne va pas se réveiller avant encore quelques heures. Vous pouvez aller le voir, mais soyez discrets.
Les deux amoureux ôtèrent leurs chaussures et délaissèrent leur sac avant de s’approcher de la chambre de l’adolescente à pas de loup. Salomé saisit la poignée du bout des doigts et poussa délicatement la porte entrebâillée. Une douce pénombre régnait dans la pièce. La tête penchée dans l’entrebâillement, ils aperçurent une silhouette, affalée sur le lit.
Salomé entra.
— Qu’est-ce que tu fais ? chuchota Lucas.
La jeune fille se retourna vivement, un doigt sur ses lèvres. Elle s’agenouilla auprès du lit et observa un moment le petit dormeur en caleçon qui lui présentait son dos. Elle remarqua que son ami serrait l’une de ses peluches contre lui. Son corps se soulevait et s’abaissait au rythme de ses respirations apaisées. Bien camouflée par sa couleur noire, Salômbo somnolait, elle aussi. Elle s’était invitée tout contre le ventre de l’endormi et ronronnait. Salomé remercia le félin en pensée pour son attention.
Du bout de l’index, elle toucha le bras de son ami, comme pour se convaincre qu’il n’était pas une illusion. Il ne réagit pas tant il était profondément endormi. Il n’avait même pas pris le temps de se glisser sous les draps avant de sombrer dans le sommeil. Salomé l’embrassa sur l’épaule avant de se remettre debout. Elle ouvrit discrètement son armoire, en sortit une couverture et en recouvrit le dormeur, tout en veillant à laisser un peu d’air à la chatte. Puis, elle quitta sa chambre à reculons. Dans le couloir, elle étreignit Lucas du plus fort qu’elle put. En constatant qu’elle vacillait, il la souleva dans ses bras et l’emmena dans le salon où Aude leur avait préparé une collation. Tout en buvant un chocolat chaud, les deux adolescents et l’adulte s’observaient, en se lançant quelques sourires. Les mots étaient de trop. Leur joie se savourait dans le silence qui régnait.
Driiing !
Le trio sursauta. Puis la maîtresse de maison se chargea d’ouvrir à leur visiteur du soir. Elle revint bientôt avec un homme brun, mal rasé et portant de petites lunettes rectangulaires. Salomé, un peu remise de toutes ses émotions, crut défaillir de nouveau.
— Bonjour Salomé.
Elle ne parvint pas à lui rendre son salut et reposa bruyamment sa tasse.
— Je vois que je tombe mal, constata l’homme. Je disparais pendant des mois et quand je souhaite revenir… Bref…
Il parut seulement apercevoir le lycéen à côté d’elle.
— Tu ne me présentes pas à ton ami ?
— Lucas, un camarade de classe, répondit brièvement Salomé. Lucas, voici Bruno… mon père.
¯
Lucas se sentait de trop, au milieu d’une conversation qui ne le concernait en rien. Après avoir demandé à Aude si elle lui permettait de rester dormir ici, il alla s’installer dans le salon où, pour s’occuper, il prévint ses parents des derniers événements plus que réjouissants, puis s’attela du mieux qu’il put à ses devoirs.
Aude, Salomé et Bruno s’isolèrent dans la cuisine. Salomé espérait que la présence de son père était synonyme de bonnes nouvelles, mais elle avait appris à douter.
— Nous t’écoutons, dit Aude, bras croisés et reins appuyés sur le comptoir.
— Je suis venu vous demander pardon, commença Bruno.
Après un silence, son ex-épouse le relança :
— Peut-être peux-tu développer ?
L’homme soupira.
— Je suis désolé d’avoir fui comme un lâche. Le décès de notre petite Sarah m’a bouleversé, j’en ai perdu la raison. Je sais que ce n’est pas une excuse… Je la revoyais à travers toi, ma Salomé, et c’était… trop difficile pour moi.
— Je ne suis pas elle, rétorqua sa fille en sentant l’émotion la gagner.
— Je sais, concéda Bruno. Mais tu lui ressembles, par ton physique, ta gestuelle, ta voix, tes goûts… que sais-je encore ? Elle me manque tant… et vous aussi, vous me manquez. J’aimerais… revenir vivre avec vous… si vous m’acceptez.
Mère et fille s’entreregardèrent. Il leur avait déjà fait le coup une fois. Revenir quelques jours, puis disparaître de nouveau, sans explication, il savait le faire.
— Tu peux nous laisser cinq minutes ?
L’ex-mari d’Aude quitta la cuisine. La mère de Salomé se mordillait un ongle, indécise.
— Qu’en penses-tu ? Tu voudrais qu’il revienne ? Au risque qu’il nous abandonne encore une fois ?
— Je voudrais qu’il ne soit jamais parti. J’ai envie qu’il revienne et en même temps, j’ai peur. Je ne veux pas qu’il voie Sarah en moi. Et toi, tu voudrais qu’il revienne ?
— Comme toi, j’ai du mal à savoir ce que je veux, douta l’adulte. Je ne sais pas si on peut encore lui faire confiance. J’en ai assez de souffrir à cause de lui et j’avoue que je n’ai pas la tête à réfléchir à cela maintenant. Arsène me préoccupe beaucoup plus.
— On n’a qu’à lui dire de repasser dans une semaine, proposa Salomé. Ça nous laissera le temps de nous décider.
— Il vaut mieux que ce soit nous qui le recontactons, une fois que nous saurons ce que nous voudrons. Nous aurons besoin de temps pour démêler ce que nous devons faire, voir notre psy pour lui en parler. Peut-être qu’une thérapie familiale nous fera du bien, s’il accepte d’être de la partie.
— Tu as raison, admit Salomé.
— Alors c’est réglé, trancha Aude. On va déjà l’inviter à rester dîner, mais il repart tout de suite après.
Salomé acquiesça puis esquissa un geste pour aller appeler son père, mais sa mère la retint :
— Une dernière chose, ma chérie. Ça concerne Arsène. J’ai réfléchi à son cas toute la journée, et je me suis dit, si tu es d’accord, qu’on pourrait peut-être devenir sa nouvelle famille d’accueil. J’ai commencé à me renseigner, mais je ne…
— Ce serait formidable ! s’exclama la jeune fille qui retrouva le sourire.
— Ne lui dis rien pour l’instant, lui recommanda Aude. Je préfère lui en parler en première pour tâter un peu le terrain. Comme j’allais le dire, je ne sais pas si c’est possible. Il a peut-être des membres de sa famille, des gens qui l’aime, qui voudraient le prendre en charge.
— Il a une tante, se souvint Salomé. Et deux cousins. Je crois qu’il s’entend bien avec eux.
À part elle, elle croisa les doigts pour qu’Arsène vienne vivre chez elle.
— Va chercher Bruno, maintenant. On va aussi l’informer pour Arsène. À mon avis, il ne va pas tarder à se réveiller, alors autant que ton père ne soit pas étonné par sa présence.
Salomé trouva celui à qui elle devait la vie dans le salon, une branche de lunettes au coin de la bouche. Il regardait à l’extérieur d’un air à la fois pensif et inquiet. Du fait de sa présence dans la même pièce que lui, Lucas peinait à se concentrer sur ses devoirs. Il n’avait pas osé lui adresser la parole et l’adulte, trop préoccupé, l’avait ignoré.
— Papa, tu peux revenir dans la cuisine.
Bruno remit ses lunettes sur son nez. Sa fille s’effaça pour le laisser passer puis alla rejoindre son petit ami qui abandonna la plume.
— Alors ? s’enquit-il.
Elle lui raconta le bref entretien avec ses parents, puis leur décision à sa mère et à elle. Elle lui tut cependant ses espoirs d’être bientôt comme une sœur pour Arsène. Cela attendrait que ce soit officiel.
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