1 : Henri
Décembre 1936, France.
Quelqu’un toqua à la porte, et l’illusion qu’il s’agit d’un fantôme me trottait en tête. Qui, par un temps pareil, pouvait bien s’engouffrer dehors ? J’avais beau regarder par la fenêtre, je ne fis qu’un constat : sacrebleu ! On y voyait rien comme à travers une pelle dehors ! J’avais pourtant l’habitude de la noirceur des côtes bretonnes. Mais ce soir-là, les Dieux étaient en colère tant le ciel grondait. Et ça, ça me foutait les chocottes. Je n’étais pas superstitieux pour un sou, parce qu’il était impossible d’être gardien de phare en étant superstitieux, mais la tempête éclatait d’une telle force que j’en venais à m’imaginer l’au-delà hurler de rage. Le résultat fut cinglant : je ne voyais personne.
L’angoisse monta comme une flèche en moi, mon cœur battait la chamade si bien que je me voyais faire un malaise dans mon salon. Un tambourinement sur ma porte me fit décrocher un sursaut, et l’adrénaline grimpait à toute allure. Une personne se trouvait derrière ma porte, mais je ne constatai aucun individu à travers ma fenêtre. Il fallait dire que je ne voyais pas à deux mètres tant la pluie était aussi tranchante qu’un couteau, le vent raflait tout sur son passage et le brouillard absorbait la lumière extérieure. En d’autres termes : j’étais complètement aveuglé en dehors de mon habitat.
Boom, boom, boom.
Ce n’était plus seulement une personne qui toquait, mais un appel à l’aide. Le boucan provoqué se faisait dur, âcre, presque amer et me laissait un goût d’inachevé sur la langue. Ma rationalité prit le dessus sur ma superstition, bien que les croyances étaient de mise en Bretagne, j’avais un pressentiment : celui que la personne, car il était forcément question d’une personne faite de chair et d’os, qui se trouvait derrière ma porte d’entrée était en détresse.
Avec détermination, je tournai la poignée pour laisser apparaître le mystère derrière ce vacarme : deux hommes. Grands, dépeignés, avec les cheveux qui se balançaient devant leurs yeux plissés par le vent qui fouettait leurs joues, impossible de voir leur couleur. Vêtus d’un anorak étanche, aussi long que mon avenir, ils étaient trempés jusqu’à la moelle. Sans réfléchir, je les invitai à entrer, en priant pour que ce ne soit pas des tueurs en série. Mais ils peinaient tant à tenir debout au vu des bourrasques qui avaient déchiré le dernier arbre du village que je m’étais senti obligé de les faire pénétrer ma zone de confort.
Les deux hommes déversaient toute l’eau de pluie accumulée sur leur manteau sur mon parquet de bois ancien, mais je n’y prêtai que vaguement attention, car une seule question trottait dans ma tête : qui étaient-ils ? Qui était assez fou pour s’aventurer dehors avec une météo aussi déchaînée ?
Déshabillés de leur anorak, ils reprirent une position droite, presque militaire, et avant même qu’ils sortent leur badge, je compris : des policiers.
Les deux étaient immenses, bien plus que moi, mais ils n’avaient rien en commun physiquement hormis leur taille. Le plus âgé avait les cheveux noirs assortis à ses iris qui se confondaient dans ses pupilles, un nez bossu et une cicatrice qui parcourait son arcade sourcilière pour transpercer sa ligne de poils. Il me présente son badge de policier avec sa carte à côté. Je n’ai pas le temps de vérifier le nom inscrit qu’il me coupe la chique.
— Gaby Beaulieu. Et voici mon collègue Isaac Gide.
Isaac a une apparence plus chétive, presque adolescente. Une jeune recrue. La pluie avait écrasé tout le volume de ses cheveux, mais je pouvais apercevoir encore quelques boucles se former. Ses yeux d’un bleu étincelant transperçaient l’inquiétude, sûrement une de ses premières enquêtes. Enquête… Quel rapport avec moi ? En trente-huit ans d’existence, je n’avais jamais semé le trouble ni avait eu affaire à des policiers. Peut-être venaient-ils pour ma femme ? Mon fils adolescent qui aurait encore fait une gourde ?
— Henri Duval ?
— C’est bien moi.
— Nous sommes ici pour vous parler d’une chose… qui vous concerne de près ou de loin. Nous avons besoin de vous.
Donc c’était bien moi qu’ils recherchaient. L’anxiété me monta à la gorge et m’empêcha de répondre. Je fus littéralement sans voix, incapable de prononcer le moindre mot. Le choc d’être mêlé à une enquête me noua l’estomac et me paralysa. J’en perdis ma politesse : nous étions encore à l’entrée, debout, leur manteau à la main. Mais je désirais savoir, maintenant, dans la seconde qui suivait.
— Que se passe-t-il ?
— Rien de bien alarmant.
Gaby se racla la gorge et s’essuya son visage trempé d’eau de pluie avec la manche de son pull. Bon, je ne pouvais pas les laisser là, dans le froid, sur le pas-de-porte. Je les invitai à entrer, les laissant s’installer sur le canapé tandis que j’allais chercher du café bien chaud pour rééquilibrer leur température corporelle.
Alors que je me glissais dans la cuisine, mon oreille tendait vers le salon, à l’écoute de leur conversation sans moi. Mais rien. Ils ne discutaient pas, seul le silence s’imposait. Je fus désespérément déçu. Ma femme, Catherine, descendit me rejoindre après le vacarme qu’ils avaient fait. D’un bref geste de la tête, je lui dis de remonter à l’étage. Je voulais la préserver de ses inquiétudes, elle qui est sujette à l’angoisse, elle ne devrait pas écouter ce que deux flics avaient à me dire.
Quand je retourne finalement dans le salon, cafés à la main, je trépigne d’impatience de savoir ce pour quoi ils étaient là. Merde quoi, pourquoi deux policiers se trouvaient-ils chez moi ? Isaac grimaça, non pas parce que le café était brûlant, mais par rapport à ce qu’ils avaient à me dire. Comment je le savais ? Eh bien, il ne pouvait s’empêcher de fixer son collègue comme s’il allait m’annoncer un décès délicat, du style : « Votre femme est morte. » Sauf que ça ne pouvait pas être ça puisqu’elle était en haut. Alors j’attendis, encore et encore, jusqu’à tant que Gaby crache le morceau.
— Vous êtes bien l’un des quatre gardiens du phare de Tévennec ?
— C’est exact.
Je reste dubitatif. Ils tâtent le terrain et je me sens piégé comme dans un interrogatoire, la peur de rater mes réponses, de dire de la merde me terrorise. Et s’ils m’inculpaient pour je ne sais quelle raison ?
— On nous a rapporté que le phare de Tévennec était éteint, ce matin.
Il ne me laisse pas le temps d’intégrer l’information et de réagir qu’il rajoute :
— Ce n’est probablement rien. Mais vous connaissez les lieux.
— Que voulez-vous ?
— Nous devons nous y rendre. Vous savez… Histoire de vérifier que tout aille bien.
— Par ce temps !
— Oh, non. Nous irons là-bas quand la tempête se sera calmée.
Il ne me laisse pas le choix. À la fin de la tempête, nous nous rendrons sur le phare, en espérant que le manque de lumière soit juste un oubli. Je m’inquiète tout de même pour mes collègues. Ça ne faisait que trois mois que nous avions été envoyés sur Tévennec, et bien que nous échangions les places chaque deux semaines pour que l’un d’entre nous se repose sur la terre ferme, je sentais que les légendes urbaines commençaient à nous impacter.
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