Je sortirai par la fenêtre

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… et je partirai très longtemps / Dans le noir*

Il était dans une gare, allongé sur un banc en espérant dormir un peu, quand un être indéfini aux contours troubles s’assit à côté de lui.

Tu feras de grandes choses.

J’m’en fous.

Il ressentit une douleur dans le bas du dos. L’être venait de le fouetter avec une longue lanière, telles celles qu’on utilisait sur les esclaves jadis.

Si, tu feras de grandes choses !

En regardant bien, le visage de l’être mêlait des traits de son père et de sa mère. Il voulut se relever et fuir, mais c’était comme s’il était collé au banc.

Non !

Un nouveau coup.

Il banda ses muscles pour s’extraire de ce piège.

Moi je veux viiiivre*

Il se décolla, légèrement, de la surface en bois.

Tu deviendras ingénieur !

Non, poète ! Artiste !

Nouvelle douleur sur son dos.

Reviens chez nous !

Il cessa de répondre. C’était inutile.

Viiiivre*

Il réussit à s’asseoir.

Reste allongé !

À se lever.

Un autre coup. Moins fort.

Reviens !

Il fit un pas laborieux, comme si tous ses membres étaient soudain atteints d’une pesanteur anormale.

Viiiivre*

Il jeta un œil en arrière. La créature au visage hermaphrodite était loin. Elle cinglait l’air de son fouet dont l’extrémité claquait dans l’air à quelques centimètres de sa peau. Il vit qu’il ne saignait pas, ou plus, que ses plaies s’étaient résorbées. Il n’avait plus mal.

Il s’éloigna encore et sortit par une fenêtre qui le mena dans une chambre d’adolescente. Le lit moelleux lui tendait son matelas.

Là, il pourrait se reposer.

Là, il pourrait vivre.

Un peu plus fort.*

¯

Encore dans les brumes du sommeil, Arsène émergea en douceur, sans se rappeler son rêve. Il enfouit sa tête dans la peluche qui avait accompagné son abandon au repos, un lapin blanc au pelage duveteux. Le dormeur mit du temps à reprendre ses esprits et à savoir où il se trouvait. Les souvenirs lui revinrent petit à petit et il se leva quand il eut recollé tous les morceaux.

Il était en sécurité, cela seul comptait.

Le radio-réveil de Salomé lui indiquait 21 h 46.

Sans se souvenir du moment où il s’était glissé sous la couette, il se leva et fouilla dans son sac à dos, mais tous ses vêtements emportés pour tenir quelques jours étaient usagés. Peut-être qu’Aude pourrait lui prêter de quoi s’habiller ? Il sortit dans le couloir à sa recherche et se dirigea au bruit des voix qui provenaient de la cuisine. Salômbo, queue dressée en point d’interrogation, vint à sa rencontre alors qu’il traversait le salon. Il prit quelques instants pour la câliner. Pendant qu’il la caressait, il se concentra sur les voix. Il reconnut celle d’Aude, de Lucas et de Salomé, mais pas la dernière. Légèrement inquiet, il délaissa la chatte et avança le haut de son corps dans l’entrée de la cuisine. Quatre personnes discutaient devant les vestiges d’un dîner. La présence d’un inconnu l’inquiéta et il se dissimula vivement. Ne pas savoir s’il pouvait faire confiance à l’homme ou non le paralysa.« Serait-il là pour moi ? Est-ce un policier ? »

Du peu qu’il avait observé, l’homme ne portait pas d’uniforme. Stressé et dans le doute, Arsène se demanda s’il ne devait pas fuir de nouveau.

« Je n’en ai pas la force », admit-il.

Timidement, il encastra sa silhouette dans l’encadrement de la porte et advienne que pourra.

— Arsène ! s’exclama Aude qui, la première, l’eut dans son champ de vision.

Aussitôt, ses deux amis se précipitèrent pour l’enlacer.

— Je suis trop contente de te voir !

— Tu nous as fait peur, frérot !

Arsène eut un mouvement de recul instinctif, mais prit sur lui pour les laisser l’embrasser. Il se dégagea toutefois assez vite.

— Je n’aime pas qu’on me touche, murmura-t-il comme une excuse.

C’était la deuxième fois qu’il osait le dire à quelqu’un. Ses meilleurs amis cessèrent là leurs effusions. Lucas se fit la réflexion qu’il aurait dû le deviner grâce à l’un des poèmes. Salomé s’enquit de sa santé, lui demanda s’il avait bien dormi, s’il voulait dîner… Arsène remarqua que Lucas le détaillait de haut en bas. À ce moment, le jeune garçon se rendit compte qu’il était toujours en caleçon, pièce de coton qui ne cachait que partiellement ses automutilations. Pire, il avait oublié de remettre ses bracelets. D’un geste, il s’agrippa les avant-bras pour cacher ses cicatrices.

— Je voulais demander à Aude si elle pouvait me prêter quelques vêtements, émit-il d’une petite voix.

— Salomé a peut-être quelque chose pour toi, lui dit la mère de son amie.

— Viens, l’invita la jeune fille en lui offrant sa main.

Après une hésitation, il la saisit et espéra qu’elle ne remarquerait pas les bosses sur ses poignets. Lucas les suivit.

De retour dans la chambre, Arsène s’empressa de camoufler sa peau marquée derrière ses bracelets, pendant que l’adolescente fouillait sa garde-robe. Il s’assit sur le lit et posa ses mains sur ses cuisses.

— Tiens, ça devrait t’aller, dit Salomé en jetant un tee-shirt et un pantacourt sur le lit. Ce sera sans doute un peu large pour toi, mais j’ai une ceinture qui va avec.

Elle la lança. Arsène cria de peur.

— Enlève ce truc !

— Oh, pardon !

Elle avait oublié sa phobie des ceintures « pas à leur place ». Salomé se précipita pour enlever le morceau de cuir qui terrorisait son ami et l’enfermer de nouveau dans son armoire. Arsène s’était recroquevillé dans un coin du lit et tremblait, la tête cachée entre ses genoux.

— C’est bon, regarde, le rassura sa meilleure amie. La vilaine bébête a disparu !

Son trait d’humour pour détendre l’atmosphère tomba à plat. Salomé adressa un regard implorant à Lucas, qui se sentait aussi impuissant qu’elle.

— Hé, Arsène…, appela-t-elle en grimpant sur le lit à côté de son ami.

Elle approcha sa main avant de la stopper.

— Est-ce que… je peux te toucher ?

Il secoua la tête de droite à gauche avant de resserrer ses bras autour de ses genoux.

— Je te promets que tu ne reverras plus jamais tes parents. La police sait qu’ils te battent. Tu n’auras pas à retourner à l’école. Plus personne ne te frappera dorénavant. Tu n’as plus à avoir peur. Et je te promets que Lucas et moi, on ne te touchera pas sans ton autorisation.

Arsène releva légèrement la tête pour la fixer dans les yeux. Sa sincérité le convainquit de relâcher sa garde.

— Merci. Tu es la première à me demander la permission.

— Tu veux qu’on te laisse pour t’habiller ?

— Avant, intervint Lucas, je crois que tu ferais mieux d’aller dans la salle de bains. Il… Il faut qu’on soigne tes blessures.

— Ce n’est pas la peine, estima Arsène, de nouveau sur la défensive.

— Si, p’tit frère, appuya Salomé.

— Non. Ça va guérir tout seul.

— Mec, t’as plus à te cacher, lui dit doucement Lucas. On est là pour t’aider. Fais-nous confiance.

Des larmes perlèrent au coin des yeux d’Arsène qui ne savait pas pourquoi il refusait encore l’aide de ses amis. Il était en sécurité. Personne ne lui ferait de mal ici. Il essaya d’abaisser ses défenses instinctives, renforcées par sa cavale, de chasser ses appréhensions pour ne plus accepter que l’amour que lui portaient ses meilleurs amis.

— O… OK.

— Tu veux qu’on vienne tous les deux ou un seul d’entre nous ? demanda Salomé.

Arsène lui fut reconnaissant de poser la question.

— Je préférerais qu’il n’y ait que toi. C’est déjà… difficile pour moi…

— Pas de problème, frérot, t’inquiète, lui assura son ami mis sur la touche.

Salomé reprit les vêtements dans ses bras et les porta dans la salle de bains, suivie d’Arsène. Elle l’installa sur un tabouret après avoir fermé la porte. En deux temps trois mouvements, l’adolescente sortit tout le matériel qu’il lui fallait de l’armoire à pharmacie.

— Ça va piquer un peu, prévint-elle.

Elle imbiba un coton de désinfectant.

— Je vais devoir te toucher. Je peux ?

Arsène opina. Salomé tamponna les cuisses martyrisées de son ami avec délicatesse. Elle ne demanda rien. Il lui sut gré de cette attention. Il n’avait pas pu s’empêcher de se servir du couteau lors de sa fugue.

— Qui est-ce, dans la cuisine ? demanda-t-il.

— Mon père. Ça fait plus d’un an que je ne l’ai pas vu.

— Te… te bat-il parfois ?

— Non ! s’écria la jeune fille, horrifiée qu’Arsène puisse penser cela de son père. Jamais il ne ferait ça.

— Et Lucas ? Crois-tu que son père le bat ?

— Je ne crois pas, je suis sûre que son père ne le frappe pas. Tu sais, p’tit frère, les parents qui ne battent pas leurs enfants, ça, c’est normal. Ceux qui battent leurs enfants n’ont pas le droit de faire ça. C’est toi qui es dans une situation qui ne devrait pas exister, pas nous.

— Je croyais que tous les parents agissaient ainsi…

Après la désinfection, Salomé entreprit de panser les blessures non résorbées. L’infirmière improvisée rangea les boîtes et le flacon en l’encourageant à s’habiller.

— Peux-tu t’en aller ? demanda-t-il. J’aimerais utiliser les toilettes.

Une fois seul avec lui-même, il se remémora son sac. Il espéra qu’Aude ne l’avait pas fouillé pendant son sommeil. Outre ses vêtements tachés de rouge-brun, elle serait tombée sur un couteau de boucher. Dès que l’occasion se présenterait, il demanderait à la mère de sa meilleure amie si elle pouvait lui acheter de nouveaux sous-vêtements. Il tira la chasse d’eau puis entreprit de s’habiller. Le pantacourt lui tomba aux chevilles. Quand il se vit dans le miroir, il apprécia le tee-shirt, qui lui faisait plutôt office de chemise de nuit, qu’avait sélectionné Salomé et esquissa un sourire. Sur fond noir, un nom ressortait en blanc.

Celui de son groupe préféré.

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