Faire la vie
Mercredi 15 mai 2013
— Réussir au moins ça*, disait Arsène. C’est tout ce à quoi je pensais. Réussir à partir.
Il était assis sur le lit de Salomé. Sa meilleure amie avait pris la chaise de bureau pour elle. Quant à Lucas, il s’était adossé contre un mur. Tous deux lui avaient demandé s’il voulait bien leur raconter sa fugue. Arsène s’était lancé, hésitant, en passant sous silence sa forte envie d’en finir en se plantant un couteau dans le ventre. Il était passé directement à sa décision de quitter le domicile familial.
— J’ai attendu que mes parents s’endorment, puis j’ai encore patienté. À deux heures du matin, j’ai pris mon sac à dos, quelques habits, ma carte d’identité, ma brosse à dents et mon dentifrice, une bouteille d’eau, quelques provisions, mon MP3 et du liquide. Je connais la cachette de mes parents et je leur ai piqué quelques billets, car je n’avais plus d’argent de poche.
Il garda pour lui la présence du couteau.
— J’ai laissé mon portable, éteint, pour qu’on ne puisse pas me tracer. Il paraît que ça se fait. Puis je suis parti.
Il avait descendu les étages, tremblant, sans trop savoir ce que lui réservait la suite, et avait plongé dans la nuit.
— J’ai marché jusqu’à la gare, en me disant que je pourrais peut-être dormir un peu sur les sièges de la salle d’attente, mais des gens occupaient déjà la place, alors j’ai fait demi-tour. Je me suis dissimulé dans un coin pour finir la nuit, mais je n’ai pas beaucoup dormi. J’avais trop peur. Dès que les rues ont commencé à s’animer, je suis retourné à la gare. J’ai regardé le départ des trains et ai pris le premier sur la liste qui n’était pas trop cher. Là, j’ai pu somnoler environ deux heures, le temps du trajet. C’est même une femme de ménage qui m’a réveillé, car je dormais toujours quand le train a atteint son terminus.
Il s’était promené dans la ville toute la journée, allant de découverte en découverte : les monuments, les musées, les parcs…
— Mais tu dormais où ? demanda Salomé.
— Parfois dans un parc. Sur un banc. Ce n’est pas ce qui manque là-bas. Des parcs. Et des bancs aussi.
— Tu faisais quoi les journées ?
— Du tourisme ! Les musées sont gratuits pour les moins de douze ans, alors j’en ai profité.
En plus de découvrir des œuvres d’art et de combler sa curiosité naturelle, les musées avaient l’avantage d’être dotés de toilettes et, pour la plupart, d’une cafétéria. Entre leurs murs, il s’était senti en sécurité.
— Personne trouvait ça louche que tu sois tout seul ? questionna Lucas.
— Quelques personnes m’ont arrêté pour me demander où étaient mes parents, comment ça se faisait qu’ils me laissaient vadrouiller seul… Soit je mentais sur mon âge, soit je trouvais un couple pas loin, et je disais que c’étaient eux, mes parents. S’il n’y avait personne pour jouer le rôle, je disais qu’ils m’attendaient plus loin. Parfois, j’arrivais à me greffer à des groupes en visite guidée. C’était l’idéal.
— OK, enchaîna Lucas, ça, c’est le côté « cool » de ta fugue. Mais je suppose que tout a pas été aussi rose.
Arsène baissa la tête. Il n’avait pas tellement envie de raconter toutes les galères qui lui étaient tombées dessus.
Deuxième nuit
Des cris le réveillent. Ankylosé, mais alerte, car il ne dormait que d’un œil, Arsène se met debout et prend son sac qui lui servait d’oreiller. Dans la précipitation, il trébuche, s’écorche les mains. Quelqu’un le remarque et les voix se dirigent vers lui. Il se relève et fonce, sans regarder derrière lui. La peur lui donne des ailes. On le course. On l’attrape par les épaules. Les deux hommes sont d’âge mûr, et l’un est clairement bourré. Leurs traits se dévoilent à peine, le parc n’étant pas éclairé la nuit.
— Bah, qu’est-ce qu’un p’tit gars comme toi fait là ?
Il ne répond pas, tétanisé. Que peut-il répondre d’ailleurs ? Les deux hommes le coincent, il ne peut plus s’échapper.
— On devrait l’emmener au commissariat, Stevy, préconise le moins alcoolisé.
— Ouais, passque c’est pas normal que tu sois là tout… tout seul, à c’t’heure.
— Laissez-moi… laissez-moi, les supplie-t-il.
— Tu ne peux pas rester dehors. Viens avec nous.
Celui qui le tient par les épaules le prend par la main. Arsène veut se dégager. L’autre le serre plus fort.
— Laissez-moi ! crie le garçon.
— On est là pour t’aider, tu n’as pas à avoir peur.
— Ouais, écoute un peu Riri, p’tit.
— Moi c’est Éric, précise le surnommé Riri. Lui, c’est Steve. Et toi ?
— Lucas, ment-il précipitamment. Je vous suis si vous me lâchez.
La ruse ne fonctionne pas. Éric commence à l’entraîner avec lui. Arsène freine des quatre fers, talons plantés dans le sol.
— Je commence à croire que tu as quelque chose à te reprocher, dit l’adulte en lui jetant un regard soupçonneux.
— Tu vends du shit, c’est ça ? l’accuse Steve qui les suit en zigzaguant plus ou moins.
— Mais non ! s’insurge Arsène en tirant toujours sur son bras prisonnier.
— Alors, qu’est-ce que tu fais là ? le relance Éric en se retournant vers lui.
Arsène n’hésite plus. Il arme son poing et vise l’entrejambe de l’adulte. Sous la douleur, Éric le lâche.
— Qu’est-ce t’as fait à mon pote, morveux ? s’écrie Steve.
Arsène l’esquive, détale, un peu honteux. Il ne doute pas de la sincérité d’Éric qui voulait seulement l’aider. Steve ne le poursuit pas malgré les ordres geignards de son pote de soirée.
Même nuit
Arsène a trouvé un autre parc, un peu plus sombre que le précédent. Un banc l’accueille, mais très vite il est de nouveau dérangé. Il se planque derrière des arbustes. Il était temps. Devant lui se déroule une scène de deal. L’échange ne dure que quelques minutes. Peu rassuré, il préfère quitter les lieux et erre sans but en priant pour ne croiser personne. Les premières lueurs du jour se lèvent sans qu’il ait eu l’occasion de dormir encore un peu.
Troisième nuit
Il fait froid… et il pleut. Arsène s’est réfugié sous un abribus, même si plus aucun véhicule de transport collectif ne circule à cette heure-ci. Il espère que personne ne viendra l’embêter et n’ose pas dormir. Il ferme un peu les yeux, mais, dès qu’il se sent sur le point de sombrer, il se redresse en sursaut et vérifie les alentours.
Soudain, il entend que quelqu’un s’assoit à côté de lui. Il se crispe et entrouvre les paupières, mais distingue mal la personne.
— J’sais qu’tu dors pas, j’t’ai vu, lui dit une voix féminine rauque.
Il hasarde un regard plus franc sur sa voisine. La femme aux cheveux gris ne paye pas de mine dans son manteau élimé. Elle tient une canette de soda entamée à la main et un mégot de cigarette dans l’autre.
— T’es pas causant, on dirait. Ça me va.
Elle se met à lui parler de sa vie, celle d’avant la rue, celle d’aujourd’hui. Malgré lui, il est touché par ses confidences, mais il reste prudent et ne dit rien. Il se demande pourquoi elle vient lui raconter tout cela. Veut-elle le mettre en garde contre les dangers nocturnes de la rue ? A-t-elle juste besoin de se confier ?
— Mais j’jacasse, j’jacasse, alors que t’as p’t’-être envie de pioncer. Vas-y, fiston, j’veille sur toi.
Il n’ose pas. Et si elle le vole dans son sommeil ? Il s’agrippe à ses maigres affaires, méfiant. Comme elle le remarque, elle rit d’un petit rire guttural.
— T’as bien raison d’faire confiance à personne. Pas même à une pauv’ femme.
Il papillonne des yeux, ne décroche toujours pas un mot et replonge dans son demi-sommeil agité et sur le qui-vive.
À l’aube, la sans domicile fixe se lève, après avoir dormi un peu.
— J’sais pas c’que t’as fait pour être à la rue à ton âge, mais prends soin de toi, p’tit gars. L’est p’t’-être pas trop tard pour que tu r’touves un foyer. T’es jeune… T’as d’l’avenir. Fais pas l’con.
Un salut de la main et elle s’éloigne. Arsène se déplie, tout courbaturé de sa nuit quasi blanche, et se remet en marche, à la recherche d’un nouveau musée. Il se dit que, par sa seule présence, la femme l’a protégé de potentielles confrontations inamicales. Il repense souvent à cette rencontre nocturne tout au long de sa journée. Lui ne voit pas quel sera son avenir. Sa fugue est un plan à court terme. Il n’en connaît pas la suite.
Quatrième nuit
Nouveau parc. Arsène n’en peut plus. Il pleure. Il ne pensait pas que les nuits seraient si difficiles. Il doit calmer ses sanglots incontrôlables. Il ne faut pas qu’on l’entende, qu’on le remarque. Il arrive à l’inévitable : réfléchir à la suite. Il ne veut rien. Ni rentrer chez lui, ni aller au commissariat, ni à l’hôpital. Comme dans les livres ou les films, il voudrait que l’humanité disparaisse et qu’il soit le seul représentant de l’espèce humaine. Il voudrait être invisible. Il voudrait être invincible.
Il sort le couteau.
« Juste pour me rassurer, au cas où surgirait quelqu’un de mal intentionné », veut-il se persuader.
Ses pensées s’agitent. C’est l’impasse, quoi qu’il décide. Dans tous ses scénarios pessimistes, il finit par se retrouver chez ses parents, par reprendre l’école, comme si rien ne s’était passé. Comme après son « erreur ». C’est au-dessus de ses forces. Il hait cette vie-là. Il craque. La lame lance un éclat sous la lumière artificielle d’un lampadaire et pénètre sa chair. Lentement. De nouvelles scarifications s’ajoutent aux anciennes. Au moins il ne pense plus à son avenir si incertain. Il se libère de sa peur, de son envie folle de dormir. Un tee-shirt fait office d’éponge, mais le sang ne cesse pas de couler avant longtemps.
Quatrième jour
Arsène essaie d’ignorer la douleur qui le fait boiter. Il a compté son épargne : il lui reste largement de quoi s’offrir un chocolat chaud et une viennoiserie à la boulangerie-pâtisserie. La nuit a été glaciale. Il a besoin de se réchauffer. Il s’installe à une table et mord dans le croissant tout juste sorti du four, avant d’entourer le gobelet fumant de ses doigts gelés. Il se sent mieux. Tout à l’heure, il fera une brève toilette dans les sanitaires afin de se décrasser le visage.
D’un coup, il cesse de mâcher. C’est lui sur la photo. La photo en une de journal. Dès que le type abaissera sa lecture, il le remarquera, et alors… Arsène prend les restes de son petit déjeuner et quitte la chaîne de restauration rapide. Dans la rue, chaque personne devient une potentielle dénonciatrice. Il se sent exposé, scruté, épié, soupçonné, comme si on lui avait collé un panneau « C’est moi que vous cherchez » sur la poitrine. Et si Éric et Steve parlent de lui à la police ? Ou la femme de l’abribus ? Ou toutes les personnes qui l’ont croisé ? Terminés les musées. Où se planquer ? Il sait qu’il ne pourra pas continuer ainsi bien longtemps, mais il veut grappiller encore une journée, une heure, quelques secondes… Il termine son croissant et sa boisson, puis jette le gobelet dans une poubelle. Le lycéen en cavale se presse, sans savoir où aller, tête rentrée dans les épaules.
Arsène trouve refuge au bord de la rivière. Là où il est, personne ne peut le voir depuis le sentier côtier. Il réfléchit, fait l’état des lieux de ses provisions et de l’argent qu’il ne pourra sans doute plus dépenser maintenant que sa photo traîne dans le journal. Il peut tenir encore un jour, estime-t-il.
Cinquième nuit
Il fait si froid au bord de l’eau. La rosée mouille ses vêtements et son visage déjà inondé. Il ne veut pas que sa fugue s’arrête. Il ne veut pas retourner chez ses parents. Il ne veut pas reprendre l’école. Mais il sait que son escapade est plus proche de la fin que du début. De nouveau, il fait défiler les différentes solutions dans son esprit. Aucune ne lui convient. Revoir ses parents signerait son arrêt de mort, il en est certain. Quitte à mourir, autant que ce soit de sa main, se dit-il. Il pourrait se jeter dans le fleuve…
« Non, non, non ! »
Pour chasser ses idées noires plutôt que de les mettre en pratique, il préfère s’automutiler.
Cinquième jour
Arsène ne sort pas de sa cachette, bien qu’humide et détrempée. Il grignote ses dernières provisions. Il a trop faim. Après ce maigre repas, il sait qu’il n’aura plus rien. S’il savait pêcher, il se construirait une cabane au bord de l’eau et n’en sortirait plus.
Il n’a plus de vêtements propres. La plupart sont souillés de sang. La brume stagnant au-dessus de l’eau et du rivage a imbibé son sac. Il sent le chien mouillé. Son MP3 déchargé ne peut plus le réconforter. Arsène se roule en boule pour économiser ses forces. Et s’il se laissait mourir de faim ici ? Combien de temps mettrait-on avant de retrouver son cadavre ?
« Arrête. »
Il réfléchit de nouveau à l’impasse dans laquelle il se trouve, puisqu’il ne lui reste plus que cela à faire. À part Salomé et Lucas, il ne fait confiance à personne, et il n’a aucun moyen de les joindre. De toute façon, ses meilleurs amis sont mineurs et ne pourront pas l’aider à se cacher. Tôt ou tard, leurs parents s’en rendront compte.
« Aude ! » s’exclame-t-il soudain en pensée.
Il pensait qu’aucun adulte ne méritait sa confiance, mais Aude l’avait toujours traité avec respect, douceur et gentillesse. Elle lui préparait des gâteaux pour le goûter, pour lui tout seul avant l’arrivée de Lucas. Elle l’écoutait quand il lui parlait. Oui, à elle, il peut faire confiance. Elle l’aidera. Salomé l’a sans doute prévenue des coups qu’il se prend chez lui. Aude n’osera pas le renvoyer chez ses parents.
Subsiste un problème. Comment prendre le train sans se faire remarquer ?
Sixième jour
Arsène a réussi à se procurer un billet directement sur une machine. Il est tôt le matin, ce qui limite les risques de croiser du monde. À un distributeur, il sélectionne quelques barres chocolatées pour apaiser momentanément sa faim. La fin de son pécule disparaît dans la transaction. Comme il a une heure d’avance, il s’installe dans une salle d’attente et se renfonce dans un coin. Dès l’annonce du quai, il s’y précipite et s’éloigne le plus possible pour que le peu de voyageurs matinaux ne voient pas son visage. Il s’assoit sur le bitume et termine une des barres chocolatées. La soif ne tarde pas, mais sa gourde est vide. Il observe le quai afin de voir si, par quelque heureux hasard, personne n’a oublié une bouteille dans laquelle il resterait un fond de liquide. Rien. Pour s’occuper, il se récite quelques poèmes. Naturellement, ses pensées se tournent vers le carnet qu’il a confié à Lucas. Qu’a pensé le jeune homme de ses écrits ? En a-t-il parlé à Salomé malgré sa préconisation de ne rien lui montrer ? Il a à la fois hâte et peur de retrouver ses amis.
Le train arrive. Arsène monte, se précipite dans les toilettes et s’y enferme pour boire et soulager sa vessie. Il en profite pour se laver le visage et remettre péniblement un peu d’eau dans sa bouteille.
« Pas pratique ces mini-lavabos », ronchonne-t-il en se battant pour faire entrer le précieux liquide dans le goulot.
L’adolescent s’y attarde, peu désireux d’affronter les regards des autres passagers ou du contrôleur. Le trajet s’annonce délicat et hasardeux, et il croise les doigts pour que personne ne fasse le lien entre lui et la photo sur le journal. Le garçon en cavale se résigne à sortir et se choisit une place sans voisin. Sur la tablette, il pose son billet de train composté ainsi que sa gourde, puis se recroqueville contre la fenêtre pour dissimuler au maximum son visage. Épuisé, il finit par s’endormir.
Un coup de frein le tire de sa torpeur. Il jette un regard encore ensommeillé par la fenêtre.
« Déjà arrivé ? »
Son billet a été poinçonné, constate-t-il. Apparemment, le contrôleur est passé, n’a pas osé le réveiller, mais, consciencieux, a fait son travail. Arsène le remercie en pensée.
« Où est ma bouteille d’eau ? »
Il la cherche par terre, mais ne la trouve nulle part. Tant pis. Il suppose qu’on la lui a volée. Contrarié – la journée promet d’être longue sans eau –, il quitte le train.
Au sortir de la gare, une femme le fixe bizarrement. La peur le met en action et il fuit, tandis qu’elle crie :
— Attends !
Sa photo s’étale partout dans les kiosques à journaux. Il a l’impression de s’être jeté dans la gueule du loup.
« J’aurais dû m’y attendre », se sermonne-t-il.
Tous les habitants de sa ville natale doivent connaître sa tête à l’heure qu’il est. Contrairement au court article que lui avait valu sa tentative de suicide et qu’il aurait préféré en une de journal, là il se serait bien passé de cette publicité.
Il rase les murs, change de trottoir pour ne croiser personne et déambule dans des quartiers peu fréquentés. Il n’ira pas chez Salomé tout de suite, car il ne veut voir qu’Aude dans un premier temps. Elle ne lui posera pas de questions et prendra soin de lui. Pour cela, il devra passer une dernière nuit dehors. Arsène ne sait pas trop où se réfugier. Le seul parc de la ville est trop proche du lycée et, même si c’est dimanche, il ne veut pas y mettre les pieds de peur de croiser un membre du corps enseignant ou un élève.
Où dormir ?
« Dans un jardin privé ? »
Il lui suffit d’en trouver un avec une végétation abondante qui lui permettra de se cacher.
« Ou un bâtiment désaffecté ? »
Il fouille dans sa mémoire, mais ne voit nul lieu qui pourrait convenir. Son ventre gronde, tandis que de bonnes odeurs émanent des foyers.
En voyant un panneau directionnel indiquant la cathédrale, il se dit que l’idée est la bonne. En arrivant sur le lieu de culte en cours de rénovation, il hésite, car il lui paraît trop fréquenté par des touristes. Néanmoins, il décide de tenter sa chance. Il entre, se signe par respect, et furète pour trouver un coin, un renfoncement dans une abside, une porte dérobée, n’importe quoi où personne ne pourra le voir. Il repère une salle interdite au public, vérifie qu’aucun visiteur ne l’observe et actionne la poignée. Fermé ! Tant pis. Il poursuit ses recherches, en détournant la tête chaque fois qu’il croise quelqu’un.
— Hé !
Il fait comme s’il n’a pas entendu l’apostrophe, mais se tient prêt à agir vite s’il le faut.
— Attends, petit, attends !
Il ne coupera pas à la confrontation. Dans un tel lieu, fuir en courant équivaudrait à un aveu. On l’arrêtera avant qu’il n’atteigne la sortie. Il se retourne. Lentement. Une femme aux cheveux blonds tressés s’approche de lui.
— Que fais-tu là tout seul ?
— Je… je visite.
— Tes parents savent que tu es ici ? Il y a quelqu’un pour venir te chercher ?
— J’habite à côté.
— Tu me parais bien jeune pour faire des visites seul. Quel âge as-tu ?
« Elle est trop curieuse ! Je suis sûr qu’elle m’a reconnu. »
— J’ai quatorze ans, ment-il en essayant de maîtriser le tremblement de sa voix. Je sais, je ne les fais pas.
— Effectivement, on te donnerait bien moins. Tu aimes la cathédrale ?
— Oh, euh… oui… Elle est magnifique. Les vitraux du xvie siècle sont superbes.
— Veux-tu que je te fasse une visite guidée jusqu’à la fermeture ? Je suis bénévole au sein de la paroisse et j’accueille les visiteurs. Je connais deux ou trois anecdotes qui te plairont, j’en suis sûre.
— C’est gentil, mais je vais y aller. Mes parents m’attendent.
— Tu as bien cinq minutes ?
Ces mots le rendent certain d’une chose : elle essaie de le retenir ici. Peut-être même a-t-elle prévenu la police.
— Non, il faut que j’y aille. Merci. Je reviendrai une autre fois.
Il se dirige vers la sortie. Les escarpins tictaquent sur les dalles dans son dos. Arsène commence à sentir un début de panique monter en lui.
— Regarde ce retable, dit-elle en le dépassant et en pointant une peinture logée dans une abside. Il date du xve siècle. C’est la plus vieille pièce de la cathédrale.
— J’ai dit que je ne désirais pas de visite, lui rappelle Arsène sans plus chercher à se maîtriser.
Sa voix trahit sa peur. Il accélère sa marche.
— Arsène, attends !
Il fait volte-face et lance, sans trop y croire :
— Je m’appelle Lucas.
— Je sais que tu t’appelles Arsène et que tu as fugué. On ne parle que de ta disparition dans le journal.
— C’est vrai que je lui ressemble, mais vous me confondez. Ce n’est pas moi. Je m’appelle Lucas, persiste le garçon.
— S’il te plaît, je veux juste t’aider.
La bénévole se rapproche en douceur, comme elle le ferait devant un animal un peu sauvage.
— Je n’ai pas besoin d’aide.
Arsène n’a qu’une peur : échouer si près du but. Il recule dès qu’elle fait un pas, lui imposant une distance de sécurité. Elle lève les mains pour lui signifier qu’elle ne lui veut pas de mal.
— Si, tu as besoin d’aide. Ta détresse est visible.
— Je ne suis pas en détresse, nie-t-il faiblement en sentant sa gorge se nouer.
— Tu as faim ? Soif ? Je peux te donner quelque chose.
Oh oui, il crève de faim et sa gorge est aussi sèche que le sable du Sahara. C’est tentant de faire confiance à cette femme, mais il ne peut pas. Il se retourne et court vers la sortie.
— Attends !
À l’extérieur, il se protège les yeux du soleil d’une main en visière et aperçoit une voiture de police qui se gare sur sa droite. Il était temps qu’il quitte les lieux. Il fonce à gauche, jette un œil par-dessus son épaule et voit la bénévole qui montre la direction qu’il a prise aux deux policiers. Ces derniers le prennent en chasse.
« Non, non, non, non, non… »
Il court au hasard, à droite, à gauche, dans l’espoir de les semer. Il entend leurs appels, leurs promesses qu’ils ne veulent que son bien. Ses cuisses tailladées et son estomac vide le torturent.
« Vite, plus vite ! »
Ils sont sur le point de le rattraper. En passant sur un pont, Arsène ne réfléchit pas. Il enjambe le muret et va pour sauter quand un des policiers le rattrape par l’anse de son sac in extremis.
— T’es malade ! hurle celui-ci.
Arsène a le temps de voir la route en contrebas et les voitures qui circulent. Il se serait fait écraser s’il avait sauté. Il tombe violemment à la renverse dans les bras du policier. L’adrénaline, la peur, la faim, la soif, la douleur, l’idée que sa cavale vient de prendre fin… Tout cela combiné lui fait tourner la tête et il s’effondre, inconscient.
¯
Quelqu’un lui tapote la joue. Il ouvre les yeux. Les bruits de circulation lui apprennent qu’il est toujours sur le pont. Son évanouissement n’a pas duré longtemps. Il remarque qu’il a été placé en position latérale de sécurité. Quelques curieux se sont arrêtés et soupirent de soulagement en le voyant revenir à lui.
— Ça va ?
Le policier est accroupi près de lui, visage inquiet. Arsène se passe une main sur le front et la retire trempée d’une sueur froide. Il se redresse et s’appuie contre le parapet. C’est fini. Sa fugue est terminée. Il n’a plus d’énergie, hormis celle de pleurer.
— Eh, eh, tout va bien, veut le rassurer le représentant de la loi.
— Non, gémit Arsène.
— Je m’appelle Julien. Tu n’as pas à avoir peur de moi.
À ce nom, Arsène lève les yeux vers lui et le dévisage. Il a déjà vu cet air bienveillant, ces yeux verts desquels émanent une douceur paternelle et que surmontent des sourcils fournis, sur des photos au château de Pizan. Sur les clichés, l’homme ne portait pas d’uniforme, mais une tenue plus décontractée. Arsène ne doute pas trop de la réponse, quand il lui demande s’il connaît Lucas.
— Exact, et je sais que c’est ton ami. Il m’a raconté beaucoup de choses sur toi récemment.
— Que vous a-t-il dit ?
— Que tu te sentais mal avec tes parents et à l’école, et que tu avais des tendances suicidaires. On va t’aider. Une enquête a été ouverte.
— Si vous désirez m’aider, laissez-moi partir.
— Je ne peux pas. Mon collègue est parti chercher le véhicule. On t’emmène à l’hôpital, tu as l’air…
— Non ! hurle Arsène qui se remet debout, paniqué.
Il détale de nouveau. S’arrête au bout de dix mètres. S’appuie contre le muret pour que les étoiles dansant devant ses yeux s’estompent. Arsène sanglote. Il refuse que tout se finisse à l’hôpital. Si sa mère est de service, il est mort. Julien le rejoint en trottinant. Lui aussi manque de souffle. L’adulte pose une main entre les omoplates du jeune fugueur pour le réconforter. Arsène la chasse.
— Ne me touchez p… pas. Je dé… dé… teste qu’on me… me touche.
— OK, OK, pardon.
Le garçon renifle et essuie ses joues du plat de la paume. En relevant la tête, il aperçoit une porte de sortie inespérée. Il n’a que quelques secondes pour agir avant qu’elle ne se referme. Il se tourne vers Julien, regarde derrière le policier et dit :
— Votre collègue arrive.
Comme prévu, l’adulte jette un œil derrière lui. Arsène grimpe sur le muret et saute.
— Non ! hurle Julien.
Cette fois, il ne peut le retenir. Arsène atterrit dans la végétation, à côté du trottoir, ce qui amortit sa chute. Il peine à s’en extirper et se rue dans le bus qui vient de s’arrêter à sa station. Il espère que la conductrice n’a rien vu de son saut dans le vide. Apparemment non. Elle démarre. Il l’a échappé belle ! Arsène s’affale dans un siège proche de la sortie. Il se sent comme dans la peau d’un fugitif doublé d’un resquilleur. Il croise les doigts pour qu’aucun contrôleur ne visite cette ligne. Prière exaucée. Il descend à l’arrêt suivant, puis change de bus. Au terminus, dans un quartier qu’il ne connaît pas, il prend des chemins au hasard en redoublant de vigilance.
Septième nuit
Installé dans un garage à l’abandon, Arsène se sent plus vide que vide. Il sombre rapidement dans une demi-torpeur, malgré sa peur. Son sommeil agité ne s’apparente guère à un repos réparateur, et il reprend la route dès l’aurore, plus fatigué encore. Son objectif est la seule pensée qui le préoccupe : tout droit chez Salomé.
Septième jour
Arsène s’oriente grâce aux cartes sur les arrêts de bus et panneaux de la ville, jusqu’à ce qu’il reconnaisse les rues, immeubles et maisons. Tête baissée, concentré et plus prudent que jamais, il marche, marche, marche… encore une dizaine de minutes et il sera arrivé. Encore deux rues. Une. Au loin, il aperçoit le toit. Il y est presque, mais n’ose pas relâcher sa vigilance. Le portillon s’ouvre sous sa poussée. Il sonne à la porte, le cœur battant. Attend. Aude est au téléphone, prête à sortir. Elle n’achève pas ce qu’elle dit à son interlocuteur et reste un moment comme pétrifiée.
— Je te rappelle.
Elle raccroche.
— Arsène ?
— Puis-je entrer ? murmure-t-il.
— Viens ! Viens !
Elle se penche pour attraper Salômbo et referme la porte derrière Arsène.
— Oh, mon Dieu, tu es vivant ! émet-elle d’un ton des plus soulagés. Est-ce que tu vas bien ? Tu veux manger quelque chose ? Boire ?
Salômbo se libère de ses bras et va frotter sa tête et son cou contre les jambes d’Arsène.
— J’ai faim, oui. Et soif. Puis-je utiliser vos toilettes ?
— Vas-y ! Rejoins-moi dans la cuisine ensuite.
Il laisse son sac et ses baskets dans l’entrée et profite de ce moment de solitude dans la salle de bains pour relâcher toutes les tensions. Il est en sécurité. Et il est en vie.
Dans la cuisine, Aude lui prépare le plat le plus rapide à cuisiner : des pâtes. Il en salive. Elle lui tend un verre d’eau qu’il boit d’une traite, puis le ressert.
— Est-ce que tu vas bien ? demande-t-elle d’une voix douce.
Il fond en larmes, une fois de plus. Elle le prend dans ses bras, lui caresse le dos, les cheveux.
— C’est OK, tout va bien maintenant. Tu n’as plus rien à craindre. Je vais m’occuper de toi.
Il a envie de lui dire de ne pas le toucher, mais il n’en peut plus de lutter.
— On parlera plus tard, d’accord ? Dis-moi juste de quoi tu as besoin.
Il hoche la tête, renifle un peu et contient ses larmes. Elle desserre sa prise, sèche les joues de l’ami de sa fille et l’embrasse sur le front.
— Que dirais-tu d’une bonne douche après les pâtes ?
La gorge trop nouée pour parler, il acquiesce. Aude lui sert une généreuse portion qu’elle agrémente de fromage. Il se restaure avidement, couvé par le regard de l’adulte. Puis, comme si elle se souvenait de quelque chose, Aude s’éloigne et téléphone. Anxieux, Arsène tend l’oreille. Non, ce n’est pas à l’hôtel de police. Elle prévient son travail qu’elle sera absente.
La platée de pâtes comble son estomac d’affamé. En dessert, Aude lui offre des biscuits aux amandes pour accompagner un yaourt. Tout se déroule en silence. Arsène lui en est reconnaissant. Il a eu raison de venir la trouver.
Le jeune garçon savoure ensuite la douche, lave ses plaies sous le jet d’eau chaude et se savonne tant qu’il peut pour ôter toute la crasse accumulée. Un peu dégoûté, il remet ses vieux vêtements puant la transpiration, puis demande à Aude s’il peut dormir sur le canapé.
— Prends plutôt la chambre de Salomé.
Au pied du bureau, il découvre qu’Aude y a déjà installé son sac à dos. Arsène observe un moment la photo de lui et de ses amis datant du 31 décembre que Salomé a punaisé sur le mur. Elle a sélectionné celle où on ne voyait pas les prothèses de Lucas, par égard pour lui. Aude pénètre dans la chambre, dépose un verre d’eau sur la table de nuit ainsi qu’un comprimé.
— C’est un anxiolytique, précise-t-elle en fermant le volet. Pas recommandé pour ton âge, mais… Tu n’es pas obligé de le prendre, mais si tu le fais, il te fera dormir jusqu’à ce soir.
— Merci Aude.
Elle le laisse. Arsène ôte ses fringues toutes sales, avale le comprimé sans hésiter et s’écroule sur le lit. Ses mains attrapent une peluche au hasard, la serre fort, et, en moins de dix minutes, il sombre.
Assise devant la porte, la queue enroulée autour de ses pattes, Salômbo veille.
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