3 : Henri
Décembre 1936.
Sur le bateau qui nous emmenait droit vers le phare de Tévennec, j’appréhendais quant à ce qui était arrivé à mes trois collègues. C’étaient des gens bien, et je ne disais pas ça parce que j’avais passé plusieurs mois collé à eux. Ils avaient tous leur caractère et si, certes, Félix était grincheux et désagréable, je ne lui souhaitais pas de mal. Je les appréciais comme il se le devait. Alors s’il leur était arrivé quelque chose, je serais dévasté.
— Ça va aller, Monsieur Duval. Ils ont dû juste avoir un problème de lumière.
La voix d’Isaac me sortit de mes pensées sombres et déprimantes. Oui, ça devrait sûrement aller… Et pourtant, je ne pouvais pas m’empêcher d’imaginer le pire. Un mauvais pressentiment me dévorait de l’intérieur, me tuait lentement et me donnait l’envie de courir sur la mer pour rejoindre Tévennec au plus vite.
Ils avaient besoin de moi. Je le savais. Je le sentais. Ils étaient en danger.
— Alors, pourquoi ne pas envoyer un télégramme ?
— Panne de réveil, tenta-t-il de plaisanter.
Je n’avais pas la tête à rire, et même si Isaac voulait simplement détendre l’atmosphère, j’éprouvais une colère sans nom. Une sorte de rage qui me faisait serrer les poings et sceller ma mâchoire. Mes muscles se contractaient au point de me faire mal. En fait, j’allais mal.
— Depuis quatre jours ?
Oui, ça faisait quatre jours que nous n’avions plus aucune nouvelle de mes collègues. Quatre jours que le contact s’était perdu. Quatre putains de jours que le phare s’était éteint. Et moi, j’angoissais à mesure que les nuits passaient.
— Je suis navré, s’excusa Isaac.
— Ce n’est pas de votre faute. Je suis inquiet, c’est tout.
— On les retrouvera.
— Oui, déjà morts.
— Non. Sains et saufs.
Puisqu’Isaac avait l’air si sûr de lui, j’avais envie d’y croire. Oui, ils étaient intelligents, jamais ils n’auraient fait de gestes idiots. Alors oui, il y avait eu une énorme tempête. Oui, elle était dangereuse, mais non, ils n’auraient jamais mis le pied dehors dans les bourrasques et les vagues qui s’écrasaient sur l’île.
Pour autant, nous n’appelions pas Tévennec le purgatoire pour rien. En tant que gardiens de phare, nous attribuions deux surnoms à notre logement aquatique : le paradis, quand celui-ci était à moins de cinq kilomètres des côtes. Et l’enfer, à l’opposé, il était trop loin des côtes pour être sûr. Mais Tévennec… C’était différent. Trop loin pour être un paradis, mais trop proche pour qu’on le qualifie d’enfer, il était entre les deux. On le surnommait alors le purgatoire. Il portait bien son nom, parce qu’aucun ancien gardien de ce phare n’avait tenu plus de trois ans là-bas. Tous sombraient dans la folie avant et finissaient par se donner la mort. Ce n’étaient que des mythes, et je n’y croyais pas plus que le père Noël ou la petite souris, mais depuis que mes trois camarades avaient juste disparu de la surface de la terre ferme, je commençais sérieusement à m’inquiéter.
Le temps était interminable avant que nous arrivions à Tévennec. Je comptais les minutes, non, les secondes sur mes doigts. Et Gaby et Isaac avaient beau tenter de me rassurer, mon anxiété était maîtresse de mon corps. Je n’avais plus d’ongles à force de les ronger, mon pied droit tapotait le sol en continu et mon angoisse se propageait chez les deux policiers. Eux aussi commençaient à s’imaginer le pire. Bien que Gaby ne laisse quasiment rien transparaître, si ce n’était son regard soucieux, bien trop foncé, trop noir. Isaac, quant à lui, était transparent et je pouvais lire en lui comme dans un livre ouvert. Il se mordillait sa lèvre inférieure, fronçait les sourcils et reniflait sans cesse. Et même s’il ne voulait rien me dire, je sentais que lui aussi ne présageait rien de bon.
Lorsque nous arrivâmes non loin du phare, je lançai une fusée et sonnai la corne de brume afin de signaler notre arrivée. Mais rien. Au loin, le bâtiment était inactif, comme s’il était abandonné, un vestige ancien dont plus personne n’y met les pieds. Sauf qu’il était censé avoir trois personnes là-bas. Alors où étaient-ils ? Pourquoi aucun d’eux ne répondait ? Pourquoi ce silence de mort me terrorisait ?
La tempête avait fait des ravages, je le constatai à la différence du paysage depuis la dernière fois que j’étais venu, deux semaines auparavant. Les herbes avaient été arrachées tel un monstre qui était passé par là, une partie de l’île avait été comme déplacée, la fenêtre était brisée… Mon cœur se serra devant cette vision d’horreur, parce qu’une seule conclusion pouvait être donnée devant un spectacle de cette envergure : la tempête les avait emportés avec elle.
Quand nous embarquâmes sur l’île, je sentis un pincement dans ma poitrine : une crise cardiaque ? Mon abdomen me faisait mal, mes mains étaient moites et l’inquiétude me rongeait jusqu’à l’os. Quelque chose clochait. Je pouvais le ressentir de plus profond de mon être. Mes collègues étaient en danger, si encore ce n’était pas trop tard.
Je fonçai droit vers la grille extérieure : fermée. Je la grimpai comme je le pouvais, ma force décuplée par la peur de tomber sur des cadavres à l’intérieur de la maison collée au phare. Faites qu’ils aillent bien, qu’ils soient juste endormis, qu’il y ait n’importe quelle raison qui expliquerait l’absence de lumière qui ne soit pas dévastatrice. Parce que je le craignais, la réponse à nos questions n’allait pas nous plaire.
— Monsieur Duval, attendez ! Vous ne pouvez pas faire ça !
Gaby me criait dessus avec une telle intensité que j’avais l’impression de me faire disputer par mon père. Bien sûr que je pouvais le faire, puisque j’étais déjà en haut de la grille, prêt à sauter pour aller de l'autre côté. Et j’allais le faire.
— Vous voulez découvrir ce qu’il s’est passé, non ?
Il soupira comme capitulation. Il ne prit pas la peine de répondre parce que nous savions tous les deux que j’avais raison. J’avais gagné. Il fit de même pendant que j’atterris sur le sol. Je n’attendis pas que les deux policiers arrivent à passer par-dessus la barrière que je courus vers la porte d’entrée. Fermée. Bon sang ! J’avais besoin de savoir, de comprendre, mais tout avait l’air fermé. Je fis le tour, sous les hurlements des deux enquêteurs qui me suppliaient de les attendre pour ne pas corrompre la future scène de crime. Parce qu’ils s’attendaient déjà à ce qu’un crime ait été commis à l’intérieur de Tévennec. Et ça me peinait de savoir que j’étais le seul à avoir encore de l’espoir.
Quand Gaby et Isaac me rejoignirent, je leur informai quant à la porte verrouillée. Ils avaient l’air tout aussi déçus que moi, comme si l’enquête se terminait ainsi : inachevée. Mais il était hors de question pour moi de s’arrêter ici. Si j’étais le seul à être déterminé à connaître la vérité derrière ce mystère, parce que je sentais bien que les deux enquêteurs étaient agacés de devoir se coltiner cette affaire aussi inintéressante que prévisible, eh bien, je serais celui qui découvrira ce que cache ce silence inhabituel.
La tempête s’est bien calmée, il devrait y avoir du monde aux portiques. Je devrais entendre Félix se disputer avec Paulin, et Blanche rire aux éclats. Au lieu de ça, il n’y avait que le bruit des vagues qui s’écrasaient sur les roches de l’île, ainsi que quelques mouettes chanter.
Les portes fermées étaient tout aussi étranges. Après des jours enfermés dans ce phare à cause de la météo déchaînée, le premier réflexe est de prendre l’air. Mais là, il n’y avait rien. Rien de tout ça.
Je fis le tour de la maison jusqu’à temps de tomber sur la porte de la cuisine. Bingo. Elle était ouverte. Et quand nous entrâmes tous les trois dans l’habitation de Tévennec, nous parcourûmes les différentes pièces et… Que dalle. Les gardiens du phare s’étaient comme volatilisés.
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