6 : Paulin

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Septembre 1910*.

Je ne pouvais pas m’empêcher de repenser à cette nuit. À cet oiseau qui avait percuté la fenêtre et s’était brisé la nuque sur le coup. J’éprouvais de la peine, certes, mais c’était surtout inattendu : personne n’avait jamais vu ce genre de cas. Que ce soit de ma petite expérience personnelle ou celle de Henri et de Félix, c’était la première fois qu’on assistait à un tel évènement. Et ça me prenait la tête jusqu’à l’aube, quand mes deux collègues se réveillèrent pour monter la garde à leur tour et faire fonctionner la lumière. Il fallait dire que je n’avais pas dormi depuis bien trop longtemps, alors c’était peut-être la fatigue qui me jouait des tours. Je ne savais pas. Tout ce que je savais, c’était que j’avais besoin de sommeil pour ne plus y penser.

Quand Félix alla ramasser la bête au sol, parce que le temps nous le permettait au vu du grand soleil qui se montrait et d’une mer calme, j’insistai pour venir avec lui. Je voulais la voir de mes propres yeux afin d’être sûr de ne pas avoir rêvé. Nous fîmes le tour de la maison et nous tombâmes dessus : une pauvre mouette. Félix la prit des doigts, par sa patte pour ne pas attraper des bactéries qui pourraient le rendre malade et…

— Tiens, Paulin ! Cadeau de la maison !

Il me le tendit sous le nez, je fus répugné et désolé pour cet animal qui n’avait rien demandé.

— Arrête. C’est sacré, sa mort doit être respectée.

Pour ce que j’avais dit, il ne m’écouta pas et balança la mouette à la mer. Je fus un peu chamboulé, non pas par cet acte antipathique parce qu’après tout, Félix était Félix, mais par cet incident cette nuit qui continua de me perturber.

— Allez, va, tenta de me réconforter Félix, c’est qu’une mouette. Elle va pas te manger.

Je l’ignorai, puisqu’il était incapable de comprendre mes ressentis. Et lorsque nous retournâmes dans le phare, Henri fit une remarque qui, enfin, me faisait me sentir compris !

— C’est bizarre quand même, cet oiseau.

— Merci ! Ça me fait froid dans le dos.

Félix roula des yeux, désespéré de se coltiner deux superstitieux qui s’attendaient à ce qu’il s’agisse d’un mauvais présage.

— Oh, ça va ! Vous allez pas mourir parce qu’un piaf s’est éclaté contre une vitre.

Ça me tuait de l’admettre, mais Félix avait sans doute raison. La fatigue mêlée à la superstition ne faisait pas bon ménage. Je devais me reposer, pour avoir l’esprit plus clair. Alors je partis dans ma chambre, totalement épuisé de ma nuit à guetter l’arrivée de bateaux imaginaires, à surveiller que la lumière ne s’éteigne pas malencontreusement. J’essayais de ne plus penser à cet oiseau en me forçant à imaginer une vie future. À ma compagne qui me manquait terriblement. Je voulais la demander en mariage d’ici quelques mois, quand j’aurais assez économisé pour acheter une bague de fiançailles. En attendant, sa voix, son visage, son odeur étaient ce qui me motivait à faire du bon travail. Et même si elle aurait préféré que j’aie un travail davantage banal, qui me permettrait de rentrer tous les soirs à la maison, elle respectait ma passion. Oui, être gardien de phare était avant tout une passion plutôt qu’un travail : mon père l’était et il m’y a initié dès ma plus tendre enfance. Alors tout naturellement, j’avais envie d’être comme lui. Je voulais lui rendre hommage, lui qui a succombé à la maladie à cinquante ans, être à Tévennec était important pour moi. Même si je suis certain qu’il aurait refusé que j’aille dans ce phare, le phare maudit. Mon père était croyant, et il avait entendu beaucoup de choses sur Tévennec, mais jamais il ne voulait m’en parler. Il me disait juste : « N’y va pas. Fais-moi confiance. » Et voilà que je brise sa confiance en m’endormant dans mon lit, dans la chambre de la maison du phare de Tévennec.

Le lit était si confortable, la chaleur de la cheminée atteignait ma chambre et me créait un cocon agréable que je ne voulais plus jamais quitter. Oui, tout était parfait jusqu’à… Jusqu’à ce vrombissement, ou bien un cri, une voix, le vent, peut-être ? En tout cas, j’entendais quelque chose au point de me sortir de mon sommeil. J’avais vraiment l’impression que des fantômes tentaient de communiquer avec moi, parmi les craquements du bois ancien qui gonflait avec l’humidité, j’entendais des voix. J’en fus persuadé, quelqu’un essayait de me parler. Impossible de déchiffrer les mots prononcés, ce n’était qu’un vague murmure si faible que je peinais à comprendre ce qu’il signifiait. Mon rythme cardiaque s’accéléra, je fus paralysé dans mon lit, mes mains agrippées sur ma couverture. Je fus tendu, mes muscles se contractèrent et bientôt, je sentis que j’allais être possédé par ces entités. Pris de courage, j’eus la force de me lever et de courir vers le salon. Personne, sauf que ces voix me suivaient. La cuisine ? Toujours personne. Où étaient Henri et Félix, bon sang ? Je grimpai les escaliers du phare pour monter tout en haut, il faisait sombre, bien qu’une fenêtre laissait passer quelques rayons du soleil, mon ombre donnait l’impression que les esprits qui tentaient de me faire peur, et qui réussissaient bien leur coup, me poursuivaient à la trace.

Quand j’arrivai tout en haut du phare, j’aperçus mes deux collègues sur le minuscule balcon, en train de scruter la mer. J’étais blanc comme un linge, perturbé par ce qu’il venait de se passer tandis qu’eux, surpris de me voir réveillé et en face d’eux, me dévisageaient.

— Bah alors Lilin, commença Henri. Ça va pas ? On dirait que tu as vu un fantôme.

Il ne faisait pas si bien dire, car c’était le cas : j’avais été témoin d’esprits de l’au-delà sur notre île. Je fus incapable de prononcer un mot, ma voix était comme bloquée, comme si je n’avais jamais appris à parler ou bien que l’on m’avait retiré mes cordes vocales. Henri commença à sérieusement s’inquiéter de mon état, son sourire s’évanouit et ses sourcils se froncèrent. Félix, lui, n’avait aucune compassion et éclata de rire.

— Tu vas nous dire qu’un fantôme est apparu devant toi, ah, ah !

— Oui, réussis-je à prononcer finalement.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— J’ai entendu des voix.

— Où ça ?

— Partout. Dans la maison.

Félix ne répondit plus et me passa devant. Il descendit les escaliers pour rejoindre la maison, suivi de près de Henri et de moi-même. Quand nous retournâmes au salon, silence. Pas un bruit. Si ce n’était le tic tac de l’horloge qui persistait indéfiniment.

— Je… Je vous jure ! Il y avait des voix !

— Et qu’est-ce qu’elles te disaient, ces voix ?

— Je ne sais pas. Je n’arrivais pas à comprendre.

Je fonçai dans ma chambre, là où tout avait commencé, où elles étaient le plus présentes. Mais rien. Elles avaient disparu. De quoi me rendre fou.

— Je ne comprends pas. Elles étaient là. Elles m’ont réveillé.

— C’est la fatigue, Lilin, répondit Henri pour me rassurer. Repose-toi.

Ils quittèrent la chambre. Je me dis qu’elles allaient réapparaître quand ils partirent, parce que ces entités se jouaient de moi. Mais non, elles ne revinrent jamais. Peut-être avais-je halluciné ? Était-ce un rêve lucide qui confondait cauchemar et réalité ? Je n’en savais rien, je n’avais aucune explication, mais quand je retournai me coucher, le calme était bien présent. Il n’y avait plus aucune voix.


* Au cas où vous n'auriez pas remarqué, j'ai changé la date : on passe de 1936 à 1910, parce que je m'étais trompée sur la date d'automatisation du phare de Tévennec ! Oui, je suis stupide. Donc voilà, faites comme si tout le roman se passait en 1910 et non en 1936

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