Quelqu’un est arrivé
Mardi 14 mai 2013
… Quelqu’un a tout changé*.
Arsène écoutait sa musique, après avoir rechargé son MP3. Il était seul dans la demeure de Salomé. Elle et Lucas étaient en cours et Aude à son travail. Salômbo se promenait dans la maison après avoir tenu un temps compagnie au jeune fugueur. Arsène avait dormi un peu en début de matinée tant il était décalé dans son sommeil, puis avait pioché un livre dans la bibliothèque de Salomé – Le Chant du troll[1] – et lu pendant une heure. Richement illustré et composé de quelques pages se dépliant, ce livre coloré faisait écho à la vie de Salomé. À travers l’imaginaire, le texte à la poésie troublante évoquait la leucémie et la mort d’une enfant. Il se demanda qui avait offert ce livre à son amie et si ce dernier l’avait apaisée. En refermant l’ouvrage, il se dit que c’était agréable de lire pour le plaisir, pas par obligation. C’était si bon de ne plus craindre l’arrivée impromptue d’un de ses parents. Désireux de prolonger ce moment de quiétude, il choisit un autre roman au hasard et se plongea dans une nouvelle histoire.
Par moments, il décrochait et songeait à sa situation. Il se voyait comme un problème supplémentaire pour la mère de Salomé. Sa meilleure amie lui avait raconté la venue subite de son père, le souhait de ce dernier de réintégrer le foyer ainsi que la prudence de sa mère qui ne se sentait pas capable de prendre une décision dans l’immédiat.
— Arsène, je suis de retour ! entendit-il derrière la chanson diffusée par son MP3.
Il éteignit l’appareil et posa le livre après y avoir inséré un marque-page, puis se précipita vers l’entrée.
— Bonjour Aude.
— Bonjour Arsène, le salua-t-elle en levant un grand sac en plastique. Tiens, regarde ce que je t’ai trouvé.
Tandis qu’elle ôtait ses chaussures de ville et sa veste, elle le laissa déballer les affaires qu’il contenait : un paquet de caleçons, deux jeans, trois tee-shirts, quelques paires de chaussettes et des pantoufles.
— Tout cela ? s’étonna-t-il.
— Il te faut bien des vêtements neufs. Tu ne pourras pas récupérer ta garde-robe avant un moment.
— Merci Aude. Je vous rembourserai.
— Ne dis pas de bêtises.
— Je vous fais faire du souci pour moi, je le vois bien, culpabilisa-t-il, alors que vous avez vos propres problèmes.
Elle balaya sa remarqua d’un geste de la main.
— Si j’ai envie de me faire du souci pour toi, laisse-moi m’en faire.
Elle entraîna ensuite le garçon dans la cuisine. Ensemble, ils ôtèrent les étiquettes des vêtements, qu’ils plièrent soigneusement et rangèrent dans un coin de l’armoire de Salomé, après avoir fait un peu de place. Arsène en profita pour lui parler des quelques habits qu’il avait emportés dans sa fugue et qui étaient bons pour la machine à laver.
— Apporte-les dans la buanderie, je m’en occuperai.
— Je peux le faire, proposa immédiatement le garçon qui souhaitait éviter qu’elle ne tombe sur ses vêtements souillés.
— Si tu veux. Je comptais lancer une machine avant de déjeuner.
Arsène s’empara de son sac et suivit Aude jusqu’à la buanderie. Il s’agrippa tant à son bien qu’elle lui permit de charger le tambour lui-même et de mettre la machine en route. Elle lui expliqua rapidement sur quels boutons appuyer. Soulagé de la voir quitter la pièce, le garçon déposa un à un ses habits maculés de taches brunâtres et croisa les doigts pour qu’elles disparaissent complètement. Il rapporta le sac dans la chambre de Salomé, le couteau dont il ne savait que faire toujours au fond, et revint prendre le déjeuner avec la mère de sa meilleure amie.
— Nous devons parler, Arsène.
Instinctivement, il fut sur la défensive pendant qu’elle le servait en salade de riz et de thon.
— Tu as conscience, je pense, qu’on ne va pas pouvoir cacher longtemps ta présence ici.
Son cœur s’emballa. Non, jamais il ne retournerait chez ses parents ! Salomé le lui avait promis !
— Tu fais l’objet de recherches et nous allons devoir alerter la police, sans quoi nous ferons obstruction à une enquête en cours. Je t’ai accordé une journée de répit, mais aujourd’hui je vais appeler l’hôtel de police. Salomé et Lucas m’ont raconté ce… ce qui se passait chez toi. Il est impensable que tu vives de nouveau sous le même toit que tes parents.
Ouf ! Elle ne comptait pas le renvoyer dans leurs griffes. Il se détendit un peu, relâcha ses épaules.
— Je ne veux plus jamais les voir, avoua-t-il dans un murmure.
— Tu n’auras pas à les revoir, je t’en fais le serment. Mange, allez.
Arsène lui sourit, puis dévora salade, tomates, œufs durs, thon et riz.
— Vous pouvez appeler la police, dit-il entre deux bouchées, je ne fuirai pas cette fois. Est-ce que… est-ce qu’on va me trouver une famille d’accueil ?
— Salomé m’a dit que tu avais une tante. Peut-être que…
Arsène secoua la tête.
— Elle a déjà deux enfants. Et puis, c’est la sœur de ma mère, et je ne veux plus jamais revoir ma mère. Même si j’aime bien ma tante, ce sera trop difficile pour moi. Elle est vraiment gentille avec moi, vous savez.
— Je comprends. Écoute, je vais me renseigner pour voir comment ça fonctionne.
— Je n’ai qu’un souhait, souligna encore Arsène. J’aimerais que la famille qui voudra bien de moi habite très loin d’ici.
Aude le regarda sans rien dire, indécise, car elle comptait lui proposer de poser définitivement ses valises chez elle.
— Pourquoi ?
— J’ai trop de souvenirs dans cette ville. De mauvais souvenirs. Plus que de bons souvenirs. Si je restais ici, ou même dans le département, j’aurais trop peur de croiser… des gens que je ne voudrais pas croiser.
— Je comprends…
Lui dire quand même qu’elle était prête à l’accueillir dans son foyer ? Que Salomé espérait qu’il deviendrait son presque frère ? Pourtant, il n’avait pas tort. Il ne se sentirait pas bien tant qu’il demeurerait à proximité de ceux qui lui avaient causé tant de mal. Pour ne pas influencer ses envies de partir, elle resta muette.
— En attendant, tu peux séjourner ici, lui rappela-t-elle à la place. Lucas a aussi proposé que tu passes un moment chez lui, si tu as envie.
— Je préfère rester chez vous, si je ne vous ennuie pas. Mes parents ne savent pas où vous habitez, mais ils m’ont déjà déposé au château de Pizan. Je ne voudrais pas qu’ils débarquent là-bas et me trouvent.
— On respectera ta volonté. Et tu ne nous ennuies pas, ne crois pas cela.
Aude le servit en couscous réchauffé. Arsène, privé d’un vrai repas depuis une semaine, se régala. Comme cela lui faisait du bien de se délecter d’aliments chauds !
Désireux de se rendre utile auprès de celle qui l’accueillait avec tant de bienveillance chez elle, il lui proposa de s’occuper de Salômbo. Elle lui promit de lui montrer comment changer la litière et où elle planquait les réserves de croquettes et de pâtés ainsi que les jouets de la chatte.
— Pourquoi es-tu venu sonner à notre porte hier matin ? demanda la femme qui le traitait comme son propre fils.
— Je ne savais pas où aller, répondit le jeune fugueur. Je n’avais plus d’argent ni de provisions, plus de vêtements propres non plus… J’avais faim, soif, sommeil, je n’en pouvais plus de me cacher et d’éviter les gens. Je croyais que je n’avais plus personne en qui avoir confiance, aucun adulte. À un moment, j’ai compris que c’était faux. Quelqu’un est arrivé dans ma vie, il y a un peu plus d’un an, une adulte qui méritait ma confiance : vous.
Émue, Aude voulut lui caresser la joue de l’index. Arsène se recula, surpris, avant qu’elle ne le touche, et son sourire disparut.
— Je ne te ferai jamais de mal, lui assura Aude en ramenant son bras à elle.
— Qu’alliez-vous faire ?
— Juste une caresse sur ta joue, promis. Tu m’as déjà vue le faire à ma fille.
— Je suis désolé. C’est un réflexe.
— Tu n’as pas à t’excuser. Il te faudra du temps pour ne plus avoir peur.
Arsène acquiesça.
— Vous êtes une femme formidable, Aude, mais, je vous en conjure, ne me touchez pas. Je déteste qu’on me touche.
Chaque fois qu’il venait chez elle, il avait eu l’air de rechigner à lui faire la bise. Avec le recul, Aude constata que Salomé et lui ne se touchaient que rarement. La veille, l’embrassade des retrouvailles avec ses amis s’était révélée très brève. Elle avait même trouvé Arsène distant sur le coup.
— Promis, je n’essaierai plus de te toucher. Tu as ma parole que je serai toujours là pour toi si tu as besoin. Ta confiance m’émeut.
Ils parlèrent de choses plus légères, tandis qu’ils dégustaient la fin de leur assiette. Aude lui demanda ce qu’il aimait manger en notant les réponses dans un coin de sa tête. Cela lui servirait pour le temps qu’il resterait à son domicile. Elle le laissa prendre une glace vanille-chocolat en guise de dessert. Cette gourmandise le ravit. Aude se souvint alors d’un dernier point à aborder avec lui avant qu’elle ne retourne au travail.
— Salomé m’a dit que tu aimerais voir un psychologue. Est-ce que tu voudrais que je te prenne un rendez-vous ?
— Oh oui !
Il n’attendait que ça de pouvoir tout déballer à un professionnel de santé placé sous le sceau du secret médical.
— Parfait. J’essaierai d’en avoir un le plus rapidement possible.
— Merci Aude. Pour tout.
¯
Quand la nuit est arrivée
Comme un voleur je suis parti
Et j’ai dit
Adieu à mon ancienne vie
Quand l’aube est arrivée
Comme un coupable je me suis caché
Et j’ai dit
Bonjour à ma nouvelle liberté
Quand la nuit est arrivée
Comme un mendiant je me suis couché
Et j’ai dit
Au revoir à ma dignité
Quand l’aube est arrivée
Comme un endormi j’ai erré
Mais j’ai dit
Bonjour à ma nouvelle liberté
[1] De Pierre Bottero et Gilles Francescano, Rageot, 2010.
Annotations
Versions