Chapitre 14
Alexis
Les jours continuent à s'enchaîner, puis les semaines. Mai touche à sa fin, juin arrive et avec lui des températures nettement plus élevées, mais aussi quelques journées de pluie qui ne permettent aucune sortie. Je reste alors au gîte, je cuisine un peu, je lis beaucoup.
Je manque peu de parties de pétanque et je continue à monter au village chaque matin pour mes courses du quotidien. Il me semble que j'ai repris un peu de poids, moi qui avais bien maigri ces six derniers mois. Je me suis refait des abdominaux et mes jambes affichent fièrement à leur compteur les kilomètres de marche que je me suis infligés.
Layla et moi restons en contact quotidiennement. Parfois c'est elle qui m'écrit la première, parfois c'est moi. J'accompagne désormais chacun de mes messages d'une ou deux photos, que je prends au cours de mes balades ou simplement de la terrasse. Une fois, elle m'écrit que mes photos lui donnent le sentiment d'avoir chaque jour un petit bout d'Ardèche avec elle et que c'est même plus efficace qu'une fine tranche de saucisson ou qu'un morceau de tomme de chèvre. Je me sens heureux de pouvoir lui apporter ce petit plaisir.
Je donne aussi de temps à autre des nouvelles à Bruno et Adèle, j'appelle également ma tante pour la rassurer sur mon état. Ce jour-là, cependant, il est une autre personne que je recontacte. Je ne l'avais pas fait depuis mon départ de Créteil, mais c'est important. Je me suis installé à la terrasse, une bière à la châtaigne devant moi.
- Allo, Pauline ?
- Alexis ? Bonjour !
- Oui, c'est moi. Bonjour ! Comment vas-tu ? Je ne te dérange pas ?
- Non, pas du tout. Je suis contente de t'entendre. Cela fait un moment que tu ne m'avais pas donné de tes nouvelles. Comment vas-tu, toi ?
- Toi, d'abord, souris-je.
- Moi et Aglaé allons bien. Elle fait une bonne année scolaire. Elle avait eu du mal, à la rentrée, tu te souviens ? Et là, ça va. Elle s'est fait de nouvelles amies aussi, je suis contente. Quant à moi... Je continue à avancer. Tout doucement. Aglaé m'y aide chaque jour, tu sais. Mais toi, alors ?
- Moi, ça a été dur, Pauline. Je sais que j'aurais dû te donner des nouvelles plus vite, mais je ne voulais pas t'inquiéter. J'ai fait un burn out au printemps. J'étais épuisé, j'ai perdu connaissance en auscultant une patiente. Tout le monde a réagi très vite autour de moi et il n'y a pas eu de conséquences néfastes, fort heureusement. Je n'aurais jamais supporté d'avoir mis une patiente en danger. Puis avec les encouragements de Bruno et d'Adèle, je me suis mis en disponibilité et je suis parti me reposer.
- Oh mon dieu ! Oui, tu as dû avoir peur quand tu as pris conscience de ce qui s'était passé !
- Oui...
- Tu es où là ?
- Je ne suis toujours pas revenu sur Créteil. Adèle m'a déniché un gîte en Ardèche, dans un petit village superbe, au pied d'un volcan.
- Oh ! Ca va intéresser Aglaé, ça, quand je vais lui en parler ! Et donc, tu reprends pied ?
Sa voix est inquiète : je me doutais bien qu'elle allait se faire du souci pour moi, c'était aussi la raison pour laquelle j'ai attendu avant de l'appeler, de me sentir un peu plus solide.
- Oui, vraiment. Je vais beaucoup mieux. Je me suis beaucoup reposé, puis je suis parti à la découverte de la région. Je ne connaissais pas du tout. J'ai repris la randonnée, je découvre chaque fois des lieux et des villages superbes. Tous les alentours sont bien pourvus en sentiers balisés, entretenus... Vraiment, c'est très agréable de marcher par ici. Je commence à récupérer un sommeil à peu près correct aussi. Je dormais très mal, les derniers temps...
- Tu ne m'avais rien dit de tout cela, soupire-t-elle. Tu fais ton petit cachottier, Alexis !
Je souris :
- Je le reconnais, mais vraiment, Pauline, je ne voulais pas t'inquiéter.
- Combien de temps vas-tu rester là-bas ?
- Je ne sais pas. Bruno m'avait encouragé - enfin plutôt "obligé" - à prendre une longue disponibilité. Ce que j'ai fait. Rien ne dit que je vais passer tout ce temps ici. Je t'avoue que je n'arrive pas encore à me projeter bien loin.
- Je comprends. Il faut que tu reprennes le dessus.
Je sens une fêlure dans sa voix. Je ne veux pas lui faire de peine, aussi enchaînai-je :
- Est-ce qu'Aglaé et toi auriez envie de venir me voir ici, à Antraigues ? Il y a un coin baignade, des volcans, une grotte préhistorique à visiter...
- C'est gentil de proposer !
- Je vous invite.
- Je vais en parler avec Aglaé. Je n'avais pas de projets pour cet été. Au mois d'août, elle sera en colonie de vacances, nous pourrions venir quelques jours en juillet. Oui, ça me semble possible. Et pour toi ?
- Ca m'ira très bien, Pauline. Le gîte est assez grand pour vous héberger. Il y a deux chambres, dont une avec des lits jumeaux : vous pourrez y dormir, Aglaé et toi. A moins que tu préfères qu'elle ait sa chambre, je dormirai alors dans le salon, dans le canapé convertible, et je te laisserai la mienne.
- Ne change pas tes habitudes pour nous ! Ecoute, je réfléchis à ta proposition et je te rappelle pour te donner notre réponse.
- D'accord. Ah oui, et tu peux ajouter pour Aglaé, si jamais tu avais besoin d'un argument supplémentaire pour la décider, que c'est en Ardèche qu'on fait le meilleur saucisson du monde !
Pauline éclate de rire. Je suis content de moi. Puis elle me dit :
- Prends soin de toi, Alexis. Et à bientôt.
- Merci. Toi aussi et embrasse Aglaé pour moi. Je serai heureux de vous revoir.
Nous raccrochons et mon regard se perd au-dessus des toits d'Antraigues. Cela fait près de six mois que je n'ai pas vu Pauline et Aglaé. La petite me paraîtra changée... On a avancé sur des œufs, Pauline et moi, depuis la mort de papa. Ca a été une épreuve pour elle comme pour moi. De nature bien différente, certes. Aglaé va avoir neuf ans. L'an prochain, elle commencera sa dernière année d'école primaire. Pauline et papa se sont rencontrés quand elle avait à peine deux ans. Elle ne connaît pas son père qui est parti quand sa mère était enceinte. Quand mon père est mort, pour Aglaé, ça a été un choc. Papa s'était occupé d'elle presque comme si elle avait été sa fille. Avec beaucoup de tact, il s'était fait une petite place dans leur vie à deux, la mère et la fille. Il avait apporté un autre équilibre à ces deux êtres, bousculées par la vie et pourtant si courageuses.
Pauline et moi avons quasiment le même âge, elle a juste trois ans de plus que moi. Quand papa me l'avait présentée, il m'avait demandé si cela ne me dérangeait pas qu'il fréquente une femme beaucoup plus jeune que lui. Je lui avais répondu que je m'en fichais totalement, que j'étais déjà ravi qu'il ait rencontré quelqu'un et que ça se passe bien entre eux. Cela faisait quelques mois qu'ils avaient fait connaissance et nous avions passé tous les quatre une bonne soirée. Pauline était vraiment ce qu'il fallait à papa : gentille, dévouée, discrète. Elle l'avait aidé à tourner la douloureuse page de son mariage raté. Et l'inverse était vrai aussi, même si Pauline n'avait pas été mariée avec le père d'Aglaé. Papa l'avait aidée à reprendre pied dans la vie, à refaire confiance. Ils se sont tenus et soutenus, tous les deux, sans faillir.
Après la mort de papa, j'ai tenu à ce qu'elle ait quelque chose. Ils n'avaient fait aucun papier, tout juste une déclaration de concubinage, mais qui n'ouvrait aucun droit à Pauline. Or pour moi, ils avaient vécu plusieurs années ensemble et cela était suffisant pour qu'elle reçoive une part de l'héritage. Elle avait refusé. J'avais insisté. Le notaire que j'avais consulté m'avait conseillé, puisque je tenais à faire un geste, d'ouvrir un contrat d'assurance-vie pour la petite. J'y avais placé une part des économies de papa et chaque mois, je fais un petit versement sur ce compte. Ainsi, à sa majorité, Aglaé pourra bénéficier d'une épargne pour l'aider à s'installer, à faire des études supérieures... Bref, cela lui permettra de démarrer dans la vie, alors que sa mère n'a pas de gros revenus.
J'esquisse un mince sourire : oui, je pense que c'est une bonne idée de les inviter ici pour quelques jours. Ca les changera de Paris. Si l'Ardèche a un effet bénéfique sur moi, ça peut aussi être le cas pour Pauline et sa fille.
Layla
Il est 9h52. J'attrape ma tablette, vérifie que tout y est. Puis je consulte mon téléphone privé. C'était très rare, avant, que je le fasse dans la journée, hormis pour prendre des nouvelles de mes proches, un peu en urgence. Quand mon père a un rendez-vous médical, par exemple. Ou lorsque Jacob a été opéré de l'appendicite. Mais cela, c'était avant. Avant Alexis. Avant ces quelques jours à Antraigues, début mai.
Ce n'est pas systématique, loin de là, puisqu'Alexis et moi échangeons quelques messages essentiellement le soir. D'ailleurs, je n'ai pas reçu de nouvelles depuis la veille. Mais avant de me rendre au conseil de l'équipe de direction, je ressens le besoin de relire celui qu'il m'a envoyé hier en fin d'après-midi et qu'il a accompagné d'une photo d'Antraigues, prise de sa terrasse. Il y avait eu un orage, le ciel était encore bien sombre au-delà de la montagne. Il était traversé par un magnifique arc-en-ciel qui donnait l'impression de former un pont au dessus du village.
Je puise une once d'énergie supplémentaire à la regarder, avant de glisser le téléphone dans l'un des tiroirs de mon bureau et de me diriger vers la porte. Un coup d'œil à Lisa, elle est prête. Je la devine un peu anxieuse cependant, la réunion qui s'annonce n'est pas simple. Ma décision est prise et je sais être ferme quand il le faut. J'estime de toute façon avoir passé le plus dur : informer Marc que je renonçais au projet brésilien.
Je m'engage dans le couloir, Lisa me suit : elle est chargée de réaliser le compte-rendu de notre réunion. Quelques mètres plus loin nous attend Laurent. Un simple signe de tête et nous montons tous les trois dans l'ascenseur, direction l'étage inférieur où se trouve la grande salle de réunion. J'en franchis le seuil la première, suivie de Lisa. Laurent ferme la porte alors que je me dirige vers ma place. Lisa s'assoit à ma gauche, Laurent à ma droite. Face à nous, toute l'équipe de direction, les chefs de service et quelques chargés d'études dont Marc. Je ressens une pointe d'admiration car il affiche un visage impassible, alors qu'il sait parfaitement que cette réunion va définitivement enterrer le projet qu'il a construit depuis plus de deux ans.
- Bien, dis-je, bonjour à toutes et à tous. Merci de votre présence. Nous allons commencer sans tarder, car nous avons plusieurs points d'importance à aborder ce matin, et notamment le bilan social et financier de l'entreprise, pour la fin de ce semestre. Mais avant que Valérie ne nous en parle, je voulais vous annoncer ma décision concernant le projet d'implantation au Brésil.
Mon regard fait le tour de l'assemblée, sans s'arrêter particulièrement sur un des visages à me faire face. Dans mon esprit, ce sont les murs de l'usine d'Ucel qui se dessinent. C'est là qu'est l'avenir, pas de l'autre côté de l'Atlantique. Je veux y croire dur comme fer. Je poursuis sans attendre :
- Laurent et Marc, porteur du projet, sont déjà informés de ma décision. Je renonce à cette implantation.
La surprise, pour ne pas dire la stupéfaction, s'affiche sur tous les visages : ils s'attendaient tous à ce que je donne le feu vert. Avant que l'un ou l'une ne prenne la parole et ne lance la série de questions, je continue :
- J'estime que l'argent qui a été provisionné pour ce projet sera plus utile ailleurs. Nous avons de nombreux défis à relever et poursuivre notre développement à l'étranger ne me paraît pas, à l'heure actuelle, le plus judicieux. J'aimerais consolider nos implantations et passer à une vitesse supérieure pour les évolutions environnementales que nous avons engagées, et notamment en ce qui concerne les travaux à apporter à l'usine de Libourne. Cette dernière est trop gourmande en énergie et nous allons poursuivre l'étude en cours pour la rendre plus autonome, en tout cas, pour tenter d'en faire une usine "modèle" à faible empreinte carbone.
Je marque une petite pause. Personne n'ose encore prendre la parole.
- Je suis, bien entendu, prête à répondre à toutes vos questions concernant l'abandon du projet brésilien. Je tenais avant toute chose à remercier Marc pour le travail qu'il a effectué. Il a su mener cette étude avec beaucoup de professionnalisme et les résultats en étaient tout à fait convaincants et à la hauteur de ce que mon père, d'abord, puis moi-même ensuite, lui avions demandé. Ma décision n'est en rien un signe de défiance à son encontre. Comme je vous l'ai dit, je pense que ce projet ne correspond plus à ce qui nous attend. Quelqu'un a des questions ?
Valérie, cheffe du service financier, est hésitante : je ne l'avais pas informée de ma décision avant ce matin et elle va devoir réorienter une partie de ses objectifs pour la fin de l'année. A mon sens, ce n'est pas une grosse complication pour elle et ses agents : l'argent mis de côté pour le projet brésilien va rester de côté ; tout au plus, si je peux engager avant la fin de l'année les premiers travaux de l'usine de Libourne, piocherons-nous dedans, même si une ligne de crédit est prévue pour cette mise aux normes.
Quelques-uns se lancent, curieux d'en savoir plus sur ces évolutions environnementales que j'ai à l'esprit. Comme personne n'est encore au courant de mon idée de relocalisation, je me garde bien de l'annoncer ici. Le premier avec lequel j'en parlerai, ce sera Laurent. Et je compte le faire à la rentrée de septembre. Il est trop tard avant l'été, de toute façon, pour désigner la personne chargée de l'étude. Et je veux aussi mûrir cette idée de mon côté.
**
- Vous avez gagné, Mademoiselle, dit Lisa en glissant une pièce d'un euro dans notre boîte à paris.
- Je m'y attendais, Lisa. Je comprends la réaction de Marc, même si je la déplore.
- Vous allez accepter sa démission ?
- Oui. Je me doutais qu'il avait commencé à prospecter ailleurs, qu'il avait contacté d'autres entreprises. Et c'est sans doute aussi bien pour lui. Je n'aurais su, de toute façon, quoi lui confier pour le moment et c'est le genre de personne à toujours avoir besoin de mener un projet, de travailler dessus. Je ne peux le laisser sans rien faire.
Elle hoche la tête.
- Il est loin d'être convaincu par les défis environnementaux, me fait-elle remarquer.
- En plus. Il a eu l'occasion de me glisser quelques remarques concernant la gamme de produits biologiques que je veux lancer. Donc en effet, je pense qu'il ne s'inscrirait pas dans notre nouvelle orientation. Bien, il serait temps d'aller déjeuner, non ?
- Voulez-vous que je commande un plateau ?
- Non, sortons, voulez-vous ? J'ai besoin de prendre un peu l'air et de marcher.
Elle sourit. Sans doute s'attendait-elle à ma réaction et elle m'accompagne avec plaisir. Je ne déjeune pas très souvent avec elle : habituellement, je mange dans mon bureau un plateau repas qu'elle a fait venir pour moi du restaurant d'entreprise où nos employés, ainsi que ceux de deux autres sociétés ayant leur siège social dans le même immeuble que nous, déjeunent. Il m'arrive aussi, ponctuellement, de prendre mon repas avec Laurent, mais lui comme moi préférons éviter : nous apprécions notre pause du midi et en nous retrouvant tous les deux, nous sommes tentés de "parler boulot". Or un break est toujours le bienvenu.
L'air au-dehors est doux. Juin s'affiche rayonnant, voire chaud en fin de journée. Pas étonnant qu'il y ait eu de l'orage hier sur Antraigues. Nous traversons le grand espace piétonnier entre notre immeuble et les terrasses de restaurants qui s'alignent les unes à côté des autres. Nous prenons place à l'une d'entre elles, où Lisa a plus ses habitudes que moi, et déjeunons d'une salade bien garnie. Nous ne parlons pas du travail et je m'enquiers de l'endroit où Lisa, son mari et leurs deux enfants iront passer leurs vacances cet été. Chaque année, ils visitent une région d'Europe différente, afin de la faire découvrir à leurs enfants. Le mari de Lisa travaille pour une des fondations en lien avec la Commission Européenne et est un défenseur acharné de la construction européenne.
- Ce sera la Bavière, cette année. Mais il est possible que nous fassions aussi une petite incursion en Autriche, puisque nous irons jusqu'à la frontière, à Passau.
- Ce serait dommage en effet de ne pas en profiter. A moins que vous n'ayez envie d'aller en Autriche l'an prochain.
- Non, je pense qu'on ira au Portugal ou en Espagne. Mon mari aime bien changer, montrer des cultures différentes aux enfants.
- Cela leur ouvre l'esprit et la curiosité. Il n'a pas tort.
- Et vous, Mademoiselle ? Toujours Aizac ?
- Oui, bien sûr. Je ne dis pas que ce serait inintéressant d'aller ailleurs, mais c'est vraiment là que je peux me poser et me reposer totalement. Et j'en ai besoin. D'autant que je vais devoir encaisser un gros décalage horaire avec le déplacement au Japon en juillet.
- C'est sûr...
Nous profitons encore un moment de notre pause. Puis en regagnant notre immeuble, nous faisons un détour afin de nous offrir un bon quart d'heure de marche. En revenant au bureau, je me sens à nouveau prête pour mon après-midi de travail.
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